Le texte ci-dessous est le traduction française d’un original russe dû au Métropolite Benjamin (Fedtchenkov) de bienheureuse mémoire, publié le 9 octobre 2009 sur le site Pravoslavie.ru qui l’avait repris du magazine Православие и современность (Orthodoxie et actualité). Ivan Fedtchenkov naquit le 2/14 septembre 1880. Il reçut la tonsure monastique en 1907, année au cours de laquelle il termina l’Académie de Théologie de Saint-Pétersbourg. En 1910-1911, il fut le secrétaire particulier de l’Archevêque Serge de Finlande, le futur patriarche. Entre 1904 et 1908, il rencontre le Père Jean de Kronstadt à trois reprises, et à l’une de ces occasion, il concélébra la Divine Liturgie avec lui. Il fit partie des fondateurs et fut recteur de l’Église des Trois Saints Docteurs à Paris, et fondateur de la représentation du Patriarcat de Moscou en France. Il fut exarque du Patriarcat de Moscou en Amérique et y devint métropolite. Il termina sa vie au Monastère des Grottes de Pskov-Petchori, du 27 février 1958 au 4 octobre 1961, et son corps y fut inhumé. Vladika Benjamin a laissé un riche héritage littéraire et spirituel.
En général, il ne faut pas croire aux rêves. Les saints pères, d’ailleurs, parlent même d’une «vertu particulière consistant en ne pas croire aux rêves» (Bienheureux Diadoque, dans la Philocalie). Mais il peut arriver que les rêves soient manifestement justes. Je vais vous conter brièvement ma vision du Patriarche Tikhon.
C’était l’année de la discorde entre les Métropolites Antoine et Euloge. Je quittai Paris pour Cannes et là, je célébrai l’office chaque jour. Et soudain, j’eus un rêve.
C’était comme dans une immense ville. On aurait dit Moscou… Mais à la limite des faubourgs. I n’y avait déjà plus de rues, juste quelques petites maisons jetées ici et là… Un lieu au relief accidenté… Des trous boueux. Plus loin, juste des mauvaises herbes et une prairie à perte de vue. Je me trouvais dans une de ces maisonnettes, ou plutôt dans l’isba du paysan. J’étais en rason, sans la panagie épiscopale, mais je savais que j’étais évêque. Dans l’isba s’entassaient entre dix et quinze hommes. Tous issus du simple peuple. Aucun riche, aucun aristocrate, aucun érudit. Le silence régnait. On se déplaçait doucement comme des mouches d’automne sur la fenêtre avant le gel hivernal… Je ne dis ris. Je ne peux rien dire : ils sont incapable d’écouter les reproches et les exhortations, ni d’ailleurs rien qui ait trait à Dieu. Leur âme est tellement blessée, par les péchés, les malheurs, l’incapacité de se relever de la chute qu’ils sont juste des hommes à la peau tellement brûlée qu’on ne peut la toucher fût-ce légèrement… Et je ressens cela et je me tais… C’est suffisant que je sois parmi eux, qu’ils ne me «supportent» pas mais se sentent tout simplement là avec moi (sans aucune familiarité, rien d’émotionnel), ne se gênent pas me considèrent «un des leurs». Silencieusement leurs cœurs me disent : «Seulement, tais-toi. Il suffit que nous soyons ensemble… Ne nous touche pas : nous n’en avons pas la force». Je suis triste pour moi-même et je ne puis rien y faire, mais plus encore, je les plains : ce sont des malheureux.
Soudain, quelqu’un dit: «Le Patriarche arrive».
Et effectivement, plus tôt, ils l’attendaient. Nous sortons tous, moi, au milieu du groupe. Nous regardons. Sa Sainteté le Patriarche Tikhon avance, presque sans toucher le sol. Il porte la mantia épiscopale et le klobouk noir des moines, pas le klobouk patriarcal blanc. Derrière lui, en stikharion, un novice porte le bord de la mantia. Aucune suite ne l’accompagne… Il ne faut pas; ce sont des âmes malades, la splendeur leur serait trop insupportable.
