Le texte ci-dessous, de Youliana Biezouglova été publié le 25 juin 2016 dans les pages russes du site Katehon.ru. Il s’agit d’un éclairage projeté sur le lien qui unit l’Empire Romain d’Orient, Constantinople-Nouvelle Rome, et la Russie, dans laquelle les éléments de l’histoire se conjuguent à la philosophie, la géopolitique et la spiritualité.
Parler de Byzance sans respect Signifie signer à l’encre de l’ignorance. A.S. Khomiakov
Écrire à propos de Byzance est chose malaisée. Voilà plus de cinq siècles que disparut de la carte du monde politique cet empire brillant et à la longévité la plus importante de toute l’histoire de l’humanité. Il semble qu’il fut dès l’origine impossible de débattre à son sujet sinon de façon objective, du moins sans que la passion ne s’en mêlât. Mais Byzance signifie souffrance, sang versé, et tant nous-mêmes, qui nous disons ses héritiers, que l’Occident, portons une lourde part de responsabilité dans sa chute. Read more
«Romanité ou barbarie? L’Origine historique du conflit séculaire entre Hellénisme et Occident», est un ouvrage écrit par Anastasios Philippidès et publié en 1994 sous le titre «Ρωμηοσύνη ή βαρβαρότητα». Outre l’originalité et la pertinence de son analyse historique, dans la lignée des enseignements du P. Jean Romanides et du Métropolite Hiérotheos de Naupacte, il constitue un éclairage extrêmement intéressant de la situation de crise qui s’est déployée en Grèce depuis quelques années. Il semble que le livre précité n’ait pas été traduit en français à ce jour. Voici la traduction de l’introduction de l’ouvrage. Pour la cohérence avec le propos de l’auteur nous avons traduit le grec Ελλάδα et Έλληνες non par Grèce et Grecs, mais par Hellade et Hellènes (la version anglaise du livre ayant retenu Hellas et Hellènes).
(…) En dépit des importants transferts de fonds de la Union Européenne, l’Hellade semble s’éloigner de ses collègues européens, plutôt que s’en rapprocher. A ce jour, la réaction politique hellénique se limite à des tentatives d’obtenir des Fonds européens les montants d’aide les plus élevés possible. En d’autres mots, le point de vue qui prévaut est celui selon lequel le problème est purement un problème ‘d’inégalité de développement’, qui peut être résolu uniquement au moyen de fonds et de know-how technique à transférer de l’Union Européenne vers l’Hellade. Read more
Edinoverie (Единоверие, prononcé à peu près, ‘yedinəverié’) est le nom de la communauté de Vieux-Croyants de Russie qui sont parvenus à un accord avec le Patriarcat de Moscou, et sous la juridiction duquel ils se sont placés, tout en conservant leurs particularités. On recourt parfois aussi au terme ‘coreligionnaires’ pour les nommer. L’expression ‘Vieux-Croyants Unis’ est la traduction reprise dans le «Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l’Église Russe», de l’Institut des Études slaves. Taras Sidash, traducteur du grec ancien, écrivain, philosophe russe vivant à Saint-Pétersbourg, dont nous avons publié la traduction de quelques textes, fait partie de cette communauté de Vieux-Croyants Unis. En décembre 2011, Taras Sidash a accordé un entretien au magazine russe ‘Valeurs Familiales’, au cours duquel il présente sa communauté, la manière dont les Vieux-Croyants comprennent le schisme, et son analyse, acide, des événements de l’histoire de l’Église. Voici la seconde partie de l’entretien, les trois premières parties se trouvent ici.
Une École de Formation des Laïcs. Mais pour servir l’office de façon autonome, il faut suivre une formation. Où est-ce possible?
Dans les séminaires du Patriarcat, évidemment. Chez nous, à l’École de Formation des Laïcs, c’est possible également. Chez les Vieux-Croyants, c’est possible si vous entrez dans la communauté. Qu’est-ce que l’École de Formation des Laïcs?
