Le texte ci-dessous est la traduction d’un court extrait du premier chapitre du livre «Петушки обетованные», intitulé «Рассказы старой монахини Монахиня Людмила (Золотова)» , titre qu’on peut traduire, approximativement, par Pétouchki, Terre Promise. Récit de la moniale Ludmila (Zolotova). Cette moniale se souvient d’un épisode qu’elle a vécut dans sa jeunesse, sans doute vers le début des années 1960′ du siècle dernier, dans la région de Vladimir. L’auteur du livre, qui a donc recueilli ce récit, est le hiéromoine Seraphim (Katychev). Le livre a été publié en 2018 par les éditions du Monastère Sretenski à Moscou.
La Sainte Souveraine
C’était la guerre. Alors, j’étudiais à l’école technique d’Orekhovo-Zouyevo. Les temps étaient si durs. Difficile d’expliquer tout cela aux générations actuelles. La faim, le froid, les privations de toutes sortes. On aurait dit que la vie elle-même vous obligeait à ne penser qu’au corps mortel. Notre sœur aînée travaillait à l’usine, à Ousad, la plus jeune n’était pas encore en âge d’école, et elle vivait avec maman à Novoselovo. Nous les étudiants, on recevait cinq cent grammes de pain par jour. Même pour une petite jeune fille, ce n’est pas une ration énorme et s’il y a un surplus, il est bien maigre, mais j’en gardais une part pour quand j’allais rendre visite à la maison; je voulais l’offrir à maman et à notre petite sœur. Ce n’était une mince affaire que de rentrer au village. Par Pokrov, cela faisait vingt kilomètre de route forestière, ou, depuis la gare de Sanino, douze. A travers la forêt, là aussi. Le chemin était donc moins long que l’autre, mais en cours de route, sur un kilomètre environ, il fallait traverser des marais sur un ponton à demi pourris. C’était déjà effrayant pendant la journée, mais bien plus encore au crépuscule ou pendant la nuit.
Un jour à la fin de l’automne, nous étions rentrées à trois au village, et chemin faisant, il avait été convenu de repartir tôt le lendemain matin. Notre maison se trouvait au bord du village, et les filles allaient passer me prendre. On ne peut vraiment pas dire qu’à l’époque j’étais croyante. Je me contentais de suivre maman. Je connaissais les prières de base, j’essayais d’observer les commandements, et les circonstances de la vie me forçaient à jeûner. Bien que nous n’allions pas à l’église, elles étaient toutes fermées, grâce à maman, nous sommes restées en Dieu. J’étais sans doute un peu différente de mes sœurs puisqu’on m’appelait «la merveilleuse»1. Et parfois, on se moquait un peu de moi à ce sujet. Et ce jour-la, les filles avaient décidé de plaisanter à mes dépends, de me faire marcher seuls sur ce chemin toute la nuit en tremblant de peur. Maman me poussa pour m’éveiller et me fit lever en disant que Vera et Zoïka étaient déjà partie. En me hâtant, je le rattraperais. Le temps de m’habiller et j’étais sur leurs traces. Maman vit mon état et me dit : «Ne crains rien. Prions et faisons trois grandes métanies à la Très Sainte Mère de Dieu. Après, mets-toi en route et je prierai pour toi».
Je sortis de la maison. Personne en vue. Tant bien que mal je retrouvai la route. Aujourd’hui, c’est la rue Gagarine. Après la mort de Youri Gagarine, ils ont asphalté le chemin à partir de Pokrov, mais au moment de mon histoire, il y avait seulement du remblais. J’avançais lentement, justement vers l’endroit où l’avion tomba. Mon cœur battait la chamade pendant que je pensais «Mais comment vais-je m’en sortir toute seule sur un tel chemin?» Soudain, j’entendis une voix féminine d’une exceptionnelle beauté : «Eh bien, ma petite fille, tu vas vers la gare?». Je n’avais absolument pas peur de cette inconnue. Que du contraire, je ressentais un bonheur rare. «Oui!» «Nous ferons la route ensemble, j’y vais aussi». Dans l’obscurité de la fin de nuit, je ne pouvais distinguer précisément ma compagne de route. Ce que je sais, c’est qu’elle était de haute taille, et habillée de vêtements sombres. Nous ne marchions pas, c’était comme si nous volions ; je me sentais tellement bien. Cette femme me parlait continuellement, avec une grande douceur, m’interrogeant, me réconfortant ; elle débordait littéralement de bonté. Je ne me souviens plus de cette conversation. Il me reste seulement une sensation de joie.
Nous avancions à grande allure. Soudain me vint la pensée : «Comment ne pas être en retard pour le train?». Mais exactement à ce moment, la femme me dit : «N’aie pas peur, nous ne serons pas en retard». Et en effet, nous arrivions devant la gare. Si tôt le matin, elle était déserte. Je me mis à la recherche de mes compagnes parties avant moi, mais aucune trace d’elles nulle part. Mais où étaient-elles? Nous ne pouvions les avoir dépassées sans les voir, il n’y avait qu’une seule route. Je me retournai et les aperçus, ces jolis-coeurs, la langue pendante, sortir de la forêt. Je m’avançai vers elles alors qu’elles me regardaient, éberluées : «Mais comment as-tu fait pour te retrouver ici?». Je répondis que j’étais évidemment arrivée par la route, avec une compagne de chemin. Elles ne voulurent pas me croire. Je leur dis qu’elle était là dans la gare. Nous y entrâmes. Personne, il n’y avait personne à l’intérieur, et pas une âme dehors. Qui donc m’avait ainsi accompagnée? Ce ne pouvait être qu’Elle, la Très Sainte Mère de Dieu. Visiblement, elle était ardente, la prière de maman.
Traduit du russe
Le texte ci-dessous est la traduction d’un original russe publié sur le site Pravoslavie.ru le 14 janvier 2022. Il s’agit de l’homélie prononcée ce jour-là par l’Archiprêtre Alexandre Chargounov.
La fête de la Circoncision du Seigneur et celle de Saint Basile le Grand son liées l’une à l’autre. L’Église nous parle du mystère de l’obéissance. Tous, nous nous rappelons ces paroles : «L’obéissance est plus grande que le jeûne et la prière». Mais, comme le dit Saint Seraphim de Sarov, il faut comprendre cela correctement. En effet, il s’agit en premier lieu des Commandements donnés par Dieu, qui concernent clairement la vie spirituelle. Mais non seulement cela. Cela inclut aussi tout ce qui s’accomplit selon les habitudes humaines naturelles, qu’il s’agisse des règles de la vie de famille ou des lois civiles, tout ce qui n’entre pas en conflit avec la conscience chrétienne. Comme le dit l’Apôtre Paul, «Au reste, frères, que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui est de bonne renommée, s’il est quelque vertu et s’il est quelque louange, que ce soit là l’objet de vos pensées»(Phil.4,8). L’Église parle de cette obéissance qui est remplie de mémoire, d’amour et de fidélité envers Dieu. Par delà la simple obéissance terrestre, une profondeur incomparable peut s’ouvrir. C’est cette obéissance que manifesta le Christ dès sa naissance, et même avant Sa naissance. Nous nous souvenons comment Sa Toute Pure Mère et le fiancé, le Juste Joseph, obéissant au décret impérial sur le recensement de la population, allèrent à la ville où le Christ devait naître.
Le huitième jour après Sa naissance, le Sauveur fut circoncis selon le commandement donné à Abraham, lorsque Dieu promit d’établir une alliance éternelle avec lui et sa postérité. Le Seigneur pur et sans péché accepta le signe de réconciliation qu’il avait établi lui-même, en tant que Dieu et créateur de la loi. Dès les premiers jours de Sa venue sur terre, Il obéit humblement aux prescriptions de la loi, montrant que tous les modèles de l’Ancien Testament sont accomplis en Lui. La circoncision du Second Adam met fin à la circoncision charnelle de l’Ancien Testament et ouvre la Nouvelle et vraie Alliance, scellée par la circoncision spirituelle, au prix de son Sang. Le Baptême chrétien est une véritable circoncision spirituelle, un signe d’appartenance à un nouveau peuple qui s’associe à la mort vivifiante et à la Résurrection du Seigneur. Tous les baptisés au nom du Christ doivent apprendre ce mystère de l’obéissance.
En ce jour-là fut donné à Dieu le nom que le Messager céleste avait révélé, avant la naissance, au Juste Joseph. Jésus signifie Sauveur. Par ce seul nom s’ouvrit Son ministère sur terre, pour lequel le Dieu d’avant les siècles et Créateur devint homme. Le nom de Jésus exprime tout le mystère de notre salut. «Il s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur.» (Phil.2,8–11). Ceux qui ont été baptisés en Christ ont revêtu de Christ.
