Le texte ci-dessous est la traduction d’un original russe préparé par Madame Olga Orlova et publié sur Pravoslavie.ru le 6 mai 2019, sous le titre «Человек – существо литургическое. Беседа с архимандритом Мефодием (Марковичем), игуменом Хиландара» (L’homme est un être liturgique, entretien avec l’Archimandrite Méthode, Higoumène de Chilandar). Le texte est introduit par la phrase suivante : «Le plus jeune Supérieur du Mont Athos, l’Archimandrite Méthode (Markovitch), Higoumène du Monastère serbe de Chilandar, parle de la vie en tant que liturgie, qui transcende toutes les divisions imposées aujourd’hui aux peuples orthodoxes».
Père Méthode, comment êtes-vous arrivés au Mont Athos?
Un jour, pendant le Grand Carême, je vis une chose qui transforma toute ma vie, une tonsure monastique. C’était la première fois que j’en voyais une se dérouler sous mes yeux. Je compris que c’était pour moi. Je me suis incliné et je me suis vu m’élever moi aussi en rampant, vers Dieu. Je m’en suis rendu compte clairement: je serai moine. Pourtant, j’avais vécu jusque là une vie simple dans le monde. Je suis né dans la ville serbe de Čačak (à 140 km de Belgrade), Saint Nicolas (Velimirovitch) y a célébré une fois, et le Patriarche Irénée, actuel Primat de l’Église serbe, y est né aussi [ Pour rappel le texte a été écrit en 2019. Depuis le 19 février 2021, le Patriarche de Serbie est Sa Sainteté Porphyre (Peritch) N.d.T.], mais j’ai appris tout cela plus tard. Et puis j’étais juste un étudiant de la Faculté d’Ingénierie électrique de l’Université de Belgrade, communiquant avec mes amis, jouant au basket. Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas…À un moment, j’ai été frappé par l’histoire du Starets Zosime dans les «Frères Karamazov» de Fiodor Mikhailovich Dostoïevski. J’avais déjà lu pas mal de littérature patristique au sujet du monachisme, mais tout cela restait pour moi seulement des écrits. Alors que ma présence lors de la tonsure monastique devint une sorte d’impulsion! Cela se passa au Monastère de Dečani au Kosovo. J’y serais resté si cela avait été un monastère d’hommes (le Père Méthode rit). De plus, il y avait là un merveilleux père spirituel et héros de l’ascèse, le Hiéromoine du Grand Schème Savva (Tchirovitch). Mais à Dečani, on m’a dit: «Si tu veux devenir moine, demande conseil au Starets Thaddée».
S’agit-il du Starets Thaddée de Vitovnitsa? En Russie, on aime beaucoup ses livres «Paix et joie dans l’Esprit Saint», «Telles sont tes pensées, telle sera ta vie», etc.
Oui, oui, il s’agit de lui! Et ses écrits m’ont grandement impressionné. Alors je suis allé voir le Starets Thaddée pour obtenir des conseils. J’étais prêt à entendre n’importe quoi: partout où il m’enverrait, j’irais sans délai. Je ressentais déjà, selon la parole de Saint Jean Climaque, un tel feu. «Toi, à la Sainte Montagne!», bénit le Starets. Je suis parti. Il s’est avéré que je me suis retrouvé à Chilandar pour la fête de Saint Syméon le Myroblite, fondateur du monastère de Chilandar.
Avec quels startsy de l’Athos avez-vous pu vous entretenir?
Je suis allé trouver le Starets Joseph, le jeune, de Vatopedi. J’ai aussi été proche de Geronda Georges (Kapsanis), qui fut pendant quarante ans higoumène du Monastère de Grigoriou sur l’Athos. Voilà, c’est auprès de ces deux startsy que j’ai appris le monachisme cénobitique. Leurs enseignements m’aident beaucoup ; je suis une jeune higoumène et c’est grâce ç leur expérience que je sais quand et comment intervenir.
Que vous ont enseigné ces startsy ?
