Le Métropolite Hierotheos de Naupacte, dont plusieurs textes ont déjà été traduits et publiés sur ce site, présente ci-dessous Geronda Anastasios, qui fut, et demeure, au-delà de cette vie, une des fleurs du jardin du Seigneur qu’est la Terre de Crète. L’article original, en langue grecque, est paru en décembre 2013. La première partie du texte se trouve ici. La grande chambre accueillait huit patients, chacun souffrant d’une affection particulière. Je m’approchai de chacun d’eux, les saluant et priant pour eux comme il convient. Je réalisai qu’au-delà de la souffrance physique, tous ces patients avaient également un problème d’équilibre mental, alors que Geronda Anastasios, malgré une grande faiblesse physique et des douleurs intenses, qu’il ne montrait pas, semblait à travers tout ce qu’il disait, posséder un état spirituel intense et élevé.
Cela se reflétait dans tout ce qu’il disait, dans son regard pur et pénétrant, dans son calme mental et la puissance de son esprit. Je voyais sa grande puissance d’âme qui littéralement planait. Je voyais un monde théologique intérieur noble et élevé, encapsulé dans une frêle particule, ce corps fragile et démuni, qui demeurait toutefois en paix. J’étais stupéfait de voir comment ce corps pouvait contenir une âme aussi théologique, étincelante et intense, assoiffée du Christ. Les pères du monastère, avec l’aide de personnes présentes, ses enfants spirituels, le redressèrent quelque peu afin qu’il soit assis sur son lit, les jambes pendantes, et qu’il puisse ainsi balancer la jambe qui avait été opérée, comme les docteurs le recommandaient. Dans cette position, il répétait : «Le Christ est une source inextinguible!» Il parlait constamment du Christ, qui nous aime et nous comble de cadeaux célestes.
Je m’approchai de lui et lui racontai qu’un jour, alors que je me trouvais dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital où séjournait le Père Jean Romanides, qui souffrait d’un accident vasculaire cérébral, j’expliquais à celui-ci ce que les médecins disaient de son état de santé. Il me répondit que l’opinion des médecins ne l’intéressait pas, et me demandait de l’informer de la situation de l’Église en Grèce. Et il se mit à me parler de problèmes théologiques, alors qu’il était en danger de mort. Je demandai à Geronda Anastasios comment il expliquait cela. Il répondit : «La douleur à la jambe brisée est plus forte que les suites de l’accident vasculaire cérébral, et il continua, ici, tout le monde théologise». Manifestement, il voulait dire qu’ils souffraient et parlaient avec Dieu chacun à sa manière ; en fait, ils luttaient avec Lui. Le Père Antonios Fragakis, dit, à propos d’une expérience que Geronda venait de traverser quelques jours auparavant : «la dame revêtue de soleil», faisant référence à l’Apocalypse de Jean. Je fus incité à l’interroger : «Geronda, quand je lis l’Apocalypse de Jean, je vois essentiellement que ce qui est décrit est la Liturgie incréée dans le Temple incréé du Paradis. Cette Liturgie, nous la ressentons sur terre. Je pense que pour l’hésychaste, le noûs dans le cœur célèbre la liturgie en permanence tout au long de la nuit, et le matin, il se rend à la Liturgie dans le Saint Temple alors qu’une Divine Liturgie se déroule dans son cœur. Mais malgré que dans son cœur, une liturgie se déroule en parallèle à celle qui est célébrée dans l’église, le noûs dans le cœur aspire au Corps et au Sang du Christ dans la Divine Communion. Existe-t-il réellement une relation entre les deux liturgies, celle dans le cœur et celle dans l’église ?»
