Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. La troisième lettre présente le contraste, irréductible, semble-t-il, entre l’église en Occident et l’église en Russie Orthodoxe. Voici la fin de la septième lettre. Le début de celle-ci et les précédentes lettres se trouvent ici.
[L’auteur, en voyage sur le Rhin, poursuit le récit de sa rencontre avec un jeune prêtre catholique bavarois. N.d.T.] Lorsqu’il eût terminé l’université, il s’avéra impossible d’obtenir immédiatement une place dans une paroisse de village. Ceux qui souhaitaient recevoir l’ordination devaient, pendant trois ans, résider auprès de l’évêque du lieu, participer aux offices, prêcher et remplir diverses tâches pastorales. L’évêque était personnellement en contact avec les jeunes pasteurs, et choisissait lui-même, après un certain temps, qui parmi eux conviendrait le mieux à quelle paroisse. Les prêtres de paroisse reçoivent un salaire, pas très élevé, de l’État. Les célibataires ont évidemment des besoins beaucoup plus limités que les chefs de famille. Chaque jour, le prêtre de village célèbre une courte messe sans homélie. Cette messe quotidienne dure une demi-heure et une quinzaine de paroissiens y assistent. Les jours de fête, une homélie est prononcée pendant la messe. Oui, mon Ami, le prêtre célibataire vit en quelque sorte plus fort les intérêts de sa paroisse, car ses propres intérêts dans la vie quotidienne sont peu nombreux. J’ai toujours pensé que les obligation sociales et familiales de notre clergé interfèrent beaucoup avec sa vie et ses activités ecclésiastiques. Le célibat des prêtres catholique est un extrême. Les Canons de l’Église permettent au prêtre de choisir la vie maritale ou le célibat. L’obligation de la vie maritale pour le prêtre est également, à mon avis, un extrême, et les extrêmes ne sont guère utiles. Meilleure sera la famille, au plus elle engendrera l’égoïsme, alors que la prêtrise est par essence le renoncement à soi. Et il est incomparablement plus facile de renoncer à soi-même qu’à sa famille. Quoi qu’il en soit, je ne trouve donc guère d’accord avec Toi en cette matière, mon Ami!
Mon voyage sur le Rhin se termina à Cologne. De loin encore, la cathédrale de Cologne attira mon regard. Je t’ai déjà écrit à son sujet, mon cher Ami. Parmi mes impressions de Cologne, je me souviens d’un solennel office du soir à la Jacobskirche, et surtout de l’homélie prononcée à la fin. Un artiste en son genre se hissa dans la chaire, au-dessus de la foule des fidèles. L’homélie en soi ne présentait rien de particulièrement remarquable, mais le discours était grandiloquent et prononcé avec tout l’art de l’éloquence. Comme ce prédicateur maîtrisait sa voix, comme il paraissait convaincu de lui-même, dans la chaire, quelles mimiques expressives, quelle gesticulation! Il parla de l’amour du Christ pour le monde. Quand vers la fin de son homélie, le prédicateur commença à décrire l’ingratitude du monde, qui par ses péchés crucifiait le Christ une seconde fois, des larmes apparurent aux yeux des auditeurs. Mais la fin elle-même de l’homélie m’étonna vraiment. Le prédicateur se lança dans des plaisanteries relativement stupides et des anecdotes variées. Dans l’église, les éclats de rire remplacèrent les larmes aux yeux. Ayant déridé les fidèles, le prédicateur descendit de la chaire. Ce que j’avais vu me sembla incroyable. De quoi s’agissait-il ? Pourquoi cet appendice sous forme de plaisanteries ? Pour que les auditeurs ne pas rentrent pas chez eux l’humeur triste ? C’est dans les théâtres qu’on agit de la sorte. Après un drame pesant intervient un frivole vaudeville. Mais observer cela dans une église m’a semblé très étrange.
Le matin suivant, le train m’emmenait à toute vitesse loin de Cologne et du Rhin. Mais plus tard, je suis encore allé tout spécialement, mon Ami, observer, les célèbres cascades du Rhin, dans sa partie en amont. En chemin depuis Zurich vers Schaffhausen, un peu avant dette destination, j’ai vu par la fenêtre du wagon, dévaler la masse de ces eaux rugissantes et écumeuses. Le train fit arrêt à Neuhausen, et je me dirigeai alors vers les chutes d’eau, un tableau naturel majestueux et formidable ! La rivière, déjà assez large dévalait avec tumulte et fracas, et du côté de la rive gauche, elle tombait même à la verticale. La rivière en devenait toute blanche. Loin en aval de la cascade, la rivière bouillonne et est agitée de remous. Je aurais voulu contempler le tableau sauvage de la cascade dans son environnement sauvage. Je m’imaginais l’époque où tout les alentours étaient déserts et sans vie : il n’y avait ni route ni ville bien ordonnée. En ce temps-là, ces chutes d’eau devaient être un peu différentes, et sans aucun doute, encore plus grandioses et fracassantes. J’ai passé plusieurs heures auprès de cette cascade bouillonnante.