Et Saint Basile le Grand nous révèle avec une force exceptionnelle ce que signifie être baptisé, ce que signifie le mystère de l’obéissance. Depuis son enfance, avant même le baptême, il obéit humblement à tout ce qui lui fut enseigné dans sa famille (Il est impossible de ne pas remarquer que cette famille est tout à fait extraordinaire, littéralement une icône de la famille, en particulier à notre époque: elle compte dix enfants, dont cinq seront déclarés saints, et son éducation est principalement assumée par la grand-mère, Macrine, élève de Saint Grégoire le Thaumaturge de Néocésarée). Il fut formé à la rhétorique, c’est-à-dire à l’art d’exprimer ses pensées avec précision et clarté, sous la direction de son père, puis s’engagea dans d’autres études laïques, comme on dirait maintenant, à Césarée de Cappadoce, à Constantinople et enfin à Athènes. Il enseigna modestement la rhétorique, sans penser à aucune gloire. Et après avoir reçu le baptême, il étudia avec diligence les fondements de la vie spirituelle.
Et bientôt, pour se familiariser avec la vie monastique, il part en voyage en Syrie, en Palestine et en Égypte, où il entre en contact étroit avec certains ascètes. C’est ainsi qu’il apprend la science d’une obéissance plus parfaite, dont on pourrait parler encore longtemps. Mentionnons seulement qu’à son retour de voyage, il distribue ses biens aux pauvres et se retire dans le désert près de Néocésarée, où il se livre aux exploits ascétiques, avant de se mettre au service de l’Église. C’est ce côté de sa vie, l’aspect extérieur, qui devient de plus en plus important, parce qu’il est toujours indissolublement lié à l’amour de Dieu. Selon le témoignage de Saint Ephrem le Syrien, lorsque Saint Basile prêchait, une colombe blanche et brillante murmurait à son oreille les paroles qu’il prononçait. Et quand il célébrait la divine liturgie, tout était comme une colonne de feu qui montait de la terre au ciel. Aujourd’hui encore, l’Église orthodoxe, lors de la divine liturgie de nos fêtes les plus importantes, prie avec ses prières remplies d’une grande inspiration théologique. Il veillait à ce que la mémoire des martyrs et la vénération des saintes reliques soient célébrées avec une solennité particulière. Il a été le premier des pères orthodoxes à annoncer clairement et avec audace que le Saint-Esprit est vrai Dieu consubstantiel au Père et au Fils. Inspiré par l’Esprit de Dieu Lui-même, communiquant par grâce avec la Sainte Trinité, Saint Basile formula avec une clarté et une précision incomparables les principaux concepts théologiques, tels que substance et hypostase, sans jamais les isoler du mystère du salut et de la déification de l’homme. Toute sa vie fut une lutte contre les hérétiques qui semaient le trouble dans l’Église. Il fut un évêque accompli, vivante icône du Christ, il fut tout pour tous, mais en même temps, sur le plan humain, il eut à subir maintes défaites dans le cadre de différentes tempêtes et divisions qui sévirent dans l’Église. Aujourd’hui, l’Église nous introduit dans la relation intime du Christ avec Son Père Céleste. Ce n’est pas un hasard si nous lisons à la liturgie l’Évangile selon lequel, après la fête de Pâques, le Christ resta à Jérusalem dans le temple avec des maîtres de la loi qui s’émerveillaient de Son intelligence et de Ses réponses. La chose la plus importante ici est le mystère de Son amour pour Dieu le Père. L’ayant retrouvé après trois jours de recherche, Sa Mère Lui dit : «Mon enfant, pourquoi as-Tu agi ainsi avec nous? Ton père et moi, nous Te cherchions tout affligés? Et il leur répondit : Pourquoi me cherchiez-vous? Ne saviez-vous pas qu’il faut que Je sois aux choses de mon Père»(Lc.2;48-49). C’est le Christ qui dit cela. Il est pleinement homme, adolescent, et Il est avec Son Père. Et l’Évangile dit : «Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.»(Lc.2;50). Ils ne pouvaient pas encore accéder à cela. Le Christ a une conscience de Dieu-Homme, grâce à laquelle Il vit une relation permanente avec Son Père. «Ne saviez-vous pas qu’il faut que Je sois aux choses de mon Père?»(Lc.2;49). Le Christ a douze ans, et Il témoigne à la fois de Son indépendance et de Son obéissance vis-à-vis de Sa Mère et du Juste Joseph. En effet nous avons entendu ensuite qu’Il «descendit avec eux, et vint à Nazareth, et Il leur était soumis» (Lc2;51). Mais pour cacher Son ministère tout à fait spécial, il fut absent pendant trois jours, et Sa Mère et le Juste Joseph ne pouvaient pas comprendre cela. Nous sommes invités à pénétrer dans cette relation secrète d’amour mutuel infini entre le Père Céleste et le Christ. «Il faut que Je sois aux choses de mon Père?». Voilà la révélation du Christ que nous devons entendre. Ce témoignage prodigieux traverse tout l’Évangile. Le Christ est toujours avec Son Père, Il ne peut s’empêcher d’être avec Lui. Et nous devons apprendre que le secret de notre vie est d’être avec le Christ dans le secret de Dieu le Père, qui contient tout l’amour qui est en Lui. Au cours de tous ces événement, Sa Mère «conservait avec soin toutes ces choses, les méditant dans Son cœur.»(Lc2;19). La joie surabonde dans l’Évangile : «Et Jésus progressait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes»(Lc.2;52) Mais cela ne l’empêche pas de rester indépendant, en quelque sorte caché à Ses plus proches, auxquels il commence à dévoiler Son secret. Et Il nous appelle nous aussi à être dans le secret de Pâques, dans le secret de Son Père, et à faire Sa volonté.
«Ne saviez-vous pas qu’il faut que Je sois aux choses de mon Père?» Comme ils sont étonnants, ces mots, absolument incomparables! Nous devons chanter la gloire de Dieu, sachant que cet adolescent de douze ans, Jésus–Christ, a déjà un esprit supérieur à toute intelligence humaine, qu’Il est avec son Père et qu’Il fait toujours ce que Celui-ci veut. Il est tout amour pour Son Père Céleste, et en même temps toute obéissance envers sa Mère et le Juste Joseph. Tout est accompli dans l’Église suite à Sa venue dans le monde, car le Christ est avec le Père afin de révéler aux gens qui est Son Père.
Prions le Seigneur pour qu’il nous soit donné d’entrer dans le mystère de Son amour, de Son humilité, de Sa douceur et de Sa patience. Donnons-nous tout entier à tout ce qu’Il fait pour notre salut. Comme le fit Sa Mère qui a tout gardé dans son cœur, gardons ce don dans notre cœur et ainsi, avançons, comme Lui, selon le don qu’Il nous fit, en sagesse et en âge, et dans l’amour de Dieu et des hommes. En ces moments, jadis, la Toute Bénie Vierge Marie ne comprit pas les paroles de Son Fils, mais Elle les garda, et peu à peu il Lui fut donné de les comprendre en plénitude. Tout lui fut révélé, la Croix du Christ et la gloire du Père révélée dans la Résurrection.
Voilà le mystère de l’amour et de la vérité que le Seigneur révèle à ceux qui Lui sont fidèles, leur donnant des yeux nouveaux et un cœur nouveau. Le Saint-Esprit nous permet de savoir que le Christ est consubstantiel au Père et que le Père ne Le quitte pas un seul instant. Nous ne devons pas douter que Dieu ne nous quitte pas non plus un seul instant. Dieu est avec nous. Il est avec nous. Il nous sauve. C’est la seule chose qui compte. Tout le reste est dans le secret de l’obéissance et de notre amour réciproque pour Lui.
Traduit du russe Source
Madame Olga Rojniova a écrit une série de textes relatifs à la communauté de moniales du Monastère, ou ‘Désert’, de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, situé sur une colline de la région de Perm, qu’elle a intitulés «Histoires de la Colline Miteïnaia». La traduction d’une série de plusieurs de ces textes est proposée sur ce blog. Celle-ci est consacrée à plusieurs récits relatifs à la période de la Nativité, vécue dans le monastère pour hommes situé en face du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon sur la rive opposée de la Tchoussova .
Où est notre Michenka?
En automne, lorsque le feuillage jauni est parsemé dans tout le monastère, des visiteurs arrivèrent au monastère: la maman, le papa et leur fils de quatorze ans. Les parents devaient partir pour un long voyage d’affaires, et ils avaient peur de laisser le garçon avec sa grand-mère. Le problème s’est avéré être ceci: le fils passait tout son temps à l’ordinateur, refusant de dormir et de manger. Avec difficulté, ses parents l’avaient envoyé à l’école, mais il s’obstinait à s’enfuit et courir à sa seule joie : l’ordinateur. Il était difficile de compter sur la grand-mère: elle regardait des séries et la plupart du temps, elle vivait les aventures de leurs héros. C’est ainsi que Micha fit son apparition au monastère, mince et dégingandé, les yeux éteints et une pâleur malsaine. Il considérait avec horreur ce monastère éloigné de la civilisation, et dans ses yeux se cachait une angoisse pas du tout enfantine : ici, il n’y avait pas son ordinateur bien-aimé.