Geronda s’emporta : «C’est exactement comme cela, votre Éminence. Mais peu nombreux sont ceux qui vivent cette expérience. Effectivement, l’Apocalypse de Jean décrit la Divine Liturgie incréée dans le Temple non créé de main d’homme. Là, le célébrant est le Christ Lui-même. Ici, dans le temple créé, c’est le prêtre qui célèbre, et il célèbre Son Corps et Son Sang. Cela se passe en vérité dans le temple créé, mais cela ne demeure pas à l’endroit de la célébration ou dans les cœurs auxquels cela est destiné. C’est là aussi le sens de l’Écriture : «Mon fils, donne-Moi ton cœur » Il y a la liturgie noétique et la liturgie raisonnée. La première précède et attend l’autre. Avec la Divine Communion, le Christ siège sur l’autel noétique du cœur et devient la source de tout bien.»
A un moment, je lui dis que Geronda Sophrony a écrit quelque part que lorsqu’il commença à se tourner vers le Christ vivant, après son expérience de la philosophie orientale, il sentait autour du monde intérieur de son cœur, un mur de plomb et quelque chose comme une épée qui traversait son épaisseur et créait une fente capillaire permettant à un rayon de lumière de pénétrer. En entendant cela, Geronda Anastasios répliqua : «Cela m’est arrivé aussi ». Notons en passant qu’il aimait beaucoup Geronda Sophrony, dont il disait avec émerveillement «Sophrony le Grand !». Il aimait également beaucoup Saint Païssios et Geronda Ephrem de Philotheou, qui est en Amérique. Et il continua :
«Une crevasse de l’épaisseur d’un cheveu est créée dans le cœur. J’en ai fait l’expérience, un jour. Par là, le noûs entre profondément dans le cœur et y détecte tout. Cette ouverture demeure, le noûs ne s’échappe pas, mais la crevasse se modifie. L’expérience n’est pas toujours identique. Le mental dit la prière, et quand il est rempli à satiété, il la donne aussi au cœur. Le Christ y descend avec le nous. Après, le mental décrit ce qu’il est en mesure d’exprimer à propos de cette expérience du cœur. C’est cela la porte étroite dont parlait le Seigneur, c’est la porte d’entrée du cœur. A travers le cœur, le noûs entre dans le paradis de Dieu. Lorsque vous atteignez la theosis, vous avez tout. Le chemin est terminé. Saint Grégoire le Théologien a dit : ‘Entrez dans votre cœur et vous verrez les cieux’, car il existe une porte pour accéder au Ciel, il s’agit de la porte qui s’ouvre dans le cœur.»
J’étais ébahi d’entendre tout cela dans un hôpital, de la bouche d’un homme sur son lit de douleur, alors qu’il venait d’être opéré et qu’il souffrait. Mais ses paroles théologiques coulaient comme un fleuve.
Ensuite, il se tut pendant quelques temps. Je ne voulais ni le déranger, ni le fatiguer, mais il semblait vouloir parler de façon théologique. J’évoquais avec les moines présents, au pied du lit, les paroles qu’il venait de prononcer. Je voyais que Geronda nous regardait, nous interrogeant de son regard tellement expressif. Bien qu’il souffrît, il n’exprimait aucun déplaisir, ni par des mouvements du corps, ni par des mimiques du visage. La présence de tout ce monde autour de son lit ne le dérangeait pas. Il finit par dire : «Étroite est l’entrée qui s’ouvre sur l’autre vie. J’ai déjà commencé à la traverser».
Je me suis penché vers lui, l’ai embrassé et ai caressé sa tête affectueusement. Je suis passé derrière lui et ai redressé les oreillers afin qu’il puisse s’asseoir un peu sur le lit. Il était pensif, il ne souriait ni n’exprimait aucune souffrance. Il avait une grande bonté d’âme. Il avait l’air d’un théologien mûr tout autant que d’un petit enfant ; une telle unité est créée par la grâce de Dieu, par l’équanimité en Christ. Du sérum était administré, à travers sa main. Mais ses deux mains étaient blessées, noircies par la présence d’aiguilles. A un moment, le Père Antonios caressa sa main. Il regarda sans manifester aucun dérangement. Le Père Antonios dit alors à Geronda : «Je ne savais pas, Geronda. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?» Geronda répondit en souriant : «Je n’ai que deux mains, ils n’ont pas pu en trouver une troisième qu’ils auraient pu garder intacte». Des laïcs présents demandèrent à Geronda la permission de le photographier, et d’être photographiés avec lui. Il ne répondit ni par l’affirmative, ni par la négative mais resta juste calme et paisible.