Nous regardons Sa Sainteté qui approche et nous voyons que son visage s’illumine d’un sourire d’amour d’une tendresse inhabituelle, de compassion, de pitié de consolation. Enfin, un sourire si doux que je ressens quasiment le goût de cette douceur dans ma gorge… Et toute cette douceur d’amour et de tendresse, il l’envoie à ces gens ! Moi, il ne me remarque même pas… Tous s’approchent. Soudain, je sens que quelque chose se transforme dans les cœurs des paysans qui m’entourent : ils commencent vraiment à «s’ouvrir», à dégeler. Comme des mouches sous les premiers rayons du soleil de printemps… Et même en mon corps je commençais à sentir qu’en eux, et en moi, quelque chose commençait à «se détacher», «à la petite cuillère», à se détendre… «Ça relâche»… Plus tard, j’ai appris qu’à cet endroit se trouve en nous un nœud nerveux, ce qu’on appelle le «plexus solaire», là où ça se compresse en cas de tristesse…
Dans leur yeux, je commence à lire leurs pensées : «Mais regardez! Le Patriarche, il sourit… Ça veut dire qu’on peut respirer, qu’on peut vivre!» Et tout leur devient léger, léger, en eux, les pauvres, les persécutés. Et Sa Sainteté s’approche encore et leur sourit toujours plus fort. Son visage est encadré d’une barbe rousse. Et quand il arriva tout près, je vis que le visage de mes voisins se mettait aussi à sourire, mais juste un tout petit peu.
Une pensée surgit : «Maintenant seulement il est possible de leur dire quelque chose, maintenant ils sont capables d’entendre : leur âme s’est dégelée. Mais dans l’isba, il était impossible de penser à leur donner des enseignements».
Et comme ça, j’ai compris que pour commencer, il faut réchauffer l’âme pécheresse, et après, essayer de la corriger. Et Sa Sainteté était parvenu à faire cela : il aimait beaucoup ces pécheurs ; ils étaient ses malheureux enfants. Il les réchauffa de son amour. Je compris que plus tôt, il n’eut pas été possible (pour moi) de leur parler, voilà pourquoi il ne fallait pas le faire. Voilà pourquoi nous restions silencieux dans l’isba. Et je m’émerveillai de la grande puissance de l’amour!
Sa Sainteté s’approcha. Et puis, c’était comme si je lui fis une grande métanie. Me redressant, je lui embrassai la main. Elle me sembla douce et potelée. Je me présentai à lui, en tant qu’évêque. Mais chose étrange, cela semblait ne rien signifier pour lui, comme s’il ne me remarquait pas. Cela m’affligea. Tout son amour était dirigé vers ces gens simples, éplorés, opprimés. Finalement, n’y tenant plus, je décidai de lui adresser silencieusement une question, pas avec des mots, car son cœur sentait ce que je pensais : «Vladika! Que dois-je faire là-bas (à l’étranger), c’est-à-dire en ce qui concerne la division de l’Église entre le Métropolite Antoine et le Métropolite Euloge. Où dois-je aller?» Il comprit immédiatement la question. Mais manifestement, elle ne l’intéressait pas, ou même, plutôt, elle le dérangeait. Son sourire lumineux s’éteignit.