L’higoumène Savva écouta attentivement les parents, regarda le mélancolique Micha et accepta que le garçon reste au monastère pendant leur voyage d’affaires. L’école se trouvait à une dizaine de kilomètres, et deux écoliers y étaient déjà transportés, les enfants d’un prêtre qui vivait à côté du monastère.
Les deux premiers jours, Micha fut en état de choc. Il répondait aux questions brièvement et de façon morose nourrissant visiblemment des rêves d’évasion. Peu à peu, il commença à prendre vie. Et puis il se lia d’amitié avec le novice Piotr. Petya était le plus jeune dans le monastère, il avait terminé l’école quelques années auparavant. Et maintenant, le rôle de mentor des jeunes lui réchauffait l’âme. Il patronna généreusement Micha, et parfois il se laissait aller et folâtrait comme un enfant, sur un pied d’égalité avec son pupille. Mais un moine, le Père Valérien, avait pour obédience de veiller sur les deux jeunes.
Après les leçons à l’école du village, Micha accomplissait une obéissance à l’écurie et il aimait Yagodka, le cheval du monastère. Il semble que Yagodka soit devenu le premier animal de compagnie dont Micha se fut approché. Il prit soin du cheval, à la surprise de la communauté, avec tendresse. Et ainsi ils se prirent d’amitié l’un pour l’autre, à un point tel que quelques semaines plus tard, Micha et Piotr se relayaient à faire le tour du monastère, montés sur Yagodka, toujours sous la surveillance vigilante du Père Valérien.
Discrètement, l’hiver s’installa au monastère. Et l’hiver y était des plus réels, pas comme l’hiver en ville. Il n’y avait pas de publicité au néon et de vitrines brillantes, il n’y avait pas d’agitation urbaine et de neige sale fondue sous les pieds.
C’est peut-être pour cette raison que les étoiles dans le crépuscule bleu de l’hiver brillaient de façon exceptionnellement éclatante, que les sentiers blancs étonnaient par leur pureté et que la pénombre de l’aube sombre n’était éclairée, en ce temps de l’année, que par la lumière des fenêtres des cellules des moines. Les gelées et les vents, les flocons de neige, mais aussi les tempêtes de neige, frappaient aux portes des moines. Alors, dans les poêles, le feu crépitait calmement et affectueusement, rivalisant avec le mauvais temps.
Après avoir terminé l’obéissance, Micha et Piotr faisaient de la luge sur les pentes de la colline. Petya, cependant, était gêné au début: un adulte… sur un traîneau… et sûrement un membre de la fraternité le verra… les moqueries seront inévitables. Mais aucun des moines ne pensa à se moquer d’eux, et peu à peu Piotr se prit au jeu. Et ils glissaient donc sur leur traîneau, et au son de la cloche, tout couverts de neige, rougis, joyeux, affamés, ils se retrouvaient au réfectoire. Et là,même si c’était le temps du Carême de la Nativité, tout était délicieux. La nourriture du monastère l’est toujours, même quand il s’agit de soupe maigre ou des tartes fourrées sans huile, à l’eau. Les moines cuisinent avec la prière aux lèvres et dans le cœur, voilà pourquoi c’est délicieux. Petits pains aux pommes de terre ou tendre tarte au chou, soupe monastique aux ouïes de poisson, et le dimanche, du poisson sorti tout chaud du poêle, quels parfums! Et ensuite, gelée de canneberges ou d’airelles accompagnée de thé aux herbes parfumées, et craquelins aux raisins secs… Les moines anciens mangeaient peu; l’Archimandrite du grand schème Zacharie mangeait quelques cuillerées de soupe et un petit quartier de tarte. Même le Père Valérien, grand, costaud, mangeait peu. Il est vrai qu’ils étaient au monastère depuis longtemps… Le père spirituel avait donné à Piotr et Micha sa bénédiction de manger à satiété. Ils le firent.
Pour la Nativité, selon la tradition, les moines montèrent une crèche. Juste à côté de l’église, au milieu de la congère d’hiver, dans une grotte de glace éclairée par des lanternes, il y avait une crèche en bois, du vrai foin dans la crèche, à côté d’un cheval et d’un âne de chiffon et, surtout, la Très Sainte Mère de Dieu avec l’enfant Christ emmailloté. Il était particulièrement agréable de regarder cette grotte le soir, quand il faisait sombre et d’énormes étoiles brillaient dans le ciel. Alors, le foyer dans la crèche brillait avec une douceur particulière; les lanternes attiraient le regard et dispersaient l’obscurité environnante. Et le Père Valérien avait ramené de la forêt un grand sapin de Noël aux aiguilles denses. Micha et Piotr vidèrent un placard où étaient rangées boules et décorations, une pluie de lumière. Les boules étaient si brillantes, elles sonnaient clairement comme le cristal. Jamais auparavant, Micha n’aurait cru qu’il était possible de décorer avec joie un sapin de Noël: c’était une activité pour les enfants… Mais maintenant il l’avait décoré et il avait écouté comment le poêle bourdonnait et crépitait dans le réfectoire chaleureux et confortable. Des odeurs merveilleuses et savoureuses arrivaient de la cuisine, derrière les fenêtres couvertes d’arabesques de glace, on voyait les arbres blanchis comme neige par le givre. Des flocons de neige tourbillonnaient doucement.
Le soir, le Père Savva appela Micha et Piotr dans sa cellule. Ce fut un moment tellement précieux! Dans la cellule de Batiouchka, le parfum était si merveilleux, celui de l’encens de l’Athos, des icônes tout autour des murs, des livres. Et quand le Père Savva commença à parler de l’Athos, des sentiers de montagne, des monastères de la Sainte Montagne…
Quand ils sont sortis de la cellule de l’higoumène, la nuit bleue était déjà tombée sur le monastère. D’énormes étoiles brillaient dans le ciel. Un petit foyer brûlait dans la grotte de la crèche de Noël et la lumière de ses Saints Habitants éclairait le chemin menant aux cellules. Ils s’arrêtèrent une minute près de la grotte de neige. Restèrent là, debout. Et Micha sentit soudain une plénitude inhabituelle de la vie, telle qu’il est impossible de transmettre avec des mots. Il n’y parvint pas. Quand Piotr demanda: «Mich’, qu’est-ce qui t’arrive?», il dit doucement: «Tu sais, Petya … c’est pourtant bien de vivre dans le monde!» Il craignit que son ami ne comprenne pas, rie, que son humeur soit gâchée. Mais Petya avait compris et répondit sérieusement: – Oui, frère Micha, c’est bien… «Je vois, j’entends, tout en moi est heureux…» C’est du Bounine, frère…
La Nativité approchait. Ils attendaient les gelées, et après le repas, toute la petite communauté transporta sur des luges et un grand traîneau du bois de chauffage depuis la remise à bois jusque dans les cellules et au réfectoire, afin de pouvoir célébrer la fête de la Nativité et se reposer, sans devoir se soucier du bois de chauffage. Tout le monde en bottes de feutre, épais blouson et bonnet de feutre. Du travail efficace. De retour avec une luge chargée de bûches, Piotr et Micha se figèrent soudain sans plus avancer vers leur cellule : les parents de Micha se précipitaient à leur rencontre. Ils avaient l’air inquiets. Ils passèrent devant eux, hochant tout juste la tête pour les saluer. Micha n’en croyait pas ses yeux: ses parents ne lui avaient accordé aucune attention. Ils approchèrent de la remise à bois, firent le tour de tous les moines qui travaillaient et se hâtèrent de revenir. Ils revinrent auprès de Micha et Piotr figés toujours pétrifiés et s’arrêtèrent à quelque distance. La maman demanda : – Pères, auriez-vous vu notre Michenka? Michenka, notre garçon?
Et le papa confirma d’un hochement de tête. Micha et Petya les fixaient avec étonnement, et la maman se plaignit plus encore: – Mais qu’est-ce que c’est?! Chers Pères! Vous n’avez pas vu notre petit Micha?
Alors, enfin, Micha retrouva l’usage de la parole. D’une voix embarrassé, il grogna : – Mais m’man, qu’est-ce qui te prend? C’est moi…Micha.