Geronda Georges (Kapsanis) enseignait qu’il faut organiser sa vie selon la volonté de Dieu. De façon générale, il parlait de l’homme comme d’un être liturgique. Nous avons été créés pour le service de Dieu. Et c’est précisément dans ce service que l’homme se connaît réellement lui-même. Toute le vie de l’homme au Paradis, disait Geronda Georges, est liturgie. Mais il considérait que la liturgie du Nouveau Testament est supérieure même à la liturgie du Paradis. Imaginez que Dieu a pris chair pour être immolé pour nous et pour notre salut. Geronda disait que l’homme peut évidemment vivre aussi selon sa propre volonté, le Seigneur le permet, Il ne veut exercer aucune violence sur la volonté de Sa créature. Mais alors, de cette façon, l’homme s’exclut de l’espace vivificateur de la liturgie. D’ailleurs, il peut même être prêtre, mais s’il ne s’offre pas lui-même et le monde entier à Dieu, il demeure hors des Mystères. Même quand il se tient à l’autel avec les mains élevées. De ce genre de chrétiens de nom, qui peuvent prendre part à tous les offices, et même les célébrer, il est dit dans l’Apocalypse «Tu as la réputation d’être vivant, mais tu es mort» (Apoc.3;1).
Mais comment s’offrir soi-même ainsi que le monde entier à Dieu?
Il faut voir le don de Dieu en tout, ne rien s’attribuer, ne rien posséder. C’est la pauvreté de l’esprit qui nous est commandée (Math.5;3). Alors toute notre vie, non seulement à l’église, mais aussi hors de son enceinte, et en dehors de l’enceinte de cette vie terrestre elle-même, sera liturgie. C’est là que nous devons retourner.
Oui, il y a une réflexion merveilleuse à ce sujet dans le livre de l’Higoumène d’Iviron, l’Archimandrite Vassili (Gondikakis) «L’Entrée». Il écrit que l’homme dans l’expérience du don de soi, qui est l’essence de la vie d’un chrétien, donne, et donne, et donne encore, et pour lui, la mort n’est plus qu’une des pertes habituelles; l’âme offre le dernier sacrifice, le corps, à la terre. D’où cette facilité de mourir pour le chrétien: j’ai fait tout ce que je pouvais; j’ai donné tout ce j’avais…
Oui, la vie chrétienne est un don incessant, une offrande, un sacrifice, une communion, une action de grâces, nous apprit Geronda Georges. La vie est ainsi sanctifiée, et devient divino-humaine.
Mais comment connaître la volonté de Dieu pour soi?
Il faut prier le Seigneur constamment, chaque jour, peut-être pendant un an ou même plus, pour qu’Il dévoile Sa volonté, et quand Il la dévoile, il faut alors organiser la vie selon Sa volonté. Le Seigneur ne monta pas non plus de Lui-même sur la Croix, mais il est écrit «Il s’est humilié, ayant obéi jusqu’à la mort, la mort sur la croix» (Phil.2;8).
C’est précisément par le starets, par le confesseur, que Dieu dévoile Sa volonté?
Effectivement, sur l’Athos, tout se passe comme ça. Les startsy nous apprennent, évidemment, à nous les moines, comment nous exercer à la prière. Avant tout à la prière de Jésus. Les startsy ont dit : «Pour être un moine de la Sainte Montagne, il faut obéir, alors, la prière tournera». La volonté de Dieu se dévoile aussi dans les circonstances de la vie.
«Quand le Ciel se tait, il ne faut rien entreprendre». Cette instruction nous est parvenue jadis du Mont Athos, lorsque, à la fin de l’époque soviétique, les premières délégations de pèlerins ont commencé à se rendre sur la Montagne Sainte. Pouvez-vous parler de Geronda Joseph de Vatopedi?