Chemin faisant, j’avais appris que j’arrivais à point nommé car c’était en ces jours précisément que le soir des jeux de lumière donnaient aux chutes d’eau un éclairage merveilleux. Le crépuscule tomba. Le tableau des chutes d’eau devenait de plus en plus effrayant. Tous les détails de la cascade s’effacèrent, et c’était comme si des bêtes sauvages affamées et furieuses rugissaient dans la pénombre! Pareils tableaux de la nature font en quelque sorte reculer la conscience et on se retrouve plongé dans une mer des bruit et on est transporté par la pleine puissance de ses vagues vigoureuses. Il était dix heures du soir déjà, lorsque du château de Lauffen, juché sur les hautes falaises couvertes de forêts sur la rive gauche du fleuve, fila une fusée éclairante, qui trancha l’obscurité de la nuit. Et soudain, de la rive opposée, une main invisible dirigea un puissant projecteur électrique sur le précipice de la cascade. Imagine, mon Ami, les masses noirs et élevées des massifs montagneux et les chutes d’eaux sur lesquelles était concentrée une lumière éclatante qui les blanchissait de ses rayons ; les éclaboussures scintillaient et jouaient avec la lumière. Et puis soudain, l’obscurité retombe sur la cascade et seul le château est illuminé par le projecteur dirigé sur lui. Et puis, le rayon de lumière revient sur les chutes d’eau, et brusquement, celles-ci bleuissent et toute leur masse est bleue. Ensuite, moitié bleue et moitié rouge.Et puis, entièrement rouge. Et quelques minutes plus tard, un feu d’artifice éclate. Une pluie de pétards tombe du château. Des bandes de feu descendent du ciel jusqu’à la cascade, où elles se dispersent en boules colorées. Des pétards éclatent en haut de la petite falaise qui posée depuis des siècles au milieu de la rivière, jusqu’en haut des chutes. Ce spectacle captive toute l’attention, mais il ne dure guère, peut-être quinze ou vingt minutes, mais pendant ces minutes, pour le spectateur, le monde entier cesse d’exister, toute l’âme est emplie de cette sans pareille, un tableau surprenant remplaçant l’autre sans relâche. J’étais assis tout ce temps face à la cascade, assis comme dans un rêve fantastique. Jamais je n’oublierai ce spectacle!
Finalement, tout s’éteignit. Et immédiatement, tout devint inintéressant, comme si d’un monde secret des songes et des visions, on était transporté dans la vie quotidienne ennuyeuse, froide, et l’obscurité de la nuit au bord du fleuve sembla très peu accueillante. Les Allemands prévoyants avaient installé un petit train électrique qui nous conduisit à notre hébergement à Schaffhausen. A priori, cela semblait étonnant qu’un tel spectacle fût gratuit, mais il s’avéra rapidement que les habitants des lieux n’étaient pas perdants. Rares sont les touristes qui n’effectueront pas la centaine de verstes nécessaire pour venir admirer le spectacle réellement étonnant des chutes du Rhin. Les illuminations nocturnes forcent les touristes à passer la nuit quelque part à proximité, y séjournant quasiment vingt-quatre heures, y dépensant de l’argent, et pas un peu, qui passe ainsi des poches des visiteurs à celles des habitants de la ville où personne n’irait se perdre, si les chutes du Rhin ne se trouvaient en son voisinage. Ces chutes se trouvent en Suisse. Et en Suisse, à chaque pas, tu remarques comment ce pays fait du commerce avec la beauté de ses superbes montagnes, de ses lacs merveilleux et de ses étonnantes chutes d’eau. Partout, le voyageur est transporté confortablement, partout, il est nourri, abreuvé et logé, emmené auprès des neiges éternelles, jusque tout en haut, dans les nuages. Et au même au sommet de la Junfrau, jusqu’où ils sont parvenus il y a peu, avec grandes difficultés, à construire une route, le touriste peut trouver des commerces. Tout le pays est transformé en une sorte d’hôtel dans lequel tout est arrangé au goût des hôtes fortunés. Les touristes les plus riches, ce sont les Anglais et on trouve donc des hôtels arrangés à l’anglaise, avec du personnel anglais sur les berges du Lac des Quatre Cantons! Par nature, le Russe n’est pas disposé à payer pour les beautés de la nature. Des beautés naturelles, il y en a chez nous aussi! Mais essaie toujours d’y arriver! Par exemple au Caucase! Il faut se préparer à affronter avec détermination les dangers et les privations. Les Européens exploitent toutes les particularités de chaque endroit, les transformant en chiffre d’affaire et en tirant profit. Et tu finis par payer volontiers et même par éprouver de la reconnaissance envers le commerçant qui t’a aidé lors de ton voyage, te procurant commodités et services.
Le lendemain, sous une pluie battante, la bourrasque et un temps exécrable, j’ai navigué sur un vilain petit bateau-vapeur, sur le Rhin Supérieur, jusqu’au Lac de Constance. J’avais l’impression que la veille au soir, j’avais vécu un rêve, car maintenant, tout semblait inintéressant et inhospitalier. (A suivre)
Traduit du russe.