Piotr regarda attentivement son ami: gros chandail, bottes de feutre et chapka couvrant les oreilles, enfoncée jusqu’aux sourcils. Mais ce ne sont pas ses vêtements qui l’avaient rendu méconnaissable. Au lieu du garçon pâle, aux yeux éteints, qui était arrivé au monastère il y a quelques mois, les parents voyaient en face d’eux un Micha aux joues vermeilles, costaud et au regard vif et joyeux. Voilà une histoire de la Nativité au monastère. «Je n’ai pas fermé l’oeil»
Les pèlerins étaient arrivés au monastère pour la Nativité. L’hôtellerie était bondée et Volodia, l’un d’eux, avait reçu la bénédiction pour passer la nuit dans la cellule du Père Valérien, auquel il était venu rendre visite. Ils ouvrirent un lit pliant pour Volodia.
Avant de se coucher, le Père Valérien avertit son invité: – Je ronfle parfois dans mon sommeil. Pousse-moi si tu veux.
Ceci convenu, la nuit tomba. Immédiatement, le Père Valérien se mit à ronfler. Volodia n’avait pas encore eu le temps de s’endormir, et maintenant il ne pourrait pas. Il siffla, et le père de Valérien cessa de ronfler. Ça a marché!!! se réjouit Volodia. Mais quinze minutes plus tard, le ronflement résonna à nouveau. Et puis encore… et encore…
Le matin, Volodia, qui n’avait pas dormi, décida d’exprimer son mécontentement en plaisantant:
quelqu’un a tellement ronflé toute la nuit que je n’ai pas pu dormir!
Le Père Valérien encore endormi lui répondit : Et moi, je n’ai pas fermé l’œil: quelqu’un a sifflé toute la nuit! Du bois de chauffage pour le père Théodore
Le Père Théodore, vieux moine du grand schème, était petit, mince, mais très actif. Malgré son âge, souvent, il donnait des sueurs aux frères de la communauté: – Nous n’avons pas d’ordre dans ce monastère! C’est comme ça qu’on enlève la neige?!
Il arracha la pelle des mains d’un moine et se mit à déblayer à sa manière, qualitativement! Tout le monde connaissait le Père Théodore, mais on l’aimait aussi: il n’avait aucune mauvaise intention. Un jour, le jeune Hiéromoine Siméon décida d’aider secrètement le vieil homme.
La pile de bois était quasi vide chez le Père Théodore et il fallait aller loin pour le bois de chauffage. Sachant que le vieux moine du grand schème était susceptible, le Père Siméon apporta secrètement, la nuit sur un traîneau, le bois de chauffage le plus tendre, en quantité pour une pile de bûches. Après avoir monté la pile jusqu’au sommet, il rentra dans sa cellule avec le sentiment joyeux du travail accompli. Le matin, dans le monastère, tout le monde fut assourdi par les cris du Père Théodore. Regardant depuis leurs cellules, les frères furent témoins du tableau suivant : toute la pile de bûches se trouvait dehors, les bûches attentivement sélectionnées s’étaient envolées du couloir. – Qui a apporté ce bois?! Tout était obstrué! Le vieux n’avait qu’à déblayer! Quel malin! Ce n’était pas du bouleau, mais du tremble! Pas du bois de chauffage, on se demande à quoi il sert! Il n’y a pas d’ordre dans ce monastère! Asséna le Père Théodore. Si vous pensiez que le Père Siméon se sentit offensé, alors écoutez la suite de l’histoire: le lendemain matin, les frères furent à nouveau réveillés par un grand cri du vieux moine du grand schème dans le couloir : – Ah, du bouleau, voilà ce dont on a besoin! On a enfin compris! On a finalement fait fonctionner sa tête vide! Ce n’aurait pas pu être fait correctement dès le premier coup?! Tu enseignes l’ordre à ces jeunes, tu leur enseignes, et tout est inutile! Il n’y a pas d’ordre dans ce monastère!
Les frères secouaient la tête, et seuls l’higoumène Savva et le Père Zacharie, archimandrite du grand schème, souriaient. Ils se souvenaient bien de la règle monastique: «Qui nous fait des reproches nous fait cadeau. Et qui nous offre louanges, nous vole».
Et ils savaient aussi que le Père Théodore qui avait crié fermerait la porte de sa cellule, et se calmerait immédiatement, rejetant toute trace de l’apparence de la colère. Il se calmera, se posera tranquillement sur ses vieux genoux douloureux et priera longuement pour son bienfaiteur et pour toute la fraternité monastique. «Et qui a préparé cette beauté?»
Un jour pendant la Nativité, le Père Théodore fut très malade. Presque 90 ans, toute sa vie dans les travaux! Les frères étaient affligés, mais les moines essaient toujours de se souvenir de la mort, et pour le Père Théodore, ils avaient préparé un cercueil et une croix.
Le Hiéromoine Siméon prit les Saints Dons et alla communier le malade. Le Père Théodore était allongé sur son lit sans mouvement. Son regard errait; tout témoignait de l’approche du mystère de la mort. Le Père Siméon l’oignit d’huile consacrée et communia le mourant d’une goutte du Sang du Christ. Le lendemain, pendant le dîner du jour de la fête, la porte du réfectoire s’ouvrit avec fracas. Sur le seuil se tenait, bien vivant, le Père Théodore! Aucune trace de l’infirmité mortelle de la veille!
Et sur le chemin du réfectoire, il avait remarqué le nouveau cercueil qui séchait au soleil d’hiver. Ce cercueil était un beau travail: Petya, le novice du monastère aux mains d’or avait imaginé l’orner d’une sculpture, pour le Père Théodore! Le Père Théodore aima beaucoup cette sculpture.
– Et qui a préparé cette beauté? Demanda à haute voix le Père Théodore tout en avançant. Comment le Père Théodore se préparait pour le repas
Le Père Théodore avait subi deux crises cardiaques, mais il était encore assez éveillé pour ses 90 ans. Toutefois, il ne pouvait pas mâcher les aliments fermes. Et pour ne pas gâcher le pain, il venait toujours au réfectoire à l’avance, pour séparer la mie des croûtes.
Aujourd’hui encore, Dionysi n’avait pas encore sonné la cloche pour éveiller le monastère, que le Père Théodore était déjà assis à sa place et se préparait pour le repas. Arriva la semaine de la Nativité. Les frères se réjouissaient, et le Père Théodore était également de belle humeur. Il émiettait les croûtes de pain dans sa soupe et souriait joyeusement en regardant l’élégant sapin de Noël dans le coin du réfectoire.
Le Père Valérien, ayant par hasard jeté un coup d’œil dans le réfectoire, avait aperçu le Père Théodore et demanda joyeusement : – Eh quoi, Père, tu fais tremper les croûtes?
Et le Père Théodore hocha joyeusement la tête.
Le texte ci-dessous est la dernière partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.
