Le texte ci-dessous est la suite de la traduction en plusieurs parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.
Ainsi, Serioja comprenait qu’être dans l’Église n’était pas en soi une garantie d’y rencontrer la justice. Quelques hypodiacres se réjouirent avec malice ; ils étaient parvenus là non par leur foi, mais par l’influence de leurs pères archiprêtres. Ils étaient rongés d’envie : comment celui-là était-il donc devenu hypodiacre sans avoir un père influent auprès de l’Archevêque?! Ils l’avaient même dénigré auprès de Vladika. Mais celui-ci était un homme doté d’un grande expérience spirituelle, d’intuition et il connaissait les gens ; il n’écoutait pas les envieux.
Serioja compris alors que l’appartenance à l’Église n’était pas une garantie de justice. Bien que les gens consciencieux, justes et honnêtes soient tout de même plus nombreux parmi les croyants que parmi les athées. Peut-être parce que les consciencieux finissent forcément, tôt ou tard, par se tourner vers Dieu?
Vladika, ayant sévèrement puni, observa comment se comportait le puni… Et il ne vit chez celui-ci aucun découragement, plutôt un état très bienfaisant: comme quand on sue dans le bania; il fait chaud, presque insupportable, mais c’est comme si tout devenait de plus en plus léger, comme si la saleté était expulsée, et on devient de plus en plus léger…
Deux mois passèrent. Vladika célébrait, Serioja se tenait dans le chœur, au milieu des babouchkas et soudain une des portes latérales de l’autel s’ouvrit et un des malicieux hypodiacres lui dit grossièrement :
– Viens donc! L’Archevêque t’appelle!
Instantanément, une pensée surgit :qu’ai-je donc encore fait? Il entra dans l’autel, fit une triple métanie devant la Sainte Table, avança vers Vladika, assis sur le trône, et s’agenouilla devant lui. Vladika posa sa grande main tiède sur sa tête. Et dans son âme, il sentit une telle tendresse qu’il aurait voulu pleurer, n’accordant aucune attention à ceux qui se trouvaient autour dans l’autel. Et les larmes coulèrent, tant était puissante la grâce pastorale de Vladika.
De nombreuses années plus tard, un nouveau paroissien se présenta chez l’Higoumène Savva. Toute sa vie, il avait été un communiste athée, mais dans sa vieillesse, il s’était tourné vers Dieu et amena à l’église tout ce qui s’était accumulé en lui au cours de ces nombreuses années. Ce néophyte en piété se risqua, après l’office, à venir parler avec Batiouchka des défauts dans l’Église. Sur le fait que tout aurait dû être réorganisé, sur les mauvais évêques… et le Père Savva ne put s’empêcher de répondre : «Mais que savez-vous donc des évêques? Que savez-vous de leur grâce apostolique?». Le paroissien s’étonna : «Mais vous êtes un simple prêtre! Pour ainsi dire, un pion du travail! Et ainsi vous auriez de bonnes relations avec ces dirigeants-carriéristes-haut-placés?!». Et le Père Savva répliqua avec retenue : «Le Seigneur nous a laissé de nombreux commandements : proclamer l’Évangile, visiter les malades et les prisonniers, aider les orphelins et les veuves… et, excusez-moi, mais je n’ai pas le souvenir d’un commandement consistant à médire des dirigeants»… Et le zélateur déçu s’éloigna de Batiouchka, indigné… Alors, Vladika dit : «Donnez-lui un sticharion!». On s’agita dans l’autel et on amena le plus beau sticharion. Les Portes Royales s’ouvrirent et l’Archevêque sortit avec ses concélébrants. L’hypodiacre pardonné, revêtu du plus beau sticharion sortir avec le trikèrion, se tenant comme de coutume à droite de Vladika. Les paroissiens étaient tous bouche bée. Un murmure joyeux circula dans l’église : «Vladika a pardonné à notre Serioja!». Et ensuite, il fut ordonné diacre. Le fondé de pouvoir refusa d’octroyer l’enregistrement. Le Père adressa une lettre de réclamation aux autorité. Le fondé de pouvoir exigeait que «le jeune homme retournât dans le milieu laïc». L’Archevêque Athanase le mit devant le fait accompli : le 18 février, jour de sa propre fête onomastique, il invita le fondé de pouvoir, lui attribua une place au premier rang, et devant ses yeux, il ordonna son fils spirituel au rang de diacre. Il ne restait au fondé de pouvoir qu’à faire preuve d’humilité et ravaler ses prétentions… Quelques mois plus tard, après la Trinité, le jour de la fête de l’Esprit Saint, le diacre Serguei fut ordonné prêtre et une semaine plus tard, il était envoyé ici, sur la Colline Miteïnaïa, sur la rive de la rude Tchoussova, dans l’Oural. Quand il eut reçu son passeport, il rassembla ses maigres affaires. Le poids de sa valise provenait en réalité des livres qu’il emportait. Il n’avait pas d’argent pour se faire coudre un rason ; dans la cathédrale, il en avait trouvé un tout vieux, mangé des mites, trop grand pour lui. Et il s’embarqua pour un voyage de deux heures dans un omnibus électrique brinquebalant. Et ensuite, il fallait encore marcher de nombreux kilomètres… Et il marcha sur ce chemin, comme aujourd’hui, seulement, c’était en juin, le soleil était chaud, l’air brûlant, et le chemin, tellement sec et poussiéreux! Il avançait vers l’inconnu, et il n’y avait personne pour accueillir le jeune prêtre.