L’École de Formation des Laïcs est le séminaire «en chambre» des Vieux-Croyants Unis. Une des raisons de sa création fut la nécessité de maîtriser les anciennes formes liturgiques. Évidemment la différence entre nous et les ‘nouveaux croyants’ dans la représentation de ce qu’est l’Église se fait sentir partout, et entre autre dans le système d’enseignement, c’est pourquoi lorsque j’utilise le terme ‘séminaire’, il ne s’agit que d’une lointaine analogie. Cela ressemble beaucoup plus aux écoles de catéchisme des IIe et IIIe siècles à Alexandrie. Mais encore?
Dans la mesure où pour nous, la vraie Église est l’Église conciliaire, autrement dit, celle du Vétché, et considérant qu’aucun pouvoir n’est utile à l’Église à l’exception d’une autorité morale, au sein de l’École de Formation des Laïcs, la verticale du pouvoir ‘étudiant-enseignant’ a été supprimée et l’expérience d’enseignement qui s’y déploie est une expérience de vie de l’Église fondée sur la conciliarité. Cela n’a toutefois bien entendu rien à voir avec la familiarité lumpen-prolétarienne ; il s’agit d’une forme d’auto-organisation dans laquelle il n’y a pas d’autre organisation que celle créée par les gens concernés eux-mêmes. Dès lors, dans l’école, les groupes sont petits. De plus, tout qui souhaite enseigner est également obligé d’apprendre, et tout ceux qui veulent apprendre doivent s’efforcer de faire preuve d’une capacité d’enseignant. Ainsi, la rotation des gens ‘à la chaire’ détruit complètement non seulement l’autoritarisme du discours ex-cathedra, inapproprié à une pédagogie démocratique pour adulte, mais également son ombre inévitable, l’aliénation de l’étudiant vis-à-vis de cette même ‘chaire’. Chaque groupe élabore naturellement son programme d’études et s’y tient. Seul le module de ‘Liturgie’ est obligatoire, il reprend le chant Znamenny, le typikon, et le slavon. Tous les autres cours, langues, histoire, théologie, sont déterminés en fonction des possibilités du collectif d’étudiants. Il s’agit d’une pédagogie différente, et elle n’est pas facile à mettre en œuvre du fait que dans le monde contemporain, l’expérience et les habitudes des gens les ont désaccoutumés complètement à être libres, à avoir du temps libre, dont la sacralité est infiniment supérieure à celle du temps de travail. Il est clair que nous allons à contre-courant de l’immense masse de la société et de sa loi de base car la société actuelle de production et de consommation a créé un véritable culte de l’occupation (occupation à produire tout autant qu’occupation à consommer). Nous renvoyons les gens à l’expérience d’un type de vie toute autre. A mon avis, ce qui est essentiel dans la pédagogie de l’École de Formation des Laïcs est l’élaboration de nouvelles habitudes de vie, et après seulement, un savoir nouveau. On commence par être libre, apprécier les loisirs, avoir des loisirs, ne pas les abandonner, à lutter avec le monde pour les conserver, à se priver de tout ce qui n’est pas nécessaire, afin de pouvoir continuer à en jouir. Ensuite, on apprend à consacrer ses loisirs à Dieu (car Dieu n’est extérieur à aucune chose, ni en nous, ni dans le monde, pour autant qu’il s’agisse de choses divines). C’est uniquement dans le cadre d’une telle intention «consacrée», «sacrificielle» (dans le sens védique du terme, dans lequel le sacrifice constitue le centre et le sens de la vie), qu’existe notre école. Ce système pédagogique n’existe dans aucun autre contexte, aucune autre perspective.
La Chapelle Il est de notoriété publique que vous avez aménagé une chapelle dans votre appartement le long du Canal Griboedov. Pourquoi ? Car enfin, le centre de Saint-Pétersbourg est rempli d’églises, et à deux pas se trouve la Cathédrale Saint Nicolas…
Il existe à Saint-Pétersbourg une seule église des Vieux-Croyants Unis, rue Marat. Sa superficie atteint peut-être 20 m², peut-être moins. Donc, notre chapelle de 12m² signifie un agrandissement de la surface de prière des Vieux-Croyants Unis à Saint-Pétersbourg de plus de 50%. Voilà pour commencer. Ensuite, je suis profondément convaincu de ce que le futur ne se trouve pas dans les églises habituelles, dont on promeut encore la construction à Moscou. Tout ça relève du passé et du mauvais goût du Synode. Le futur, ce sera les églises dans les maisons.