Je lui dis que c’est le cœur qui sent Dieu. Geronda acquiesça mais ajouta, plein de sagesse : «en même temps, le cœur peut être induit en erreur». Cela se produit lorsque le cœur n’est pas purifié des passions. Il continua : «Le Christ est patience. Le Christ est tout. ‘Je frapperai, et Je guérirai’. Parfois Il s’exprime de façon austère, parfois, avec douceur, mais d’une manière et de l’autre, Il manifeste Son amour. La lutte avec Dieu est continuelle. Cette lutte est inconnue de tous sauf de Dieu, et des athlètes du Christ. C’est une lutte continuelle car Dieu est tout puissant. Mais Il est aussi tout-amour. Et quand Il montre Sa ‘dureté’, fondamentalement, Il déploie son amour.»
A côté de Geronda était alité un patient qui respirait avec difficulté et en gémissant. Je lui demandai s’il était dérangé par les gémissements et s’il souhaitait que je demande qu’il soit transféré dans une autre chambre pour qu’il puisse être seul et au calme. Mais il me dit : «Non, merci, cela ne m’importune pas, cela m’aide. Tous ils théologisent leur souffrance. Ils complètent ma théologie ». C’est extraordinaire, de ressentir la douleur d’autrui comme étant théologie. C’est la marque d’un cœur sensible qui a été transformé par la grâce de Dieu. La plupart du temps, j’étais à ses côtés, sans parler, afin de ne pas le lasser. Les moines me dirent que Geronda ne se lasse pas. Il est content de parler théologie. En fait, quand il était dans une autre chambre, il dit la prière toute la nuit, oralement, afin que tous les malades puissent l’entendre. Je restai assis à côté de lui environ une demi-heure. Dans mon âme et dans mon cœur, je ressentis du calme, une certaine paix et de la joie. Ensuite, je reçu sa bénédiction pour m’en aller. Il me demanda de prier pour lui. Je lui répondis que je le faisais et lui demandais ses prières. Il me répondit : «Vous dites cela par humilité». J’embrassai sa main et il demanda à embrasser la mienne. J’embrassai son front et il me dit : «Je vous souhaite gloire éternelle».
Je m’en allai avec une intense douceur dans le cœur. A midi, lors d’une rencontre avec des gens que j’aimais, nous avons poursuivi l’échange théologique que j’avais entamé avec Geronda Anastasios. Je partis ensuite pour l’aéroport, où d’autres amis chrétiens vinrent à ma rencontre. J’embarquai et à 17h50, l’avion quittait Héraklion. Je suis rentré à Naupacte vers 22h. Ce jour-là pendant quatorze heures, j’avais été rempli d’une émotion intense. Ce fut une journée fulgurante, empreinte de la théologie empirique d’un Geronda empirique dans un hôpital saturé de souffrances.
Deux jours plus tard, le Père Antonios m’envoya deux messages, qualifiant notre rencontre. «Hier, Geronda Anastasios a dit :’La visite du Métropolite de Naupacte m’a rendu à la vie. Il vint par amour, et son voyage fut très fatigant. Comment pourrais-je le lui rendre ? Simplement en le remerciant de tout mon cœur.’ Geronda reprit ensuite quelques forces, mais il cessa de théologiser. Il était plongé dans le mystère du silence.» «Aujourd’hui, le Père Thimotheos du monastère a dit :’Lorsque notre bien-aimé Métropolite de Naupacte est venu auprès de Geronda, celui-ci aspirait à sa venue et il a notablement repris des forces. Geronda a donné alors son dernier enseignement théologique, un résumé de toute sa théologie. Ce fut son chant du cygne. Après la visite, il est entré dans le silence, définitivement, dans le langage de la vie future.’» Le geronda béni attendait son entrée dans la Divine Liturgie éternelle à laquelle il aspira tout au long de sa vie, depuis qu’il vivait dans les grottes et le Saint Monastère.
