Rares
furent
en tous temps
les authentiques
vénérateurs de Dieu.
(Métropolite Innocent de Penza)
Aujourd’hui encore, nous ne réalisons pas combien nombreux furent les justes et les saints dans la Russie du XXe siècle, et notamment dans la Russie de la fin du XXe siècle. Certains seront glorifiés par l’Église, le podvig des autres restera connu seulement d’un cercle restreint, plus local. Le texte ci-dessous est la traduction de la vie d’un de ces héros de l’ascèse très peu connus en Occident. L’Higoumène Boris (Khramtsov) fut un fils spirituel de l’Archimandrite Naum (Baïborodine) de bienheureuse mémoire. Un saint homme, lui aussi. L’original russe est accessible librement sur l’internet, mais il fut également publié en 2005 sous forme de livre intitulé «Крестный Путь Игумена Бориса» (Le chemin de croix de l’Higoumène Boris) aux éditions Palomnik. La traduction ci-dessous ouvre la troisième partie du livre précité, intitulée : Les yeux tournés vers le ciel. Il s’agit de souvenir d’enfants spirituels du Père Boris. Le début du texte se trouve ici.
J’emmenai à Varnitsa deux lettres destinées à Batiouchka. Sur la première lettre, on avait apposé un sceau. Je l’introduisit dans la deuxième enveloppe. Batiouchka les prit, les regarda et dit : «On a même apposé un sceau!» Il voyait déjà ce qui se trouvait à l’intérieur.
Lors d’un de mes nombreux séjours à Ivanovo j’arrivai pour l’office de l’onction. Il y avait énormément de monde. Les gens se tenaient en rangs serrés dans tous les espaces de la chapelle. Dans mon sac j’avais emporté la prière au Saint Hiéromartyr Cyprien (contre les envoûtements). Quand mon tour arriva, je m’avançai devant Batiouchka; il me dit «Par les prières du Hiéromartyr Cyprien,…»
Un jour que mon obédience consistait à servir à table, j’offris le surplus de pain à une femme. Batiouchka entra, l’air sévère et me dit : «Tu achètes le pain avec ton propre argent?». Je ne compris pas et continuai à donner le pain à cette femme. Il répéta sa question. Alors je compris et me repentis de ce que j’avais disposé arbitrairement de ce qui ne m’appartenait pas.
Batiouchka savait avec précision tout ce que je faisais au podvorié. Il arriva, alors que nous étions dans la voiture, qu’il commence à raconter, comme s’il se parlait à lui-même : «A une telle heure, je me suis levé, et ensuite, j’ai fait ceci, et puis, j’ai fait cela, etc.» Ce faisant, il racontait, à la minute près, tout ce dont je m’étais occupée au podvorié ce jour-là.
Quand aux pensées, il les connaissait toutes. Quand j’étais en sa présence, j’essayais de ne penser à rien, seulement prier, sinon, il répétait à voix haute ce que je pensais. Il n’y avait rien de secret entre nous. Batiouchka se rappelait parfois son enfance. Il racontait qu’ils vivaient pauvrement. L’école même les aidait à se procurer les vêtements nécessaires. Il ne connut pas son père; celui-ci mourut avant la naissance du Père Boris. Il disait de lui que c’était un homme qui avait de mains en or; il pouvait tout faire. Il raconta aussi qu’enfant, il se liait d’amitié avec les petites filles ; on le surnommait «le pâtre des fillettes». Il rêvait alors d’avoir de très nombreux enfants quand il serait grand, et il citait leurs noms. Et effectivement, des enfants spirituels, il en eut d’innombrables, nous tous, si différents les uns des autres. Il se souvenait également de ce qu’ils devaient régulièrement déménager, expliquant que chaque fois, leur maman emballait chaque tasse. Ils n’abandonnaient rien derrière eux. C’étaient les leçons de la vie pénible qu’elle avait vécue ; elle était orpheline et grandit sans maman. Batiouchka se souvenait de ce que sa maman travaillait beaucoup. Il lui demandait : «S’il te plaît, cuis-moi des petits gâteaux». Mais elle n’en avait pas le temps. Alors, il les préparait lui-même, et ils étaient plutôt réussis! Ensuite, Batiouchka étudia dans une école de médecine, et puis, fut appelé à l’armée. Après, il reçut la bénédiction pour devenir moine. Et c’est précisément après en avoir reçu la bénédiction que Batiouchka choisit sa voie de service à Dieu et aux hommes. Il l’accomplissait en toute conscience. Une seule fois je vis Batiouchka après qu’il ait terminé de recevoir les pèlerins (d’habitude, il partait à ce moment-là, sans prévenir). Il avait l’air tout à fait exténué. Il dit «Ma vue s’assombrit, mais les gens continuent à arriver sans cesse». Pour accomplir pareil service, il faut avoir un grand amour pour Dieu et pour les gens.
Ceux qui venaient auprès de Batiouchka étaient très différents les uns des autres. Un jour arriva un jeune homme à l’air très maladif. Voyant son aspect, je n’osai mas lui proposer d’entrer au podvorié. Soudain, Batiouchka me téléphona et me demanda s’il ne restait pas quelqu’un à la porte. Je dus aller appeler cet homme. Batiouchka me donna la bénédiction de préparer pour celui-ci une décoction d’herbes médicinales. Je la lui servit. Ensuite, Batiouchka le fit s’installer près de lui et l’emmena aux office, et le fit communier. Plus tard je demandai à Batiouchka pourquoi il avait agi de la sorte. Il me répondit : «Si je l’avais laissé tomber, il était bon pour la tombe. Il ne serait pas allé mendier ou voler. Il aurait été perdu».