Il y eut des obstacles juste avant la tonsure, le Père Varlaam avait dû partir et ne pouvait revenir, il était retardé par des problèmes avec la voiture. Quand enfin il rentra, il était minuit. Et il fut tonsuré la nuit. Trois noms avaient été retenus: Saint Pitirim de Perm, Saint Arsène le Grand et Saint Savva des Solovkis. Ces noms furent écrits sur trois papiers placés dans une boîte sous un klobouk. Tous prièrent. Quand il glissa la main dans la boîte, il entendit une voix intérieure: «Tu seras Savva». Et effectivement, il tira le papier portant le nom de Savva. Pendant la tonsure, vient un moment où il faut s’allonger sur le sol et avancer en rampant, et la fraternité monastique revêt le futur moine de la mantia. Des frères, il n’y en avait pas, et il rampa seul avec la croix, pendant longtemps, lui sembla-t-il… Mais quand il eut rampé jusqu’aux pieds de l’Higoumène Varlaam vêtu de la seule longue chemise mince, il ne sentait pas le froid. Quelques moniales chantèrent lors de la tonsure, mais il entendait résonner autour de lui un puissant chœur monastique de voix masculines: comme si toute la confrérie de Bielaya Gora, torturée et fusillée, chantait cette nuit. Il sentit leur présence de tout son cœur, sentit leur parenté avec eux, entendit leurs voix, et son âme se figea, et il regarda même furtivement autour de lui, essayant de apercevoir cette fraternité invisible. Et c’était un miracle et une consolation. Ensuite, quand il fut tonsuré, on le laissa pour la nuit dans l’église avec le Père retraité, parce que celui qui vient d’être tonsuré ne peut être laissé seul. Le Père s’éloigna et s’endormit sur un banc.Et il pria devant l’analoï, debout sur le sol glacé jusqu’au matin, les pieds nus dans des pantoufles de cuir, et il ne sentit pas le froid. Et c’était aussi un miracle et une consolation. Il priait seul la nuit dans cette église froide, et il eut une sensation étrange: il se tenait devant l’analoï et derrière, le vide. Comme si toute sa vie précédente avait été coupée; il n’y a plus rien du passé: ni son nom, ni ce qu’il était, rien. Et il était alors une toute nouvelle personne avec un nouveau nom, et il n’y avait que l’avenir devant lui, comme pour celui qui vient de naître. Cette sensation de vide derrière lui devenait de plus en plus forte et il regardait en avant: qu’y avait-il là? Devant lui s’ouvrait un abîme, tel qu’il aurait voulu reculer. Mais il resta sur place et regarda loin devant. Alors un rayon descendit du ciel comme un pont, et il marcha sur ce pont, et il avança. Et il vit que là-haut, il y avait des saints, nombreux, ils le regardaient et l’appelaient à eux-mêmes. Stupéfait, il les regardait et les reconnaissait: Saint Savva des Solovki, saint Seraphim de Sarov, Saint Serge de Radonège, Saint Nicolas le Thaumaturge et bien d’autres. Il avança verseux, se mit à courir. Son cœur était subjugué, et il courait, courait. Il était très difficile de monter sur le rayon de lumière, mais il s’y efforçait et les saints le regardaient avec tant d’amour, et l’appelaient à eux. Il avait compris combien il était difficile d’aller vers eux, compris que la vie entière pourrait ne pas suffire pour s’en approcher, mais il continuait à s’efforcer… Il courait, courait… Et soudain, tout s’éteignit. La vision spirituelle cessa. Il se vit de nouveau devant l’analoï, dans l’église-réfectoire, avec le batiouchka endormi sur le banc. L’aurore pointait par les fenêtres. Cela signifiait que cette vision s’était prolongée très longtemps, alors qu’il lui semblait qu’elle avait duré une minute. Les matouchkas entrèrent dans l’église et s’approchèrent pour recevoir sa bénédiction, et tout reprit son cours habituel. A ce moment seulement, il sentit le froid ; il était gelé. L’horloge indiquait six heures et demie du matin. Ils lurent les matines. Et ensuite, il rentra chez lui, à la Colline Miteïnaïa.Il ne parla à quasi personne de sa vision, la conservant dans son cœur comme un trésor spirituel, une perle spirituelle… Il partagea ses expériences avec son père spirituel seulement, l’interrogeant au sujet de la nature de ses visions: n’était-ce pas une illusion spirituelle, un dommage spirituel? Après tout, il ne méritait pas de telles expériences spirituelles élevées, il n’avait rien fait de spécial, il était indigne, de façon générale… Et le Starets Ioann Krestiankine sourit avec tendresse : «Indigne, dis-tu? Bien sûr, tu es indigne et nous sommes tous indignes… Nous plaçons toute notre espérance en la miséricorde divine… De nombreuses difficultés t’attendent. Des afflictions et même de la persécution. Que cela ne te surprenne pas. Il viendra un temps où tu te souviendras de mes paroles. Tu te souviendras de ce que le Seigneur t’a donné à l’aube de ta vie, de ce qu’Il t’a donné pour affermir ta foi».
Ensuite, le Père Ioann mourut. Dans son cœur le Père Savva était si triste du départ de son maître, il avait tant besoin de son soutien, de sa prière, de son tendre regard. Le monastère avait déjà grandit sur la Colline Miteïnaïa, et lui, il était son constructeur et son père spirituel. Derrière lui se trouvaient déjà pas mal de difficultés matérielle, comme quand l’argent manquait pour nourrir les sœurs. Il était arrivé que dans la bourse, il ne reste que de la menue monnaie : vingt roubles pour vingt personnes, et il ne savait pas ce qu’il y aurait le lendemain au déjeuner, ni même s’il y aurait un déjeuner… Les difficultés matérielles s’estompèrent progressivement, mais demeura le découragement : la Colline Miteïnaïa, ses paroissiens, les sœurs du monastère, sa vie toujours identique jour après jour, du matin au soir, soutenir ses enfants spirituels, prendre soin d’eux, prier pour eux, les protéger, se donner tout entier. Parfois venait la pensée : et moi? Je suis aussi un être humain. J’ai mes moments de faiblesse, qui me soutient, qui prend soin de moi? Qui me relève quand je tombe? Ces douloureux instants s’éloignèrent, et de nouveau, il comprit que c’était son choix, sa dette, sa croix. Il était le pasteur et devait paître ses brebis. Par la suite, le découragement revint, et quand il était particulièrement pesant, leSeigneur Lui-même donnait une consolation de façon visible et affermissait sa foi.
Un jour, il avait comme d’habitude célébré la liturgie, éteint toutes les petites lampades, jusqu’aux vêpres et était rentré dans sa cellule. Il avait sur l’âme quelque chose de particulièrement lourd, désespérant. Quand il revint à l’église pour les vêpres, il se dirigea vers l’autel et, entrant par la porte latérale côté Nord, il fut pétrifié : sur la sainte table, les cierges du chandelier à sept branches brûlaient. Ces cierges ne pouvaient être allumés. Personne n’était entré dans l’église et encore moins dans l’autel. Il avait ouvert la porte avec sa propre clé, et s’il avait oublié d’éteindre des cierges ce matins, ils auraient brûlé jusqu’au bout. Dans sa stupéfaction, il avança jusqu’au chandelier et, comme pour le convaincre du miracle, le dernier cierge, un peu en retard sur les autres, s’alluma sous ses yeux. Tout se fit léger et chaud dans son âme, calme et paix régnaient dans son corps. Quelques jours plus tard, il commença à douter. Tout cela avait-il eu lieu? Il n’y tint plus, posa un chandelier sur la sainte table, prit trois cierges, en posa un sur le chandelier. Le cierge s’alluma. De même que les deux cierges qu’il tenait encore en main. A nouveau ce sentiment, ce tremblement de joie dans le cœursuite à la caresse de Dieu.
Oui, le Seigneur affermit l’Higoumène Savva en sa foi… La Semaine Pascale, le vendredi, lorsqu’on fête la Source Vivifiante, il célébra un office pour sanctifier l’eau. A sa droite, les sœurs chantaient le tropaire de la fête, à sa gauche, une babouchka tenait le grand chandelier. Lui, il se trouvait au centre, à l’analoï, où se trouvait l’eau qui avait été préparée, dans de grandes bassines émaillées. Et quand il appela l’Esprit-Saint à descendre dans l’eau, il vit clairement que l’eau commençait à frémir dans les bassines. Ensuite, lentement, et puis de plus en plus vite, l’eau se mit à tourbillonner, comme elle le fait parfois lorsque souffle un vent puissant. C’est ainsi que le Seigneur lui montra de façon visible la descente de la grâce de l’Esprit-Saint dans l’eau. Mais la caresse divine la plus touchante, la plus douce que reçut son âme fut une vision spirituelle. Il s’en souvenait maintenant, et son cœur tremblait comme ce jour-là. C’était la fête de la Dormition de la très Sainte Mère de Dieu, et il était monté au clocher qu’il venait de construire lui-même, pour y sonner les cloches. Et quand il arriva en haut, il vit là une colombe merveilleusement blanche. Elle était assise et le regardait attentivement, et à la vue de cette colombe blanche comme la neige, une joie inexplicable déborda de son âme. Il s’approcha d’elle, lentement, et pensa: maintenant, je vais commencer à sonner les cloches, et elle s’envolera. Mais elle ne s’est pas envolée, elle demeura assise, écoutant attentivement. Quand il eut fini de carillonner, la colombe blanche comme neige prit son envol se dissolut dans les airs. Mais le sentiment de joie, d’affection spirituelle resta en lui, et persista longtemps. Plus tard, quand la vie devenait difficile, il se souvenait de la colombe, et ce sentiment de joie et d’allégresse inexplicables revenait dans son âme. L’arrêt brusque du ferry secoua le Père Savva. Il ouvrit les yeux à contrecœur: le ferry se tenait au milieu de la rivière; à leur droite, on voyait une énorme péniche qui approchait vers eux.
De la cabine du capitaine, des cris et des grognements se firent entendre et roulèrent sur la Tchoussova. La porte fragile de la timonerie claquait avec force à cause de la bagarre qui s’y déroulait, et on ne savait pas comment se terminerait la traversée vers l’autre rive.