La Grâce d’une fin bénie
Pendant les jours qui précédèrent son décès, il priait constamment. Il avait des difficultés. Il disait aux pères du monastère : «Vos prières me retiennent en cette vie terrestre. Cette extension est un cadeau pour le repentir. Je vous remercie et vous bénis tous. Je prie pour vous tous ». On me prévint de ce que la fin de la vie biologique de Geronda était imminente. Et j’envoyai le message suivant : «Que l’Archange Michael l’accompagne, avec toutes les Puissances Célestes, et les Saints bien-aimés, afin que ce vaisseau béni du désert puisse entrer dans la liturgie céleste. Bénis soient son chemin glorieux et son entrée dans le Saint des Saints ».
A un certain moment, Geronda demanda à l’higoumène du monastère de lui donner sa bénédiction lui permettant d’entrer dans la lumière. L’higoumène s’y efforça. Mais ce fut lorsque son Eminence le Métropolite Makarios de Gortyne récita une prière, que son âme s’en alla vers la Lumière. Cet incident montre la rencontre d’un théologien charismatique et de la grâce pontificale et il révèle que les dons sont accordés par Dieu à travers l’Église, pour être actifs dans l’Église, avec les prières de l’évêque et à la gloire du Dieu Trine. Le Père Antonios m’envoya un message m’informant du décès de Geronda Anastasios : «Geronda Anastasios s’en est allé dans la Lumière de la Résurrection. Puissions-nous avoir ses prières».
Je répondis : «Puissions-nous avoir ses prières de résurrection. Le Christ dira, comme à Abba Sisoes : ‘Amenez-moi le vaisseau du désert.’ Dieu vous a accordé la bénédiction de le rencontrer et de le révéler. Vous avez profité de l’expérience d’un homme déifié. Adressez mes souhaits à l’Higoumène et aux Pères du Monastère.»
Geronda Anastasios était béni. Il fut un grand témoin théologique de notre époque, comparable aux grands ascètes du Gerontikon, visionnaires de Dieu. Son cas me rappelle les paroles de Saint Grégoire le Théologien, que celui-ci prononça à l’approche de sa mort : «Frappez le corps, l’âme ne sera pas touchée. Je rendrai au Christ l’image divine telle que je l’ai reçue, ô meurtrier des hommes ». «Prends-moi, Christ, moi qui Te célèbre, comme Tu le veux». Il me rappelait également les paroles de Saint Jean Chrysostome, selon lesquelles la mort «n’est plus redoutable, mais foulée aux pieds, complètement méprisée ». Et il me rappelait encore les paroles de Geronda Sophrony affirmant que le moment de notre départ de ce monde est « triomphal », et «anticipant de ce moment terrible et grand, l’âme ressent une paix extrême, l’amour paternel, et elle se précipite vers la lumière qui ne s’éteint jamais». Ainsi vécut Geronda Anastasios, ainsi s’en alla-t-il, dans la perfection. «Tel est le terrestre, tels sont aussi les terrestres; et tel est le céleste, tels sont aussi les célestes. Et de même que nous avons porté l’image du terrestre, nous porterons aussi l’image du céleste» (1 Cor. 15:48-49).
En effet, Geronda Anastasios portait le nom de la résurrection, et par sa vie, il porta l’image céleste. L’higoumène et les moines du Monastère de Koudouma furent favorisés par Dieu et ils eurent parmi eux un geronda béni qu’ils servirent de tout leur cœur.
Au milieu des problèmes de mon ministère épiscopal, Dieu m’envoya des joies. L’une d’elles fut de rencontrer Geronda Anastasios de Koudouma. J’ai senti qu’il était une lumière céleste dans nos temps misérables. Avec son décès, je me sentis un peu orphelin, mais je sentis plus intensément la joie de la résurrection.
Puissions-nous bénéficier de ses intercessions.
Traduit de l‘anglais, à l’aide de l’original grec.