Geronda Joseph de Vatopedi disait souvent : «Dans la vie, l’important, c’est le but». Quel est le but de ta vie? C’est une chose que d’aspirer au Saint-Esprit, mais c’en est une toute autre quand tu aspires à quelque chose que tu ne trouveras nulle part dans ce monde corrompu. Qu’est-ce que tu accumules? La connaissance? Les impressions? L’argent? Tout ce qui n’est pas une expérience liturgique qui fait descendre le Saint–Esprit même sur nos travaux quotidiens les plus apparemment simples, lorsque nous les consacrons à Dieu et nous nous sacrifions pour le bien de notre prochain, n’a pas de sens. Tout ça va disparaître ici. Même quelque chose de bon selon les normes humaines. «Notez que seule la bonne action que nous faisons pour le Christ nous apporte le fruit de l’Esprit-Saint, et tout ce n’est pas fait pour le Christ, bien que ce puisse être bon, ne nous apportera pas de récompense dans la vie du siècle à venir, et dans la vie présente, cela ne nous vaudra pas la grâce de Dieu», a déclaré Saint Seraphim de Sarov dans la conversation avec Nicolas Motovilov. Et là, il a cité les paroles du Seigneur: «Qui n’amasse pas avec moi disperse»(Math.12 ;30).
Comment les startsy réagissaient-ils vis-à-vis des tentation de nos temps?
Aujourd’hui, c’est par la patience que les moines, et je pense, tous les chrétiens, font leur salut. Même tous ces désordres qui s’abattent aujourd’hui sur l’Orthodoxie dans le monde, il faut simplement les endurer patiemment. Maintenant, les podvigs qu’ont accomplis nos prédécesseurs nous sont inaccessibles. Les chrétiens d’aujourd’hui endurent les maladies et d’autres tentations.
Je sais que les Athonites disent en plaisantant: «Avant nous nous sauvions par les chotkis, maintenant, c’est par les réfrigérateurs». L’abondance des pèlerins n’est-elle pas une tentation? Ou sont-ils devenus moins nombreux maintenant?
Les pèlerins viennent nombreux à la Sainte Montagne, comme ils y sont toujours venus. Nous travaillons pour accueillir tous ceux qui viennent à nous. Peut-être certaines tentations se produisent-elles, mais nous essayons de nous assurer que personne ne parte sans avoir été consolé. L’hospitalité est aussi un podvig, une façon de plaire à Dieu. Comme l’a dit l’apôtre Paul «Certains, sans le savoir, ont accordé l’hospitalité aux Anges» (Hébreux 13;2).
Pourquoi les pèlerins contemporains viennent-ils? Quels sont leurs problèmes?
Beaucoup viennent maintenant au Mont Athos car ils sont touchés purement dans leur vie quotidienne par la crise, en particulier les Grecs, qui viennent assez nombreux . Notre starets de Chilandar, Kirill (Vechkovats) s’est entretenu une fois avec l’Archimandrite Justin (Popovitch), entre-temps glorifié, et celui-ci a appelé la persécution communiste contre l’Église orthodoxe Serbe une «épitimie», c’est-à-dire une sorte de punition pour se corriger. Par ailleurs, l’Église Orthodoxe Russe a connu son «épitimie» au XXe siècle. A cette époque, Abba Justin remarqua que cela allait arriver au peuple grec. Il est possible que les problèmes que vivent aujourd’hui les Grecs, les problèmes financiers, les harcèlement de la part entre autres des fonctionnaires, ce sont leur «épitimie». Mais , fondamentalement, on nous pose des questions relatives à la vie spirituelle. On nous interroge au sujet de la Confession, de la Sainte Communion, sur la manière d’éduquer les enfants dans la foi orthodoxe.
On dit que toute communauté, monastique ou paroissiale, tend à devenir une famille. Comment y parvenir?
«Aimez-vous les uns les autres»(J.13;34). «Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous, et le serviteur de tous» (Mc.9;35). Tout est écrit dans l’Évangile. Au monastère, nous incarnons simplement les commandements, nous les rendons visibles. Les pèlerins qui viennent au monastère se nourrissent réellement de ces modèles, de l’esprit d’obéissance des uns envers les autres, de l’entente. Dans la famille idéale, tout doit être paisible. Il en va de même avec notre famille mondiale dans laquelle sont réunis tous les Orthodoxes.
A la lumière de ce que vous venez d’évoquer au sujet des épitimies que reçoivent les peuples, on comprend ce qui se passe chez les Grecs. Mais la croix des Serbes, et la croix du peuple russe, en quoi consistent-elles?