J’attendais une réponse… Laquelle? Il aurait pu me dire ; va chez le Métropolite Antoine, ou au contraire, chez le Métropolite Euloge, ou quelque chose d’autre de ce genre au sujet de la division… Mais sa réponse fut complètement inattendue, jamais je n’aurais pu l’imaginer : «Sers le peuple…». Voilà les paroles surprenantes et inattendues que me dit Sa Sainteté. Il ne s’agissait ni de métropolites, ni de division, ni de juridiction, mais de servir le peuple… Justement ce peuple, ce peuple des gens simples… Ce n’était pas un hasard si dans l’isba il n’y avait que des moujiks (et mon père, un ancien paysan serf)… Il ne dit pas «servez», mais «sers». Cela s’adressait à moi personnellement. Et soudain, le sens de ces paroles du Patriarche me parut clair : «Pourquoi donc, vous les hiérarques, vous querellez-vous? Est-ce de vous qu’il s’agit? L’important, c’est le salut des gens, du peuple des gens simples. S’il est sauvé, tout ira bien, s’il ne l’est pas, tout sera perdu. Que peuvent les généraux sans soldats?» Subitement, la querelle de pouvoir s’estompait…
Alors, il fallut que je réponde… Et, à ma plus grande honte, je ressentis la difficulté, la platitude grise du travail au milieu des gens simples au milieu desquels je m’étais tu dans l’isba. Une sorte de tentation s’empara de moi. Et moi, esclave servile, je décidai d’effectuer une tentative de rejeter la croix…
«Vladika!, dis-je dans mon cœur, mais on me propose un siège épiscopal!» Et j’eus la vision d’une immense église : j’étais en mantia… Je chantais… mais l’église était vide… J’allai à l’autel… Mais Sa Sainteté devint soudain triste. Dans son regard, je lus : Vous êtes insensé, insensé! A quoi sert l’épiscopat s’il n’y a personne pour qui célébrer? Ce n’est pas le peuple qui fait pour l’évêque, mais l’évêque pour le peuple. L’évêque est le serviteur de Dieu pour le peuple…
Une grande honte m’envahit… J’aurais voulu retirer mes paroles, mais hélas, il est trop tard, elles avaient été dites. Alors le Patriarche ajouta : «Eh bien, va chez Antoine… «Eh bien», cela voulait dire : de deux voies mauvaises (comparées au service du peuple) prends celle qui est relativement meilleure… Et puis, il y eut des paroles au sujet d’un monastère, … plutôt perdu, dans le brouillard… mais, je ne vis pas cette fin. Le Patriarche disparut. Je me retrouvai dans une maison, peut-être dans l’isba, je ne sais pas.
Je regardai autour de moi : les reliques de Saint Joasaph de Belgorod étaient disposées là, recouvertes d’un voile… Je m’approchai et les vénérai. A ma suite s’approcha l’évêque Vladimir (de Nice). Un prêtre que je connaissais enleva le voile. Je regardai. Le Saint était comme vivant. Je le vénérai de nouveau et dit à l’évêque Vladimir : «Regardez, regardez, le Saint est vivant». Je m’éloignai un peu de la tête du lit et Saint Joasaph tendit le bras et me tapota avec douceur la joue droite.
La vision prit fin. Je m’éveillai. Voilà mon rêve.
Quelques mois s’écoulèrent. J’en lus le récit à une connaissance (Entre-temps, je l’ai égaré). Soudain, une question surgit en moi : Que vient faire Saint Joasaph là-dedans?
Je examinai mes notes de l’époque et il s’avéra que le jour où j’eus cette vision, c’était soit la veille ou le jour de la fête de Saint Joasaph (le 4 septembre). Surprenante coïncidence. Cela affermit en moi l’idée que ce rêve ne fut pas l’effet du hasard. J’envoyai le récit à des startsy de l’Athos. Il me répondirent : «C’est un rêve remarquable!», sans pour autant m’expliquer les détails… Je compris tout cela comme le signe de ce que je devais retourner en Russie et y «servir le peuple». Je me préparais à partir… J’avais quasi reçu les autorisations quand soudain, le Métropolite Euloge (à l’insu duquel j’avais effectué les démarches) m’envoya une lettre m’implorant de «renoncer «au Nom de Jésus Christ» au voyage, afin «de ne pas tenter» l’émigration». Et il promettait d’intervenir ici en ma faveur (un siège épiscopal?). Je m’arrêtai donc, non pas «devant l’émigration», devant Dieu… Et, au téléphone, je répondis que je devais obéir… Il me remercia… Je sortis dans le jardin de Saint Serge et je sanglotai amèrement : j’avais renoncé à «servir le peuple». Jusque aujourd’hui, je suis envahi par une amère affliction quand je me souviens de cela. J’aurais dû prier trois jour, et la réponse aurait sans doute été différente…
Traduit du russe
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