J’entrai un jour dans la salle d’accueil des pèlerins et j’aperçus un homme assis. Ses bottines étaient en lambeaux. Batiouchka avait les larmes aux yeux. Je pris peut, imaginant que Batiouchka avait un malaise. Mais en fait, il se sentait mal car il prenait sur lui les douleurs de l’âme de chacun. Il disait «Je ne peux faire autrement. Je me souviens de mon enfance».
Maintenant, tout ce que je puis faire, c’est déplorer mon incapacité de rester auprès de Batiouchka jusqu’à la fin. «Pardonne-moi, cher Batiouchka, de n’avoir pas été capable de t’offrir toute mon âme, comme toi tu donnas la tienne! Je te fais une grande métanie pour ton amour, le soin paternel que tu m’accordas, pour les larmes que tu versas pour tes enfants».
Un jour, il m’offrit une icône du Saint et Pieux Prince Alexandre Nevski. Deux ans plus tard, Batiouchka décéda, et son cercueil fut déposé dans l’église Saint Alexandre Nevski. Toujours, quand je regarde cette icône, je me souviens du Père Boris.
Je me rappelle de ce jour au cours duquel j’ai accompagné Batiouchka dans son dernier bout de chemin. Le 6 septembre, je m’éveillai au milieu de la nuit. Dans mon âme régnait la même paix que celle qu’on vit après avoir communié aux Saints Dons. Je pensai : «C’est incroyable que toutes les peines et les émotions aient disparu; je me sens presque heureuse». Et soudain, vers quatre heures, le téléphone sonna : «L’Higoumène Boris s’en est allé vers le Seigneur». Mon cœur se serra devant l’inéluctabilité de ce qui avait été dit. Je demandai : «Pourquoi?Comment?». Mais en réponse, j’entendis : «Hâte-toi sinon, tu n’arriveras pas à temps! Et téléphone à tous ceux que tu connais».
Les pensées les plus pénibles surgirent dans ma tête alors que je devais parcourir la route à travers les oblast de Iaroslavl et d’Ivanovo. Mon âme pleurait. C’était la route que j’avais l’habitude de parcourir quand j’emmenais Batiouchka. A Ivanovo, je dépassai le bâtiment de la Police de la Circulation Routière. Souvent, Batiouchka donnait des bénédictions aux inspecteurs : des petits gâteaux, des icônes. Un espoir me traversa l’esprit : c’était peut-être une erreur, peut-être est-il encore vivant! J’arrivai devant la maison où vivait Batiouchka. Le podvorié était entouré de nombreuses voitures, de gens se tenant par groupes, beaucoup de moines. Le dernier espoir s’éteignit. J’entrai dans l’église du Saint et Pieux Prince Alexandre Nevski. Les gens faisaient la file pour entrer dans la chapelle.On ne permettait à personne d’entrer pendant qu’on revêtait Batiouchka de ses vêtements monastiques. Ensuite, nous pûmes entrer. Les gens avaient tous un air désemparé. Un prêtre lisait l’Évangile.
Je m’approchai de Batiouchka, demandant en pensée, bien tardivement, pardon . J’embrassai sa main qui m’avait si souvent bénie. Quel sentiment pénible : celui qui m’avait soutenue sur mon chemin de vie, qui tous nous illuminait, qui nous donnait la force de vivre, nous répondait par le silence. Ensuite, tout le monde fut prié de sortir, à l’arrivée de l’Archimandrite Nikon avec la communauté du Monastère Saint Nicolas de la Chartoma, dont Batiouchka était le confesseur et père spirituel. Ils célébrèrent une pannychide. Le son des hymnes monastiques nous parvenait par les fenêtres ouvertes de l’église. Après, les enfants spirituels de Batiouchka soulevèrent le cercueil au son du Trisagion : «Saint Dieu, Saint Fort, Saint Immortel, aie pitié de nous», et l’emmenèrent hors de l’église. Le corbillard démarra ensuite en direction de la chaussée de Moscou. Le Seigneur me consola en me permettant de placer ma voiture juste derrière le corbillard. C’était comme si le monde entier venait de mourir. On ressent la même chose quand on se trouve dans une pièce éclairée, et soudain, la lumière s’éteint. Un vide….
Je roulais à nouveau sur des routes connues. Nous tournâmes à droite. La chaussée menait à Iaroslavl. Je m’efforçais de coller au corbillard. Il s’immobilisa sur l’accotement de la route. Une voiture arriva de Iaroslavl, amenant Matouchka Appolinaria, la maman du Père Boris. Dernière rencontre, la mère venant prendre congé de son fils. Matouchka demanda que l’on découvrît le visage de son fils. Ce visage était empreint de paix : tout était accompli, toutes les affaires avaient été menées à bien, il pouvait se reposer…
De nouveau nous roulâmes vers Moscou, à travers la nuit. L’aube se mit à poindre. Au matin, nous arrivâmes à la Laure de la Trinité Saint Serge. La liturgie fut célébrée à la Laure dans l’église du Saint Esprit, par l’Archimandrite Dimitri, frère de Batiouchka. Devant l’église, la place était noire de monde. Les funérailles terminées, je suivis à nouveau Batiouchka, sous le pâle soleil de septembre. Le cercueil fut descendu dans la tombe, je lançai sur lui une poignée de terre. Une croix de bois fut dressée sur la tombe. Voilà, c’est fini. Batiouchka, une fois encore, pardonne-moi.
«La mort nous sépara, la mort nous réunira»; ces paroles résonnent, consolation de la rencontre dans l’autre monde. (A suivre)
Traduit du russe