Jadis, du vivant de l’Archiprêtre Nicolas (Ragozine), ce starets célèbre en toute la Russie, l’église de Tous les Saints, perchée sur la colline, était le havre d’une paroisse nombreuse et chaleureuse. Mais le Père Nicolas vint à mourir. Les nouveaux prêtres ne tenaient pas le coup dans ce trou perdu, et il n’y avait plus personne pour célébrer dans cette église. La paroisse s’était petit à petit écroulée. Et à peine ordonné, Batiouchka cheminait, tout vibrant, sur cette route… Si ce jeunet avait su quelles tentations l’attendaient, quelles épreuves, quelles afflictions, quelles douleurs, serait-il sorti hardiment du dernier wagon de l’omnibus et aurait-il parcouru joyeusement ce chemin poussiéreux vers l’avenir? Mais ce jour-là, le pasteur allait le cœur chantant vers sa première paroisse, ses premiers paroissiens. Et le feu de la foi brûlait clairement sans faiblir, et rien d’impur ne pouvait toucher son âme. Est-il possible de garder en soi ce feu de la foi, la soif du service à Dieu et aux prochain, tout au long des années? Étaient-ils maintenant préservés dans son âme? L’âme ne s’est-elle pas desséchée, ne s’est-elle pas consumée au long du chemin? Le Père Savva réfléchissait. Vladika Athanase l’avait bénit pour être ordonné prêtre célibataire, et ensuite, tonsuré moine. Il lui avait dit : «Réfléchis, fils… Tu es si jeune… Te rends-tu compte qu’aujourd’hui, jeune homme de vingt ans, tu prends une décision pour l’homme de trente ans, pour l’homme de quarante ans, pour l’homme âgé? Cet homme mûr sera-t-il d’accord avec le jeune Serioja? Ne le condamnera-t-il pas pour avoir choisi un chemin si raide? Dépourvu des douces joies de la famille, des enfants, des petits-enfants, de l’amour de l’épouse? Parviendra-t-il à se donner tout entier au service de Dieu et de ses ouailles? Ne fera-t-il pas demi-tour? N’abandonnera-t-il pas sa croix à mi-chemin?» Il ne sut que répondre. Comment répondre pour quelqu’un qu’il n’était pas, qu’il ne connaissait pas? Il ne connaissait que lui-même comme il était, tout brûlant, aspirant au podvig, fondant sous la grâce de Dieu.
Après, c’est vrai, la grâce se retira. Par la volonté de la Divine Providence, elle se retira. Elle se retira. Pour qu’il sache: «sans Moi, tu ne peux rien faire». Des tentations sévères et la terrible lutte charnelle. Ah, quelle brutalité elle revêtait parfois! Et chaque fois qu’il priait pour ses ouailles, il savait que la force du mal détestait cette prière. Et plus il priait, plus les attaques étaient fortes! Le Seigneur protégeait, ne permettant pas à l’ennemi de frapper de pleine force, Il le protégeait de Sa grâce. Mais il dut tellement encaisser de coups, tellement! Beaucoup et douloureux, parfois très douloureux … l’ennemi attaquait à travers les gens, à travers les tentations, causant des maladies, infligeant des blessures corps et à l’âme.
Oui… et puis il avait marché si longtemps et il était si fatigué de cheminer sur cette route poussiéreuse, et il ne pouvait s’arrêter. Son chemin fut rempli de symboles, tel un prototype du futur. Mais il ne l’a compris que beaucoup plus tard. L’église sur la colline, on aurait dit le paradis auquel vous aspirez toute votre vie. Et il marchait, et la sueur roulait sur son visage et le long de son dos, et il doutait déjà de pouvoir aller jusqu’au bout. Et puis la poignée de la valise s’est détachée. Il a essayé de la porter dans ses bras, mais comme ça, elle était devenue beaucoup plus lourde. Il fit une pause et comprit alors qu’il avait oublié l’essentiel. Il se mit à prier. Avec ardeur. Et il reçut une réponse à sa prière. Le Seigneur consolait sa jeune âme, et l’aide arriva sur le champ. Pendant des heures, il avait fait chemin sur une voie déserte, et maintenant, soudain, un side-car arrivait, ralentissait avant même qu’il eût le temps de lever un bras épuisé. Le motocycliste l’emmena jusqu’au bateau-vapeur.La traversée de la rivière fut également un symbole : il n’était plus possible de faire demi-tour. Et alors qu’il montait la colline escarpée vers la vieille église délaissée, il rencontra, comme deux anges, ses premières paroissiennes, deux babouchkas. Leur joie était si sincère ; de nouveau on allait célébrer les offices dans l’église, les gens allaient revenir, et la Colline Miteïnaïa de jadis allait revivre... (A suivre)
Traduit du russe
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