Il convient sans doute de rappeler que pendant tout le Moyen-Age russe, les églises domestiques étaient incomparablement plus nombreuses que les églises publiques. Chaque homme ‘bien-mis’ avait à la maison sa chapelle, ou même une église avec un prêtre ; il s’agissait de formes de piété couramment admises en Russie. C’est pourquoi, quand je vois les hectares de nouvelles constructions et propriétés privées dans la région, sans qu’une seule fut ornée d’une croix, et pas une seule chapelle, sans bien sûr parler d’une petite église, je comprends que le christianisme tel que le connurent nos pères et ancêtres est fondamentalement oublié et n’est pas en train de se redresser… De même dans les villes. Une réelle réanimation du christianisme ce serait une situation dans laquelle on trouverait à l’entrée de chaque immeuble à appartement (dans un seul de ces immeubles vivent autant de gens que dans un village) un homme qui organiserait les offices chez lui. Dans l’entrée ou, naturellement, aux étages.
En réalité, le Patriarcat fortuné restaure la mélancolique Orthodoxie impériale, malgré qu’ils soient déjà nombreux, ceux qui sont enterrés sous ses ruines. Il est impossible d’aimer contre son gré. L’absence de goût, l’ignorance de la théologie, la non-conscience de l’histoire, tout cela n’est pas une hérésie. Et que ceux qui veulent restaurer l’Église impériale aillent dans la multitude d’églises qu’on leur a ouvertes ; nous irons notre propre chemin. Il semble que vous promouviez le principe du «do-it-yourself» dans la sphère religieuse. Cette décision de vous distancier des «producteurs» épiscopaux ne vous facilite sans doute pas la vie…
Je dirais plutôt, le principe consistant à rendre les choses ‘miennes’. Si l’homme ne fait pas sien le Christianisme, il ne peut appartenir au Christianisme, à l’Église, au Christ. Et le contraire est vrai aussi. Pendant vingt ans j’ai observé ce qu’a fait l’éparchie, et à plusieurs reprises, j’ai même participé à ce qu’elle faisait. Il ne faut jamais construire sur de mauvaises fondations, et l’héritage soviétique était une fondation très mauvaise, tant pour l’État de Russie que pour l’Église de Russie. J’ai fini par comprendre que soit je renonçais à faire quelque chose de cohérent, soit je devais le faire sans me reposer sur les structures de l’éparchie. Il faut encore préciser ce que veut dans ce cas ‘faire soi-même’. La communauté ne peut rien créer ‘d’elle-même’. Il s’agit plutôt de ‘liturgie’ dans le sens littéral du terme, d’une ‘affaire commune’. Mais commune entre les gens et le Seigneur, leur Seigneur. Ainsi, tout ce que j’ai fait ‘moi-même’ fut de proclamer un principe, indiquer le fondement; tout le reste est entre les main des gens (dont les miennes font partie) et de Dieu.
Résumé Chaque année, à bord de votre petit bateau, vous naviguez sur les grands lacs et fleuves. Quelle impression vous fait la Russie profonde?
