A ce jour, trois volumes des Paroles de Saint Païssios l’Athonite ont été traduits en français. Alors que les six volumes en grec ont été traduits en russe depuis des années. Le texte ci-dessous est la traduction d’un extrait du volume II L’Éveil Spirituel, dont la traduction russe a été publiée en 2001 aux Éditions Orthograph à Moscou. Le présent texte sera sans doute moins fidèle à la lettre de l’original grec que la traduction française officielle que nous attendons tous, mais malgré cela, les lecteurs francophones auront un avant-goût de ce que nous attendons tous et que la patience nous proposera dans plusieurs années peut-être, lors de la traduction de ce volume en français. Il s’agit d’un extrait du chapitre 3 de la quatrième partie, pages 206 à 209 de l’édition russe.
(…)Pour le Christ, je n’ai rien fait. Si j’avais fait pour le Christ dix pourcents de ce que j’ai fait pendant la guerre, aujourd’hui, je ferais des miracles ! Voilà pourquoi, dans ma vie de moine je dis «A l’armée, quel martyr j’ai enduré pour la Patrie! Mais après qu’ai-je fait pour le Christ?». En d’autres mots, par comparaison au martyre que j’ai enduré à l’armée, dans ma vie de moine, je me sens comme le fils du roi ! Cela ne fait pas de différence que j’aie du sucre ou non. Parce qu’alors, pendant les opérations, quel jeûne on devait supporter! On mangeait la neige! Certains se risquaient aux alentours pour essayer de trouver quelque chose de comestible, mais moi, je devais surveiller les rations, je ne pouvais pas m’en éloigner. Une fois, nous sommes restés treize jours sans nourriture, juste une part de pain et un demi hareng par homme. Je buvais l’eau dans les traces des sabots, et pas de l’eau de pluie pure, de l’eau mélangée à de la boue. Un jour, il m’est arrivé de devoir goûter de la «limonade»! Ce jour-là, je me suis éloigné et j’ai trouvé des traces de sabots, remplies d’eau. Jaune. Et j’en ai bu encore et encore!… C’est pourquoi plus tard, au cours de ma vie monastique, l’eau m’a toujours semblé être une grande bénédiction, même quand elle était pleine d’insectes. Au moins elle ressemblait à de l’eau.
Un soir, on constata que le câble de liaison avait été coupé. C’était en décembre 1948. Partout, de la neige. Des congères. A quatre heures de l’après-midi, on nous donne un ordre : aller jusqu’au village, à deux heures de marche, rétablir la connexion, et revenir. Deux heures plus tard, la nuit allait tomber. Les soldats étaient déjà morts de fatigue. Ils n’avaient pas le courage d’y aller. Et comment retrouver là-bas le câble rompu, en dessous des congères?
– Eh quoi, Geronda, vous ne connaissiez pas le chemin, ni le trajet du câble?
Ehhh, le chemin, je le connaissais très bien, mais la nuit allait nous tomber dessus en cours de route. Bref, on me donna quelques hommes, et on se mit en marche. Au début, on se trouvait encore dans le périmètre du camp, et on déblayait la neige du chemin avec des pelles, pour rassurer le commandant et on avançait un peu seulement. Plus loin, je leur dit : «En avant, en avant, on n’est pas encore arrivés, et après on doit encore revenir!». Je suis passé devant parce que les autres n’arrêtaient pas de maugréer. Ils me disaient : «La Grèce, elle, ne peut pas mourir, mais nous, on peut bien mourir!». Et sans fin ils répétaient la même ritournelle. Nous progressions ainsi : je me laissais tomber dans la neige, ils me tiraient. Et je me jetais de nouveau dans la neige et ils me tiraient… J’avais un sabre et je m’en servais pour sonder un peu la neige devant moi pour trouver vers où avancer. Il fallait sans cesse tester. J’avançais en tête et je disais : «En avant, avançons, il n’y a pas de bétail qui passe de ce côté, ce n’est pas ici que le câble peut être endommagé. Nous devons atteindre l’un ou l’autre ravin où le câble pend en l’air, et là uniquement on testera». Finalement nous approchâmes du village devant lequel s’étageaient des terrasses cachées au regard par l’épaisseur de la neige. Je glissai dans la neige et me retrouvai sur une terrasse juste en-dessous. Les autres avaient peur d’avancer pour me tirer de là. Finalement, nous sommes descendus de terrasse en terrasse, comment, il vaut mieux ne pas en parler. Et tard le soir, nous sommes entrés dans le village. Dans un ravin d’un peu moins de deux mètres, je découvris la rupture du câble. Je le réparai et établis la liaison avec le commandant. «Maintenant, rentrez!» nous ordonna le commandant. Mais comment réussir à retourner là-bas? Non seulement la nuit était tombée, mais il fallait encore remonter toutes les terrasses. Et nous les avions descendues tête la première! Et comment retrouver le chemin? Je répondis au commandant : «Mais comment pourrions-nous rentrer? Descendre, nous y sommes parvenus tant bien que mal, mais comment remonter? Ce serait mieux de repartir demain matin, nous sortirons par l’autre côté du village et nous ferons le tour.» «Rien du tout! Vous rentrez aujourd’hui!», répliqua le commandant. Pour notre plus grand bonheur, cette conversation fut entendue par un adjudant qui demanda au commandant de nous autoriser à passer la nuit au village. Nous restâmes donc. Dans une maison, on nous donna deux ou trois couvre-lits en laine. Je me mis à frisonner. C’était bel et bien moi qui avait ouvert et déblayé le chemin. J’étais complètement trempé. Les camarades me plaignaient, j’en avait bavé plus qu’eux, alors, ils me placèrent au milieu du groupe. Nous avons alors soupé avec notre ration de pain seulement. Je ne me souviens pas avoir éprouvé une si grande joie de toute ma vie ultérieure.
Je vous ai raconté cette histoire pour que vous compreniez ce qu’est le sacrifice. Je n’ai pas raconté cela pour que vous me félicitiez, mais pour que vous compreniez d’où provient le joie véritable.
Par la suite, dans le peloton de liaison, les autres me roulaient dans la farine. «Mon père va arriver, je dois aller à sa rencontre, prends ma place pour la garde, s’il-te-plaît», me dit l’un. «Ma sœur va arriver», me dit un autre. Il n’avait pas de sœur, en réalité. Un autre devait aller éclaircir quelque chose, et j’acceptai de me sacrifier. Quand j’avais fini la garde, il fallait remettre de l’ordre. L’entrée des locaux de la section de liaison était interdites à ceux qui n’en faisaient pas partie, même aux officiers des autres services. On était en temps de guerre. Si bien qu’on ne pouvait bénéficier de l’aide de personnel de nettoyage. Je prenais le balai et nettoyais tous les locaux. C’est là que j’ai appris à balayer. Je disais : «Ici, nos locaux de service, c’est une sorte de lieu saint ; il est impossible d’en délaisser le nettoyage». Je n’étais pas obligé de balayer, et je ne savais comment m’y prendre ; à la maison, je n’avais jamais tenu de balai en main. Et si j’avais voulu le faire, ma sœur m’aurait arraché le balai des mains. Les copains plaisantaient à mon sujet : «La nettoyeuse, l’éternel sacrifié!» Mais je n’accordais aucune importance à cela. Je faisait cela non pour entendre «merci», mais parce que j’en sentais la nécessité et je m’en réjouissais.(…)
Traduit du russe
Source : Преподобный Паисий Святогорец «Слова. Том II. Духовное пробуждение». Издательство:Орфограф, Москва. Pp. 206-209