Le Père Savva soupira lourdement. Il se leva, s’approcha de la cabine et ouvrit la porte. Tolia tenait le capitaine à la gorge, tandis que l’assistant criait et essayait de lui desserrer les mains. Le Père prit Tolia par le col, l’écarta assez facilement du capitaine, le tira de la cabine et lui tourna la tête vers lui-même: «Anatoli, si tu te conduis ainsi, je vais tout raconter à Baba Valia! Tu imagines comment elle va se fâcher, hein?!». A la vue du Père et à la mention de Baba Vali, Anatoli s’effondra. Il se hâta de répondre : «Ils ne m’en ont pas donné, m’ont rien donné, ils en ont, je l’ai vu! J’ai demandé de me verser une gorgée, et ils n’ont rien donné. J’ai été gentil avec eux, et ils n’ont rien donné! Je n’irai plus chez eux, je n’irai plus, Père, ne sois pas en colère!». Le moteur redémarra et le ferry prit de la vitesse, s’écartant de la péniche. Dans la timonerie, on apercevait le visage pâle du capitaine, tandis que l’assistant effrayé regardait, et claquait à nouveau la porte. Le Père Savva retomba assis sur le banc. Il ressentait un fort repentir: il avait rêvé, mais il n’avait pas vraiment prié pour les gens. Il se sentait désolé pour le capitaine, l’assistant et le malheureux Tolia. Ils n’avaient pas de consolations comme lui, le Père de Savva… Si le Seigneur leur avait donné autant de miséricorde qu’à lui, ils seraient peut-être des startsy! Ils prieraient peut-être pour le monde entier! Et lui… Combien de fois avait-il voyagé dans ce ferry, sans jamais avoir prié pour eux…
Il se mit debout, se tenant au garde-corps, se détourna sur le côté et se mit à prier avec ferveur: – «Seigneur, pardonne-moi, prêtre indigne! C’est ma faute, Seigneur, je n’ai pas prié pour ces gens! Ils m’ont réprimandé, et je pensais seulement que c’était pour mon bien spirituel, que c’était pour mon bien… Mais ils m’ont réprimandé, parce que leur vie est dure … Mauvaise, dure, et il n’y a personne pour prier pour eux… Pardonne-moi, Seigneur, et envoie Ta grâce à ces gens, aide-les sur le dur chemin de leur vie, amène-les à la foi! Tu vois, mon Dieu, ils souffrent tellement sans Toi! Ils pensent que leur vie est absurde, et ils ne comprennent pas que si c’est si dur pour eux, c’est parce qu’ils vont sans Toi! Aie pitié, Seigneur, guide-les et enseigne-les, sauve-les, par les jugements que Tu connais!»
Le ferry s’était déjà arrêté, les véhicules en sortaient. Tolia, apaisé, s’en était allé à ses affaires. Alors seulement, le Père Savva détacha ses mains du garde-corps ; elles étaient devenues blanches d’avoir serré si fort la rampe. Il fit demi-tour, avança vers la cabine et ouvrit la porte : «Dieu soit loué! Merci, les gars, pour votre travail! Que tout aille bien!». L’assistant, éberlué, bredouilla: «Que tout aille bien pour vous aussi, Batiouchka!». Quand le bateau fut vide, le capitaine, dégrisé, se frotta la gorge et dit : – Ouais, je pensais bien que ma dernière heure était venue, et en plus cette barge qui approchait… – Ouais, et dire que tu le maudissais ce pope… Et lui… – Je ne l’ai même pas remercié… Je ne sais pas moi-même pourquoi j’étais si mauvais envers lui… Maintenant, toute cette malice s’est envolée… Lui, c’est bon, c’est un brave homme, on l’a vu… – Eh bien, la prochaine fois qu’on attrape du poisson à nous-deux, on lui en portera… – D’accord… Quand va-ton pêcher? Et on lui donnera le poisson! Il sera content, probablement… – Sûrement…
Et ils se remémorèrent avec vivacité leur dernière sortie de pêche et à estimer le type de poisson dont ils auraient besoin pour offrir un bon cadeau à Batiouchka.
La Tchoussova, de ses vagues grises et froides, se jetait sur le vapeur. Elles venaient s’écraser sur lui en éclaboussures. Le doux soleil printanier réchauffait le pont, et au-dessus de la timonerie planait discrètement dans l’air une colombe, blanche comme la neige.
Traduit du russe
Le texte ci-dessous est la cinquième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.
A nouveau, des voix retentirent dans la cabine du capitaine : – Allons, verse-s-en encore un petit! – Tu ne crois pas que ça suffit? On est de service tout de même… On va bientôt démarrer… – Verse, je te dis! Marre de tout! La vie est dure, absurde! Aucune joie… Et lui, il est assis là-bas et il sourit! J’irais bien le frapper avec une masse! – Haha, et lui te frapperait… T’as vu quel santé il a, le gaillard, solide… Un costaud et sans doute pas le moindre! Et puis d’ailleurs pourquoi t’attache-tu à lui ainsi?! C’est juste un pope… – Eh bien, écoute, je n’en sais rien moi-même… Tout simplement, quand je le regarde, une telle malice se réveille dans mon âme…
Le Père Savva soupira tristement. Il essayait de ne pas regarder la cabine afin de ne pas réveiller cette colère personnelle, mais se déplacer sur le ferry pas très grand et déjà occupé par des véhicules, ce n’était pas possible. La banquette de l’autre côté de la cabine était occupée par les passager des voitures. Les conducteurs étaient restés dans leurs véhicules. Il y avait un petit banc à la poupe, mais il était occupé aussi. Batiouchka observa : c’était Tolia, un habitant du cru. Il se distinguait par sa haute taille et sa force physique peu commune. On racontait qu’il avait servi dans un coin particulièrement chaud, qu’il avait été blessé et même reconnu comme invalide. Quand il était sobre, Tolia se comportait paisiblement. Seulement quand il avait bu, il devenait féroce, alors seule sa mère, Baba Valia, une grande vieille toute sèche, parvenait à le calme. Baba Valia se distinguait par sa douceur et sa bonté, mais elle tenait solidement son fils qui, Dieu sait pourquoi, restait tout timide devant sa mère et lui obéissait sans broncher. Batiouchka lui-même avait amené Tolia, c’est à dire Anatoli, à se corriger, et il accompagnait même Baba Valia à l’église, et il regardait toujours le Père Savva avec admiration, surtout quand il parcourait l’église avec l’encensoir. Maintenant, Anatoli était tranquillement assis, on aurait dit qu’il rêvassait, sans accorder aucune attention à la bruyante querelle dont les échos lui parvenaient de la cabine du capitaine. Batiouchka se détourna également de la cabine. Eh oui, il avait déjà dû faire face à la colère et la haine des gens. Souvent, elles surgissaient simplement parce qu’il était prêtre, serviteur de Dieu. Les esprits du mal ne dorment pas; ils excitent des gens, en particulier ceux qui ne sont pas protégés par le Mystère du baptême, qui sont privés de la grâce de la communion, de la confession. Il y a aussi des possédés. Parfois, ils sont prêts à se jeter sur vous comme des bêtes sauvages. Parfois, il se préparait même à recevoir des coups. Alors il priait et la grâce le protégeait, formant bouclier. Parfois, des coups tombaient sans prévenir… Un jour il dut encaisser une rageuse colère. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ce genre de colère fut pareille chez une vieille indigente analphabète et chez la dirigeante haut-placée du comité exécutif du district. Voici ce qu’il en fut.
Dans les années vingt déjà, l’église de Tous les Saints sur la Colline Miteïnaïa fut décapitée ; on lui enleva sa coupole, on abattit le clocher et on fit de l’église une fabrique d’allumettes. En quarante six, il est vrai, les paroissiens purent revenir, mais il n’y avait plus de clocher. Pendant plus de soixante ans ces lieux n’entendirent plus le joyeux carillon des cloches. Alors il pensa, le clocher, c’est comme un cierge devant Dieu. Et il avait le cœur brisé de douleur à la vue de l’église décapitée. Quand ils détruisirent le clocher, ils jetèrent les briques autour de l’église et elle restèrent là, bientôt enfouies dans les herbes folles inutiles à qui que ce soit. Il collecta de l’argent, longtemps, et finalement, il y eut assez quelques petites cloches. Et il maçonna son premier clocher. Ensuite, il y montait lui-même et carillonnait. L tendre et joli son des petites cloches résonnait sur l’étendue de la Tchoussova, et le cœur des paroissiens chantait tout attendri. Mais voilà qu’un jour, alors qu’il descendait tout joyeux l’échelle raide du clocher juste après avoir carillonné, un persiflage maléfique sortit d’un coin sombre : – Il est arrivé ici…le jeune homme… et il fait sonner les cloches…maintenant, les derniers temps sont arrivés…on ne peut plus aller à l’église…et lui, il sonne…c’est l’antéchrist qui entendra son carillon… Ces paroles maléfiques et injustes étaient tellement inattendues qu’elles le frappèrent tel un coup de couteau droit au cœur. Ce qui est curieux, c’est que la vieille infirme elle-même ne parvint plus ultérieurement à se rappeler pourquoi elle ressentit une telle colère enragée, ni ce qui l’avait provoquée. Par contre elle s’en souvenait parfaitement, la dirigeante du comité exécutif du district, une athée convaincue. D’habitude calme, hautaine, soignée, elle changea instantanément lors de l’entretien au sujet des cloches. On lui avait fourni un rapport au sujet du jeune prêtre actif, et elle l’avait fait appeler dans son bureau. Rouge de colère, elle criait, hurlait nerveusement : «Comment avez-vous osé?! Qu’est-ce que vous vous permettez?! Vous dérangez le jardin d’enfants et toute la population locale avec vos cloches ! Ces sonneries abjectes perturbent le calme public. Avez-vous seulement pensé à ça?! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me demander une autorisation?!». Mais le bureau du comité exécutif du district se trouvait dans une ville à cinquante kilomètres de la Colline Miteïnaïa. Il répondit calmement à la dirigeante que ni le jardin d’enfants, ni l’école, ni personne ne s’était plaint du carillon. Il lui dit encore «Qui pourrions-nous déranger?Toutes ces institutions se trouvent suffisamment loin, au-delà de la Tchoussova». Alors, elle explosa et hurla de rage : «Moi!!! Moi vous me dérangez!!!». Son visage était déformé, cette rage était quelque chose d’inhumain. Eh oui… Il était donc habitué aux coups, notamment aux coups inattendus. Et il avait changé les cloches, remplaçant les petites par des grosses, et maintenant, ce sont les matouchkas qui carillonnent, si bien… Il sourit à nouveau.