J’observe l’infinie dégradation des écosystèmes, des îles brûlées, des kilomètres et des kilomètres de terres salies par les déchets de plastique et de verre, des lacs dont on a pêché tout le poisson, des forêts rasées, des villages misérables dans lesquels il n’y a rien à voir, et à côté, des villas dépourvues de goût, et dont une seule est aussi chère que tout le village ; il est très clair que quand on retirera à ce peuple la terre qu’il a salie, ce ne sera que justice. Racontez-nous comment vous avez eu la foi qui vous a mené au baptême, et ce genre de choses…
Très vaste sujet. Je pourrais l’expliquer de façon résumée : je suis né dans une famille d’ingénieurs militaires, étroitement liée à la mer. Depuis ma petite enfance j’ai lu avidement, en donnant la préférence aux classiques russes. Pour mon plus grand bonheur, une déficience visuelle m’a interdit l’admission à l’école navale militaire Nakhimov à Saint-Pétersbourg. Je fut baptisé vers 16 ans avec la perspective d’entrer à l’école militaro-politique (à l’époque, j’avais déjà perdu toute illusion à propos du pouvoir soviétique, mais les idées du communisme rejoignaient la manière dont j’imaginais alors des idéaux chrétiens). C’est à ce moment que j’ai commencé à écrire de la poésie. En dixième classe, je rompis avec ma famille et avec l’État, voyant dans l’un et l’autre des défauts identiques et indéracinables. Cela se produisit après une période de volontariat pour les «fouilles » qui furent organisées après le tremblement de terre de 1988 en Arménie. A partir de cette époque, mon christianisme commença a adopter des contours plus ou moins religieux. Pendant deux ans j’ai vagabondé. Je vivais dans les monastères, et comme gardien de bétail, d’Odessa à la Transbaïkalie. Après, j’ai lu Nietzsche. La rencontre avec la philosophie, alors seulement en tant que genre, me terrassa à un point tel que j’abandonnai tout le reste et pour étudier : les langues classiques, la philosophie et la patristique, en même temps. Cela se déroulait en partie à l’Université d’État et en partie à l’Institut de Philosophie et de Théologie, où je fus l’un des premiers étudiants. Ensuite, j’enseignai à quelques endroits, et nulle part je ne parvins à me trouver moi-même. C’est pourquoi je m’évadai vers la terre ; je me mis à travailler dans l’agriculture. Mais je me retrouvai dans une pauvreté extrême. Je commençai alors de longues traductions : Plotin, Julien, Plutarque, Porphyre, Grégoire le Théologien, Dion Chrysostome… Tout cela, au village, ou entre ville et village. Sans cesse j’essayais de comprendre comment il se faisait que non seulement nous souffrons, mais en plus, nous souffrons sans que cette souffrance n’ait un sens. Pendant les dernières années, une réponse à cette interrogation commença à se former en moi. Jamais je n’ai changé de foi ou de juridiction ; le seule changement dont il y ait un sens de parler, c’est celui de mes opinions politiques ; avant que je n’entre chez le Vieux-Croyants Unis, j’étais non seulement monarchiste, mais aussi impérialiste convaincu. Aujourd’hui, je suis complètement indifférent à la politique ; je promeus juste le républicanisme dans le cadre des communautés religieuses. Cela ne signifie pas que je serais désenchanté ; cela correspond à un changement de regard sur l’homme et sa constitution intérieure. Il est possible de parler de cela longuement. Pendant toute ma jeunesse, j’ai vécu ce que je pourrais nommer une religion de la souffrance. Plus tard, elle grandit et devint religion de la connaissance, et voici seulement quelques années je parvins à ce par quoi il faudrait commencer, la religion du regard. Je ne peux expliquer cela ici, mais, ce qu’on nomme «islam» dans la sphère de la volonté, c’est à dire, obéissance et confiance, possède un corrélatif dans la sphère de la contemplation ; c’est ce qu’aujourd’hui j’appelle ‘regard’. Je ne m’accroche pas particulièrement à ce mot, mais revenons sur terre : à quarante ans, je continue à cheminer, sans perdre goût ni à la pensée, ni à l’activité, ni à la beauté des mots. Si le Seigneur bénit, j’espère pouvoir Le louer encore pendant longtemps.
Traduit du russe. Source.
Edinoverie (Единоверие, prononcé à peu près, ‘yedinəverié’) est le nom de la communauté de Vieux-Croyants de Russie qui sont parvenus à un accord avec le Patriarcat de Moscou, et sous la juridiction duquel ils se sont placés, tout en conservant leurs particularités. On recourt parfois aussi au terme ‘coreligionnaires’ pour les nommer. L’expression ‘Vieux-Croyants Unis’ est la traduction reprise dans le «Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l’Église Russe», de l’Institut des Études slaves. Taras Sidash, traducteur du grec ancien, écrivain, philosophe russe vivant à Saint-Pétersbourg, dont nous avons publié la traduction de quelques textes, fait partie de cette communauté de Vieux-Croyants Unis. En 2011, Taras Sidash a accordé un entretien au magazine russe ‘Valeurs Familiales’, au cours duquel il présente sa communauté, la manière dont les Vieux-Croyants comprennent le schisme, et son analyse, acide, des événements de l’histoire de l’Église. Voici la seconde partie de l’entretien, les deux premières parties se trouvent ici.
