Taras Sidash, naquit en 1972, il vit à Saint Saint-Pétersbourg. Diplômé de l’Institut de Philosophie et de Théologie de Saint-Pétersbourg, il est traducteur du grec ancien, écrivain, poète et philosophe. Une partie de ses écrits viennent récemment d’être publiés, en deux fascinants volumes de plus de mille pages chacun. Orthodoxe, il fait partie depuis 2009 des Vieux-Croyants Unis (единоверие) au sein de l’Église Orthodoxe Russe. Il a publié le texte ci-dessous sur sa page VK le 20 février 2015.
Jusqu’à ce que je fasse connaissance avec les pratiques des Vieux-Croyants, souvent je me demandais comment je pouvais prier pour le monde. Alors, habituellement, je m’imaginais un endroit retiré, un père spirituel sévère, une vie au recueillement intense… Mais comme je n’avais rien de tout cela, rien ne se passait (bien que je vivais alors dans un endroit relativement sauvage, et qu’il m’arrivait de rencontrer des gens très, très sévères), et je repoussais encore et encore la prière pour le monde entier.
Avec le temps, j’en vins à considérer ce projet comme une sorte de rêve romantique, dont la caractéristique inhérente est, comme on le sait, la fugacité. Et puis voilà, au cours des dernières années, j’ai intégré les pratiques qui furent jadis communes à nos ancêtres (donc, pas seulement les moines) et j’ai constaté avec stupéfaction que, sans même m’en rendre compte, j’avais commencé à réaliser cet idéal déjà à moitié oublié au milieu des choses de la vie.
Pour comprendre à quoi je fais allusion, il convient de se représenter la règle domestique quotidienne du laïc au Moyen-âge. Chaque matin et chaque soir, la personne prie de la façon suivante pour ses vivants et ses morts (en plus des prières générales) :
Seigneur miséricordieux, sauve et aie pitié de Tes serviteurs…(noms) (métanie); délivre-les de toute affliction, colère et nécessité (métanie), de toute maladie de l’âme et du corps (métanie), pardonne-leur toute transgression volontaire ou involontaire (métanie); et accorde ce qui est bon pour nos âmes (métanie) (Cette ecténie est répétée trois fois)
Donne le repos, Seigneur, à l’âme de Tes serviteurs défunts … (noms) (métanie) ; et si en tant qu’hommes, ils péchèrent en cette vie, Toi, Dieu qui aime les hommes, pardonne-leur et fais-leur miséricorde (métanie) ; délivre-les des tourments éternels (métanie) ; fais-les participer à Ton royaume céleste (métanie); et accorde ce qui est bon pour nos âmes (métanie) (Cette ecténie est répétée trois fois)
De plus, à la fin des deux repas quotidiens qu’il était coutume de prendre dans la Rus’ du Moyen-âge, celui de midi et celui du soir (les Russes n’avaient pas l’habitude de prendre de petit déjeuner, tout comme les Hellènes et les Romains de l’époque classique), la prière obligatoire d’action de grâce reprenait la prière pour les vivants telle que mentionnée ci-dessus. Ainsi, priant pour ses vivants et ses morts, au cours d’une journée, l’homme faisait quarante métanies.
A cela, il convient d’ajouter les ecténies habituelles (sans noms) du matin et du soir: «pour ceux qui nous haïssent, ceux qui nous ont offensés, ceux qui ont pitié de nous et ceux qui nous soutiennent» (Cette forme de demande est dominante dans les offices de l’Église du rite qui prévaut depuis la réforme du Patriarche Nikon), consistant en sept demandes avec métanies. Cela faisait 54 demandes avec métanies chaque jour (dans les cas où la personne ne participait pas aux offices liturgiques ou ne renforçait pas la règle de base).
Voici ce sur quoi je souhaite attirer ainsi l’attention. Tout d’abord, au minimum quatre fois par jour, la personne se souvient nommément de ses amis et de ses proches. Je puis vous dire qu’au milieu d’une vie dominée par la distraction, il ne s’agit pas d’une mince affaire. L’accomplissement d’une telle règle a pour effet une classification involontaire des parents, amis et connaissances dans les catégories de ceux qui sont toujours commémorés, de ceux qui le sont quand on en a la force, et de ceux qui ne le sont jamais…
En ce qui me concerne, au bout d’un certain temps, j’ai été effaré de constater combien j’étais indifférent (jusqu’à ce que je décide de prier pour eux) envers ceux que je considérais comme des personnes à tout le moins sympathiques. Au cours de la deuxième étape, on fait l’expérience très douloureuse de l’extériorité des personnes les unes vis-à-vis des autres, de l’atomisme de l’existence, non pas de la nôtre propre, mais de celle de tous en général. On comprend alors pourquoi chacune des ecténies se termine par une demande pour nous-même, car on commence à ressentir notre juxtaposition, en tant qu’atome, avec les atomes que sont proches et amis. Et en même temps, on vit cette juxtaposition et on comprend l’anormalité extrême d’une telle situation.
La classification avorte alors complètement et apparaît le souhait de les citer tous, de prier pour tout le monde, et ainsi, de rectifier la situation. Et finalement, si on n’abandonne pas cette discipline, un tout autre horizon commence à se dévoiler, que j’entrevois avec difficulté, et de façon fragmentaire; mais il est nécessaire que j’en dise quelques mots.
Voici comment on peut comprendre cela: c’est comme si la prière pour l’humanité commençait avec la non-prière pour les proches. En découvrant et en dévoilant en soi l’atomisme indifférent, on commence à sortir des limites du concret, on fait l’expérience d’une sorte de loi générale, et de soi-même comme un cas particulier de l’activité de cette loi. Souhaitant s’en extraire, on considère alors ses proches, et on prie pour eux, comme étant une toute dernière planche de salut. On commence réellement à avoir besoin de ses proches et même, par-ci, par-là, à les aimer. Et en même temps, ce proche se transforme lui-même, d’un atome extérieur proche en une partie d’un tout organique dans lequel les uns et les autres sont reliés; et l’autre est déjà l’humanité.
Je ne crains pas de m’exprimer à ce propos avec une pleine certitude : dans la prière pour le prochain, l’homme non seulement trouve un nouveau soi réel, et une nouvelle société réelle ; et l’un et l’autre apparaissent littéralement sous les yeux.
La prière intensive pour le prochain s’avère être la plus authentique «anthropoürgie» et «ecclésiurgie» (activité humaine et activité ecclésiologique), si vous me permettez de tels néologismes. Bien sûr, il s’agit du seuil de la prière pour l’humanité.
Et tout cela commence avec ces affreuses métanies 😉
Traduit du russe.