La croix serbe, c’est la préservation de la foi orthodoxe et de la Tradition de l’Église. C’est la même pour le peuple russe. Nous sommes deux peuples orthodoxes, tout de même! Aujourd’hui, en Serbie, et c’est sans doute le cas en Russie aussi, il y a actuellement beaucoup de pression: l’ennemi agit, sinon directement, du moins sournoisement. Par tous les moyens, l’ennemi instigue pour que les croyants changent la tradition, abandonnent la foi orthodoxe. L’ennemi s’impatiente: vous pouvez croire, mais autrement. Cette pression est systématique. Je pense que chaque croyant, qu’il soit serbe ou russe, la ressent sur lui-même. Aujourd’hui, nous, Serbes, devons être aussi stoïques que nos ancêtres sous le joug ottoman. Et la croix des russes aujourd’hui est d’être aussi fidèle au Christ que les néo-martyrs et confesseurs de votre Église. Les russes ont maintenant beaucoup de tentations. Un bon fondement a été posé pour le retour du peuple à l’Église après 70 ans d’athéisme. Mais des efforts doivent être faits sans cesse pour que la foi croisse. Dans la vie spirituelle, vous ne pouvez pas rester immobile, c’est le podvig constant de la montée au Golgotha.
Tous ceux qui portent leur croix, je le répète, ont besoin de patience. Pour la conquérir, nous devons nous intéresser davantage à la façon dont nos ancêtres vivaient, c’est là une méthode très efficace. Dans l’Église Russe, vous avez le soutien le plus puissant dans le chœur des néomartyrs et confesseurs de l’Église Russe. Nous, peuples orthodoxes frères, considérons aujourd’hui le peuple russe comme un soldat, un héros du Christ, capable de défendre l’Orthodoxie dans ce monde sécularisé qui dicte agressivement ses pseudo-valeurs. Vous, les Russes, avez un fondement spirituel très sérieux, renforcé par la Divine Providence au siècle dernier.
«A celui qui a reçu beaucoup, il est beaucoup demandé», dit-on chez nous.
Il existe un récit que, je pense que beaucoup connaissent, relative à un homme qui murmura contre le Seigneur: «Ma Croix est très lourde!» Son ange gardien lui apparut: «Pourquoi pleures-tu? Le Seigneur m’a envoyé t’offrir une croix que tu choisiras toi-même». Et à ce moment-là, un grand nombre de croix humaines furent révélées aux yeux de celui qui murmurait. Les parcourant toutes, il éprouvait constamment un certain inconfort jusqu’à ce qu’il s’arrête sur une croix assez soignée, qui lui tomba sur l’épaule. «C’était la croix que tu portais!», lui dit l’ange.
Abba Dorothée enseigne ceci: si vous prenez tout ce qui se passe dans votre vie comme venant de la main de Dieu, vous serez toujours paisible et calme; quoi qu’il arrive, c’est Dieu qui l’a envoyé! Dieu merci, pour tout.
Cependant, pour atteindre une telle bonté d’âme, nous devons obéir aux commandements, sinon nous transférerons à Dieu la responsabilité de nos propres bêtises. Cette sorte de gens blasphème souvent contre Dieu. Rappelez-vous, le brigand crucifié à la gauche du Christ. La Croix et le repentir sont la porte du Royaume des Cieux.
Au bon larron qui confessa au Seigneur «Souviens-toi de moi, Seigneur, dans Ton Royaume»(Lc.23;42), le Christ a dit: «Aujourd’hui, tu seras avec Moi au paradis»(Lc.23;43). Mais le Seigneur ne l’a pas enlevé de la croix immédiatement, le voleur dût encore souffrir encore le martyre, on lui brisa les tibias, c’est-à-dire qu’il a souffert pour ses péchés. Ici, vous pouvez dire l’inverse: «Celui à qui il fut beaucoup demandé, il sera abondamment récompensé».
Le monde moderne craint la croix et il lui est étranger. Mais le Seigneur envoie la croix pour le salut. Pas de croix, pas de résurrection avec le Christ. Après tout, c’est dans la joie de Pâques, qui se prolonge dans la vie éternelle, que réside le sens de la miséricorde de Dieu pour nous.
Traduit du russe
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