L’Hellénisme russe Les Editions Oleg Abyshko publient votre livre consacré à Ivan Neronov. Pourquoi l’avoir intitulé «Hellénisme russe»?
Il ne s’agit pas d’un petit livre consacré à… C’est, pour la première fois dans l’histoire de Russie, l’édition sous forme de livre des œuvres du grand ascète et des documents concernant les jugements prononcés à son encontre. L’article que j’ai rédigé à propos de ce livre s’intitule «Hellénisme russe». Je lui ai donné ce titre dans la mesure où j’y montre comment, à travers les œuvres de Saint Jean Chrysostome, les idées de la tradition philosophique hellénistique, surtout stoïque et cynique, atteignirent la Russie. Je montre comment ces idées prirent corps dans les discours et prises de position du bienheureux archiprêtre Ivan. Cette analyse rend possible un regard un peu différent sur cette époque de façon générale et une observation (comme on aurait déjà dû le faire depuis longtemps) du lien entre les traditions philosophiques russes et celles de l’Antiquité, qui s’est tissé à travers ce pan de la théologie byzantine, qui elle-même s’inscrit dans le courant de l’antique philosophie hellénistique. Effectivement, dans la Rus’, on a eu du mal avec ce genre de choses: «Nous n’avons pas appris les finesses helléniques…» [Expression issue d’un texte manuscrit du XVe siècle. N.d.T.]
Souvent, c’est précisément cela qui induit les chercheurs en erreur. L’hellénisme russe s’est concrétisé dans la vie pratique, de sorte qu’en effet il n’y eut rien de comparable à l’engouement théorique et aux études de la Renaissance. Toutefois, la sphère du discours scientifique est loin de constituer la seule dimension susceptible de relier les époques entre elles. Le Cercle des Pieux Zélotes était composé de gens qui avait grandi dans les mêmes idéaux que les intellectuels chrétiens des premiers siècles du Christianisme impérial, de sorte que les mentions désapprobatrices «hellénique» et «sagessemondaine»qui parsèment tous leurs écrits ne sont pas du tout «non-hellénistes» ; il s’agit d’un trait incontournable de l’hellénisme, trait qui se fixa dès le début des premiers cyniques. Curieusement, ce point de vue hellénistique se heurta, à travers les ‘savants de Kiev‘, à la vision du monde latine de la Renaissance dans le cadre de laquelle il fut souvent de bon ton d’exalter les Hellènes et en faire des modèles. Il se fit que ceux qui décrièrent les Hellènes furent plus hellénistes que ceux qui les exaltaient. Cet élément échappe régulièrement aux historiens évidemment peu informés des mouvements philosophiques de l’Antiquité et de la patristique à ses débuts, qui y est liée. Qui considérez-vous comme vos prédécesseurs ?
Je suis un helléniste convaincu et non un byzantiniste. Cet empire bureaucratique me fut toujours profondément étranger. Les gens qui me sont les plus proches sont bien sûr ceux de l’ère de la patristique, ceux, une fois encore, dans la conscience desquels revit et se reflète l’Antiquité : Grégoire le Théologien, Jean Chrysostome, Synésios de Cyrène,… Pour ce qui concerne mes racines russes, je ne ferai pas preuve d’originalité en pensant que les premier Vieux-Croyants Unis furent les croyants du vieux rite qui décidèrent de lutter contre la réforme, sans pour autant quitter l’Église. Des gens pareils, il y en eut toujours beaucoup. Dans la première génération, nous avons déjà mentionné le plus connu, Ivan Neronov (le moine Grégoire) et l’évêque Alexandre de Viatka. A une époque plus proche de nous, j’estime surtout l’ascèse du saint martyr André Oukhtomski, évêque vieux-croyant uni de Satka (Oufa). J’ai de l’estime pour la manière dont il confessa sa foi, tant face au pouvoir athée que devant l’épiscopat siliconé du Patriarche Serge. J’accepte pleinement son républicanisme, tant politique qu’ecclésiologique.