Dans la cabine l’animosité retentit : – Non mais regarde! Il sourit encore! Beuh le parasite, habitué à vivre sur le compte des femmes! – Arrête maintenant! Qu’est-ce pour une rage qui te prend aujourd’hui? – Mais c’est vexatoire, non? Nous on vit ici, on bosse comme des maudits, et lui, là, dans son monastère, il vit dans son petit confort! Et tous leurs petits mots empruntés. Chez eux tout est «tentation», «consolation», pfui! C’est grotesque! – C’est bon, calme-toi maintenant! Démarre, c’est l’heure d’appareiller, il est temps!
Le moteur gronda bruyamment. Le ferry s’ébranla, frémit, se balança et s’écarta du mouillage.
Des femmes…Non pas des femmes, des babouchkas, aurait-il voulu corriger. Il aurait aimé parler d’elles avec chaleur, se souvenir en bien de chacune d’elles, car de ses premières babouchkas, il n’en restait plus une. Aucune… Elle était finie, leur vie laborieuse, pénible. Il les avait accompagnées toutes jusqu’au bout, vers l’éternité l’une après l’autre: confession, communion, funérailles… Et les jeunes sœurs qui étaient arrivées les premières pour s’occuper des petites vieilles, elles n’étaient déjà plus jeunes depuis longtemps. Lui non plus… Ce n’était pas vraiment le moment des conclusions, mais plutôt le moment de comprendre, de vérifier en toute conscience s’il marchait droit sur ce chemin qu’il avait choisi voici longtemps, ne s’était-il pas égaré dans les péripéties de la vie, ne s’était-il pas égaré par inadvertance? C’était sans doute pour cela que tant de souvenirs déferlaient aujourd’hui?
Et en matière de consolations… il y eut pour lui des consolations, quelles consolations! Le vapeur prenait lentement de la vitesse, son bruit engloutissait les voix de la cabine. Il ferma les yeux pour faire revenir à sa mémoire cette perle précieuse. Oui, il y eut de nombreuses consolations, tant de consolations imméritées! Venues des gens, venues du Seigneur… L’Évêque Athanase, l’Archiprêtre Viktor, le Père Nicolas et l’Archimandrite Ioann Krestiankine, comment avait-il mérité pareille grâce : rencontrer de tels hommes sur le chemin de sa vie? De son ordination sacerdotale, il se souvenait comme si c’était hier, alors qu’elle datait d’un quart de siècle… Il fut ordonné alors qu’il était célibataire, parce qu’il n’avait pas de fiancée, et tout simplement, il n’avait pas connu de filles. Depuis l’âge de quinze ans, il fut quasiment en permanence à l’église, aide à l’autel, hypodiacre… Pendant cette liturgie, après l’hymne des Cherubims et avant la sortie des Saints-Dons, il s’était agenouillé devant l’autel et l’Archevêque Athanase, lui imposant sur la tête ses mains et le bord de son omophore, avait lu la prière par laquelle s’accomplit le Mystère : «La Grâce de Dieu qui toujours soigne l’infirme…» Et il sentit comme quelque chose qui traversait tout son corps. Il devint tout tremblant, par la puissance de la grâce de l’Esprit-Saint, qui l’emplissait. Les larmes coulaient, irrésistiblement,… encore un peu et sa fragile coquille humaine ne supporterait plus une telle grâce. Ensuite pendant qu’on le revêtait des ornements du prêtre : l’épitrachilion, le phélonion, la ceinture, il observait les fidèles qui s’étaient rassemblés dans l’église, et il sentait comme il était rempli d’amour, l’amour du berger pour ces gens, ses ouailles, pour son troupeau que désormais il devait paître. Jamais auparavant il n’avait ressenti un tel amour ; il flamboyait dans son cœur et il sentait qu’il les aimait tous de la même manière, chacun d’entre eux, vieux et jeunes, beaux et peu amènes, femmes et hommes, enfants et anciens, chacun d’entre eux. Telle fut la grâce de l’ordination. Progressivement, avec les années, ce sentiment s’affaiblit et il commença à faire des différences entre les paroissiens, il ne parvenait plus à les aimer tous de la même façon, bien qu’il s’y efforçât sincèrement. Mais, parvenir à un tel amour par ses propres forces, ce n’était pas possible… Seul le Seigneur pouvait le donner. Le Seigneur l’avait donné gracieusement au début du chemin, puis Il l’avait repris doucement pour qu’il travaille lui-même, pour qu’il tende lui-même vers cette grâce, par la sueur et le sang.
La tonsure monastique fut elle aussi une miséricorde, une grâce inexprimable, imméritée! Il se souvint, et il dut même reprendre son souffle. Il l’avait reçue à la Bielaya Gora. Il y fut le premier quand le monastère commença à renaître. Il savait que les frères de ce monastères étaient morts en martyrs pendant les années de la révolution. Plus de quarante moies avaient été fusillés, et le Supérieur, l’Archimandrite Varlaam fut jeté dans la Kama. Recevoir la tonsure monastique en cet endroit, c’était un honneur pour lui… C’est aussi un Higoumène Varlaam qui le tonsura, un prêtre très vénéré par le peuple. A cette époque, il était archiprêtre, père d’une famille nombreuse. Plus tard il devint veuf, les enfants avaient grandi, plusieurs étaient eux aussi devenus prêtres ou moines, et lui, déjà âgé, dans les soixante ans, reçu la tonsure monastique et servit en paroisse. Et puis, Vladika l’avait béni pour relever le Monastère de Bielaya Gora. Et par obéissance, il prit sur lui cette croix terriblement lourde, presque insupportable, la dernière croix de sa vie. C’était son Golgotha. Quand le jeune prêtre Serguei arriva chez le Père Varlaam à Bielaya Gora pour la tonsure, tout y était en ruines : un bâtiment principal à deux étages, ravagé, où le vent soufflait dans les longs couloirs vides, l’église principale détruite… C’était le Grand Carême, et il y avait plusieurs résidents: l’Higoumène Varlaam, un prêtre à la retraite, plusieurs religieuses et lui-même. Du réfectoire ils firent une église temporaire, car il était impossible de célébrer dans l’église principale. Dans cette église temporaire, le poêle était chauffait très mal et il faisait si froid que le Saint Sang gelait dans la Coupe. Le froid obligeait à célébrer en bottes de feutre. (A suivre)
Traduit du russe
Le texte ci-dessous est la troisième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.
Le Père Savva sursauta au coup de klaxon inattendu : un lourd Kamaz entrant sur le ferry se signalait à deux voitures. Depuis qu’on avait construit une route vers la ville régionale, des voitures passaient de temps en temps devant la Sainte Colline. Un bruit de vaisselle lui parvint, de la cabine du capitaine. Il regarda l’horloge: dans vingt minutes, le ferry devrait partir. La rivière faisait rouler ses vagues grises et froides, qui venaient claquer et s’effondrer sur les flancs du ferry.