Le Vieux Rite. Qu’est-ce qui est si beau dans le vieux rite?
Tout d’abord son naturel. Ensuite vraisemblablement sa conformation, c’est-à-dire des proportions parfaitement réglées dans la corrélation des différentes parties. Il est difficile de le qualifier de gracieux, du fait de l’inadéquation de toutes les traductions slavonnes prosaïques de l’original grec poétique. Et de même, la lourde poétique rhétorique byzantine ne me captive pas toujours. De toutes façons, le plus intéressant dans le rite ancien, ce n’est pas sa dimension grecque, mais ce que le fondement grec a fait naître chez nous. Cela concerne le genre mélodique, le rite, la littérature. Le pratiquant de l’ancien rite s’investit en permanence dans les différents niveau de profondeur et d’intensité de ces «réminiscences», car il s’agit de son propre rite et il lui est cher. Manifestement, il n’existe pas pour lui de chemin direct vers le spirituel, c’est-à-dire ce qui d’un côté se situe au-delà des frontières nationales et culturelles, et d’un autre côté s’avère être à leur source. Les serviteurs du culte «pratiquent» effectivement le rite, mais les laïcs demeurent plantés comme des colonnes pendant tout l’office…
C’est la même chose dans le nouveau rite. Pour tout Vieux-Croyant, l’office divin est littéralement une liturgie, c’est-à-dire une démarche commune. Les laïcs se répartissent dans les chœurs et y contribuent à l’office.Si l’on s’en tient à la tradition liturgique laïque (celle des Pomores), on n’a besoin du prêtre que dans des cas exceptionnels; ce sont les laïcs eux-mêmes qui peuvent et doivent accomplir l’écrasante majorité des offices. Et il est possible de communier sans prêtre ?
Si les Saints Dons ont été présanctifiés, pourquoi pas? La communion des laïcs sans prêtre était un lieu commun dans l’Église antique, de même dans le monachisme oriental et dans la Rus’ du Moyen-Age. Dans le Grand Potrebnik (Euchologion), il y a même un rituel de la communion avec l’eau de la Théophanie. Le fait que rares sont aujourd’hui ceux qui y recourent, c’est une autre question à laquelle s’ajoute le fait que rares sont ceux qui le savent.
Edinoverie (Единоверие, prononcé à peu près, ‘yedinəverié’) est le nom de la communauté de Vieux-Croyants de Russie qui sont parvenus à un accord avec le Patriarcat de Moscou, et sous la juridiction duquel ils se sont placés, tout en conservant leurs particularités. On recourt parfois aussi au terme ‘coreligionnaires’ pour les nommer. L’expression ‘Vieux-Croyants Unis’ est la traduction reprise dans le «Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l’Église Russe», de l’Institut des Études slaves. Taras Sidash, traducteur du grec ancien, écrivain, philosophe russe vivant à Saint-Pétersbourg, dont nous avons publié la traduction de quelques textes, fait partie de cette communauté de Vieux-Croyants Unis. En 2011, Taras Sidash a accordé un entretien au magazine russe ‘Valeurs Familiales‘, au cours duquel il présente sa communauté, la manière dont les Vieux-Croyants comprennent le schisme, et son analyse, acide, des événements de l’histoire de l’Église. Taras Gennadievitch, dans la conscience commune, l’évocation des Vieux-Croyants fait surgir l’image du barbu obstiné fronçant les sourcils, l’idée de la Sainte Rus’, le signe de croix à deux doigts, les longs offices sans interruption, la boyarine Morozova de Sourikov, et l’une ou l’autre chose à propos de l’Archiprêtre Avvakoum. Dans quelle mesure ces stéréotypes correspondent-ils à la réalité ?
Les stéréotypes que vous avancez relèvent clairement du genre de l’affiche politique, et même de la caricature politique. Comme c’est chaque fois le cas pour ce genre d’image, cela en dit plus long sur son créateur que sur la «réalité». Cela nécessite d’admettre qu’il existe quelque part une réalité à laquelle cela correspond. Mais, en même temps, pourquoi seul le Vieux-Croyant devrait-il faire penser aux longs offices et pas les moines du nouveau rite orthodoxe, ou les moines catholiques dans ces ordres qui remontent au Moyen-Age? Et j’ose à peine parler de ceux sur les visages desquels s’imprime, de nos jours, «l’idée de la Sainte Rus’» (Sourire). Comment doit-on dire, ‘Croyant de la Vieille Foi’ (старовер) ou ‘Croyant du Vieux Rite’ (старообрядец )? Quelle est la différence ?
Le terme correct est ‘Croyant de la Vielle Foi’, car le désaccord avec les successeurs de Nikon ne consiste pas seulement en divergences de rite, mais surtout en une conception différente de ce qu’est la foi, l’homme et l’Église. Toutefois, les appellations intervenues au cours de l’histoire, et même celles utilisées par les intéressés recourent à l’autre terme. Par exemple, la hiérarchie la plus ancienne et la plus imposante, s’opposant à l’Église synodale/patriarcale, se nomma elle-même Église Orthodoxe Russe du Vieux Rite. (Русская Православная Старообрядческая Церковь). Selon moi, ce qui est tout à fait correct c’est l’appellation «Vieil-Orthodoxe» utilisée par certaines communautés, comme par exemple les Pomores : Église Vieil-Orthodoxe du Pomorié. L’expression ‘Vieil-Orthodoxe‘ reflète le mieux ce qui a réellement été changé, renouvelé par les uns et préservé dans son état antique par les autres.
Le Schisme.
Le schisme du XVIIe siècle ne survint-il pas surtout à cause de divergences rituelles ? Dans tous les livres d’histoire, on lit à peu près ceci : les zélateurs de la piété, Avvakoum, Neronov et les autres, se sont élevés contre les «nouveautés» grécophiles du Patriarche Nikon et tout le grabuge commença ainsi…
Il nous suffit de nous pencher sur les œuvres des opposants à Nikon pour constater que la «nouveauté grécophile» fondamentale fut la définition du pouvoir épiscopal et tsariste sur l’Église toute entière, selon laquelle on reconnaissait à ces pouvoirs le droit de prescrire, à leur seule discrétion et volonté, n’importe quoi à l’Église entière.
Il est très clair qu’à la fin de leur vie, renonçant à leurs nouveautés rituelles, le Patriarche Nikon et le Tsar Alexis Mikhaïlovitch, relativement omnivore en matière de rituel, pensaient que l’essentiel dans la réforme n’était pas son contenu, c’est-à-dire le refus de certaines dispositions, mais bien l’obéissance totale au pouvoir dans les questions concernant la foi. Comme l’a dit à cette époque le bourreau sanguinaire, le Patriarche Joachim : «Vielle foi, nouvelle foi, crois ce qu’on ordonne». Je cite de mémoire. Le sens de la réforme de Nikon ne fut pas l’introduction de l’une ou l’autre nouveauté en matière de rituel, mais la confirmation par la Chrétienté russe du renoncement au statut proclamé par l’Apôtre Paul, des Chrétiens comme «peuple de Dieu» et «prêtrise royale». De nombreux Russes ne purent évidemment admettre une telle «nouveauté».
Il suffit de lire les lettres du dirigeant de la première génération d’opposants, l’Archiprêtre Jean Neronov, pour se convaincre une fois pour toutes que pour lui, c’était la toute puissance injustifiée du patriarche qui était tout à fait inacceptable. Quand aux rites, ils étaient seulement, pour un côté comme pour l’autre, des signes: pour les uns ils permettaient de montrer son pouvoir papal illimité, pour les autres, ils manifestaient la dénonciation de la nature non-orthodoxe de pareille ambition. Bien sûr, pour les gens simples, les rites peuvent revêtir une signification suffisante en soi, mais pour les «héroïques archiprêtres» formant l’élite intellectuelle et morale du peuple et le noyau de l’opposition anti-nikonienne, les choses ne pouvaient en être ainsi. Bref, la dimension véritablement grecque de la «grécophilie» de la cour d’Alexis Mikhaïlovitch se concentrait dans la ‘philia’ qui jusqu’à cette époque n’était pas vraiment une caractéristique des Russes ; car évidemment le contenu de cet emballement singulier, la nouvelle conscience ecclésiologique, n’avait rien de grec. Il s’agissait d’une importation latine de seconde main, une marchandise facile à écouler, sortie des bagages de certains évêques grecs vagants, réduits au négoce d’une foi de provenance inconnue. Je comprends. Le pouvoir aurait du faire preuve de plus de douceur. Mais auparavant les choses se passaient-elles autrement ? C’était bien l’empereur et les évêques qui représentaient l’Église toute entière lors des Conciles Œcuméniques. C’était tout de même dur à cette époque-là également.