Où en était-t-il? Ah oui, comment le monastère était apparu… Progressivement, les relations avec les babouchkas s’arrangèrent : il apprit à prier pour elles de tout son cœur, à couvrir tous leurs défauts de son amour, prenant conscience de la difficulté de la vie qu’elles avaient menée. Et le miracle se produisit. Il n’était pas devenu beaucoup plus âgé mais maintenant, les babouchkas l’écoutaient et lui faisaient confiance, sentant sa sollicitude pastorale et aussi son pouvoir pastoral. Et il commença à ne plus être leur «petit-fils», mais bien leur père. Leur Batiouchka bien-aimé. Pendant deux ans, il put alors servir paisiblement. Mais après, tout recommença à changer, tout comme le relief du paysage change au cours d’un voyage. Manifestement, une section de son chemin était complète. Il en va ainsi, à certains moments, nous montons, à d’autres nous descendons, et à d’autres encore, nous cheminons en terrain plat, mais avec quelques ornières… Et voilà que son chemin, qui s’était aplanit pendant quelques temps, lui permettant de reprendre son souffle, recommençait à grimper, et avancer devenait de plus en plus pénible. Cela commença un jour, après l’office, alors qu’il était seul dans son isba. Il regardait par la fenêtre la plaine, les forêts, les champs qui s’étendaient en contrebas, et la merveilleuse Tchoussova. Il pensa «Comme cela est bien! Quelle beauté!». Il sentit qu’il avait cessé d’être fatigué comme avant, que tout allait bien pour lui dans la paroisse. Il aurait même cru sentir une force abondante. Et il pensa alors : «Les pères sont tous différents, certains sont mariés avec une famille, d’autres missionnaires, d’autres encore prédicateurs. Moi, j’ai servi dans la solitude et je suis libre...» Une sorte d’anxiété intérieure surgit alors, une insatisfaction envers lui-même. Il s’agenouilla et pria de toute son âme : «Seigneur, comment dois-je vivre ? Donne moi un travail, un service à accomplir, en plus de ce que je fais maintenant!». Et le Seigneur écouta sa prière. Seulement, au début, il ne comprit pas qu’il s’agissait de la réponse à sa prière. Lors de la confession, une babouchka demanda : «Batiouchka, prends-moi chez toi! Je suis complètement seule… Tu chanteras mes funérailles, tu m’enterreras, tu prieras pour le repos de mon âme!».Et c’était comme si toutes les babouchkas avaient ourdi une conspiration. Quand il arrivait chez l’une ou chez l’autre pour un moleben ou une bénédiction, elle lui demandait : «Allons, prends-moi chez toi!». Insensiblement, toutes avaient vieilli et commençaient a requérir de l’aide, des soins. Un jour, sur le bateau, allant chez l’un d’entre elle, il vit sa maisonnette au bord de la Tchoussova. Au printemps, la rivière avait débordé et la petite isba avait été envahie par trente centimètres d’eau. La babouchka était alitée, une jambe enflée. Elle ne pouvait plus marcher. Elle était à dans son isba sans chauffage et ne pouvait aller chercher du bois. Comme ça, elle va mourir, et il n’y aura même personne pour lui clore les yeux… Il la quitta tristement et pensif. Que faire? Se rendre quotidiennement par le ferry chez elle et chez toutes celles qui avaient besoin d’aide, il n’y parviendrait pas. C’était impossible. Il avançait, lourd de fatigue, il avait eu beaucoup de molebens chez des particuliers aujourd’hui. Il essayait de comprendre ce qu’il devait faire, comment il pouvait les aider. Soudain, il aperçut deux de ces paroissiennes âgées : Agathe et Tatiana. Il les connaissait bien. Mais alors, il les vit comme il ne les avait jamais vues, il vit comment elles se traînaient, la première à demi-paralysée, un bras ballant et une jambe qui ne voulait plus marcher, la seconde, aveugle. L’une ne voyait pas et l’autre pouvait à peine se déplacer. Et ainsi, se tenant fermement l’une l’autre, elles avançaient avec peine. Chacune avait une besace, un sac qu’elle portaient sur le dos, et aux pieds, de grosses bottes de Kirov. On aurait dit qu’elles formaient un seul être humain. Elles allaient au magasin s’acheter des victuailles. Les deux étaient célibataires: dans l’après-guerre, beaucoup de femmes étaient restées seules. Agathe et Tatiana allaient de monastère en monastère et elles vieillirent lentement, jusqu’à ce qu’elles s’installent ici, à côté de la Sainte Colline.
La première mourut paralysée, et l’aveugle resta. Il alla chez elle et la nourrit. Jusqu’à sa mort, elle chauffa elle-même son poêle. Naturellement, elle ne pouvait voir quand il fallait le fermer. Le Seigneur lui fit grâce et elle put passer la main sur son poêle sans jamais être brûlée. A la vue de ces deux petites vieilles, son cœur eut mal. Elles clopinaient tranquillement sur la route poussiéreuse pleine de bosses, et il lui semblait qu’elles sortaient d’un tableau de Repine ou de Sourikov, et lui-même se retrouvait dans un passé lointain. Même s’il était croyant, il était resté un garçon ordinaire: il était allé à l’école, au camp, à la datcha. Et ici, sur la Colline Miteïnaïa, le Seigneur lui révélait quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant, ou peut-être qu’il avait vu, mais qui ne l’avait pas marqué. Auparavant, tous ces malheurs humains, la pauvreté, l’abandon, faisaient partie d’un autre monde, mais maintenant ils étaient tout proches. Et il comprit que le Seigneur lui dévoilait tout cela suite à la prière de ces pauvres Lazares que d’habitude personne en remarque, à côté desquels ont passe sans les voir. Et il accepta cette obédience, prendre soin d’eux, comme venant de la main de Dieu. Instantanément, il forma la décision de prendre réellement chez lui ces petites vieilles. Pour cela, il construirait un bâtiment. Un hospice. Juste à côté de son isba et de l’église, sur la Colline Miteïnaïa. Par la suite, il comprit qu’il s’agit vraiment de son obédience, selon la Volonté de Dieu. Mais il ne possédait pas même la somme nécessaire pour construire un petit bania, alors, un hospice…Mais dès qu’il eût pris sa décision d’accueillir chez lui les babouchkas, il reçut deux milles roubles. Il n’avait jamais vu autant d’argent à la fois! Dans ces circonstances, l’enseignement qu’il avait suivi en technique de construction vint à point. Il acheta des matériaux de construction, engagea des ouvriers et commença la construction d’un premier bâtiment en bois pour huit cellules, quatre petites pièces au rez-de-chaussée, et quatre au premier. Il estimait que dans chacune d’elles pourraient vivre une ou deux babouchkas. La construction n’était pas encore achevée qu’il y fit entrer la babouchka qui vivait au bord de la Tchoussova et ne pouvait plus marcher. Quand la réserve de matériaux de construction fut épuisée, le bâtiment n’était pas encore à sa hauteur normale sous toit. Il pensa : nous y voilà… plus d’argent et le bâtiment n’est pas achevé. Mais juste quand l’argent vint à manquer, une nouvelle somme apparut, suffisante pour la paie des ouvriers et la poursuite de la construction. L’argent cessa d’arriver par sommes importantes quand la construction de l’hospice fut achevée. Il en restait juste un peu; il fallait acheter des cierge et de la nourriture.
Il installa les babouchkas dans l’hospice et ils vécurent ensemble. Il célébrait à l’église, chez des particuliers, et il prenait soin des babouchkas. L’une d’entre elles était fort vaillante et l’aidait. Et puis le Seigneur lui envoya des petites vieilles un peu plus jeunes. Et après arrivèrent de très jeunes sœurs, les futures moniales Tamara et Xénia. Celles-ci s’occupèrent des babouchkas et lui pouvait se concentrer sur les offices et les nombreux molebens; les nouveaux paroissiens voulaient que leur berger les nourrisse spirituellement. Son autorité de prêtre s’accrût. Des jeunes, garçons et filles, commencèrent à venir sur la colline. Maintenant, sa communauté ne se réduisait plus aux seules babouchkas. Les jeunes étaient à la recherche de podvigs, de vie ascétique, de vie monastique. Il les emmena chez le Starets Ioann (Krestiankine), son père spirituel depuis des années. Pendant le trajet, les jeunes, qui le considéraient déjà comme un ancien, comme un père et instructeur, se chamaillèrent pour savoir s’ils allaient former un monastère pour hommes ou pour femmes. Ils convinrent de faire comme le Starets Ioann bénirait. Celui-ci les accueillit avec beaucoup de douceur.Mais il ne parla quasi pas aux jeunes hommes et ceux-ci restèrent debout contre le mur. Il s’adressa immédiatement aux jeunes filles et leur donna des instructions, sur ce qu’était une moniale, comment devait être un authentique monastère. Il les bénit pour la vie monastique et pour la fondation d’un monastère pour femmes. Il en fut ainsi. Les jeunes hommes qui les accompagnaient se dispersèrent progressivement pour se marier, devenir diacre ou prêtre. Seules les matouchkas restèrent. (A suivre)
Traduit du russe