Effectivement, c’est ainsi que les choses se déroulaient alors. Et des schismes pareils au nôtre, l’Église Œcuménique en a connu quelques-uns. A quoi tout cela a-t-il mené? Ne serait-ce pas à cause de cela que les Orthodoxes du Patriarcat Œcuménique occupent encore juste un quartier d’Istamboul et quelques îles? Ne serait-ce pas à cause de cela que les schismatiques catholiques-romains sont plusieurs fois plus nombreux que tous les Orthodoxes pris ensemble? Ne serait-ce pas à cause de cela que tout le Moyen-Orient ensanglanté par les confrontations entre ceux qu’on nomme les Nestoriens et l’Église impériale constantinopolitaine, est devenu le terreau idéal pour la propagation de l’Islam ?
L’époque des Conciles Œcuméniques est celle du fiasco de la mission chrétienne. La mission fut accomplie par les méthodes impériales, en politique et en matière de spéculation, et mis à part quelques icônes miraculeusement sauvées des iconoclastes et une liste, obtenue à l’arraché, des erreurs dogmatiques qui furent rejetées, cette mission ne laissa rien pour le futur, rien sur quoi nous puissions nous appuyer dans les temps de détresse de l’Église. Cela devint évident dès que survint la première situation problématique; les Russes ne purent la résoudre sans s’appuyer sur l’autorité extérieure, grecque. De ce qu’on nomme l’héritage patristique, il est possible de déduire des conclusions très différentes, de sélectionner des précédents diamétralement opposés pour résoudre certains problèmes. Et ainsi, ni le Patriarche Nikon, ni ses opposants ne durent se priver du plaisir de se lancer à la tête toutes sortes de citations bibliques et autres. La déchéance la plus profonde qui atteignit, dès les premières décennies qui suivirent le schisme, la partie de l’Église qui avait remporté la victoire, s’explique, et sûrement pas en dernier ressort, par le fait qu’aucun de ceux qui «participèrent au débat» ne conservait après une décennie de conciles et de disputes, la moindre considération pour l’Église grecque, dont traditionnellement, l’Église russe (et particulièrement son secteur ‘nikonien’) se qualifie de prolongement et de protubérance. (A suivre)
Le site Pravoslavie.ru a publié un cycle d’entretiens consacrés à Byzance, son histoire, ses enseignements. Quand et comment apparut l’appellation «Empire Byzantin»? Comment les scientifiques érudits de pays différents évaluent-ils le rôle et la signification de Byzance dans l’histoire du monde? Pourquoi, à l’époque soviétique, La ‘byzantistique’ fut-elle déclarée «science dangereuse»? Qu’est-ce qui relie la Russie à Byzance et pourquoi essaierions-nous de connaître cette puissance dont de nombreux siècles nous séparent? Premier entretien du cycle, avec l’historien Pavel Vladimirovitch Kouzenkov. Pour les francophones, un des intérêts de ce texte est de soulever un coin du voile sur l’approche de l’histoire de «Byzance» par des Orthodoxes, en l’occurrence, les Russes. Les ouvrages disponibles en français sur le sujet sont, dans leur immense majorité, soit écrits par des Français, soit par des Anglo-saxons, et ensuite traduits. La traduction française de l’ouvrage de Georgije Ostrogorski, byzantiniste serbe qui a exploité des sources non seulement occidentales, mais aussi slaves et grecques, fait exception. La traduction des travaux des historiens russes Vassiliev et Ouspienski est introuvable.Read more