L’Archimandrite Raphaël est un défenseur ardent de la Tradition de l’Église. Il a consacré une grande partie de sa vie longue de 90 ans ainsi que la majeure part de sa production littéraire foisonnante à la défense des dogmes et à la façon de les mettre en œuvre dans la vie de l’Église et du chrétien. Le texte ci-dessous est la traduction de la troisième partie d’un original dû au Père Archimandrite Raphaël (Kareline), et extrait de son livre »Le Souffle de Vie» (Дыхание жизни), publié en 2007 par les Éditions de l’Éparchie de Saratov et repris par la suite sur le site Pravoslavie.ru. Il s’agit, comme son titre l’indique, d’un examen approfondi de la notion de sainteté, mais aussi de l’essence de la prière. Le début du texte se trouve ici. Des éléments de biographie de l’Archimandrite Raphaël sont accessibles ici.
Nous ne sommes pas du tout opposé à la tradition liturgique ni même aux coutumes qui ont un fondement solide. Mais ici, il s’agit simplement d’une destruction de la tradition en tant que transfert de connaissances dans le courant de la vie de l’Église, du remplacement de la tradition par des spéculations individuelles. Le saint est lié à Dieu comme un rayon l’est au soleil, non par sa nature, mais par la grâce; et chaque saint a sa propre audace de prière envers Dieu. Ces nombreux manuels avec leurs recommandations et recettes, inventées pour la plupart à la table de travail, sont l’occasion de critiques aiguës et injustes de l’Orthodoxie de la part de diverses sectes, en particulier protestantes. En fait, ce n’est pas un enseignement de l’Église, mais un produit de consommation. Les saints ont pu demander des dons spéciaux à Dieu, mais alors nous voulons entendre leur propre témoignage en la matière, conservé dans l’hagiographie et la liturgie, et non l’opinion de ceux qui leur collent un certain «type d’activité» et un «caractère» particulier à leurs miracles.
La prière est communion. Mais ici, l’idée de cette communion en tant que contact avec une nouvelle vie, sanctification par la grâce, en tant que rencontre de deux personnes vivantes se ternit et s’estompe: le saint doit faire une chose concrète, fournir l’aide que le manuel lui prescrit, et il devient superflu si le mouvement d’aide ne se reproduit pas. Et peu de gens réfléchissent à ce qui arrive dans la conscience de l’homme, à quoi le nom du saint est associé. Les Saints Pères ont écrit qu’en louant la vertu, nous devenons participants à la vertu, que la prière est l’un des moyens de ressembler à celui à qui elle est adressée. Maintenant, la prière perd progressivement sa profondeur mystique : « celui qui n’est pas nécessaire perd sa personnalité».
Ces derniers temps on a vu apparaître aussi beaucoup de prières composées par des inconnus, et qui sont difficilement qualifiables de prières. Elles sont écrites au niveau du mental et des sentiments; leur style ne répond absolument pas à la dynamique interne de la prière. Si nous les comparons aux prières de l’Église, nous verrons qu’elles sont quelque chose de semblable à des réflexions, des méditations ou des poèmes, et le plus souvent, pas de la meilleure des qualités.
Dans les livres des prières de l’Église, l’âme peut se retrouver, elles transmettent l’expérience mystique des saints, son expression verbale. Cette expérience est si profonde que la personne qui les lit s’y retrouve intimement. Ces prières sont l’effusion d’un cœur purifié par la grâce et qui, par conséquent, ressent plus intensément la pression hostile de la force démoniaque et la gravité du péché; elles contiennent une énorme tension spirituelle, mais en même temps il n’y a pas d’enthousiasme sensuel, de drame extérieur. C’est pourquoi, de siècle en siècle, elles ont été lues par les chrétiens orthodoxes, transmises de génération en génération; elles sont acceptables pour tout âge spirituel; héritées pour la plupart des anciens, elles ne deviennent jamais obsolètes, et passent d’esprit en esprit, noyau de la personnalité humaine. Alors que les prières, composées «pour les diverses occasions de la vie», adaptées à diverses circonstances et besoins, sont écrites par la raison et touchent donc l’âme, mais pas l’esprit. Ces prières, on les prie rarement, c’est-à-dire qu’on élève rarement l’œil de l’âme vers Dieu; le plus souvent, on les lit comme un enseignement sur ce qu’un chrétien doit faire, penser et expérimenter dans ce cas. Et cela réduit aussi le sentiment religieux. La prière, non seulement dans son contenu, mais même dans la structure de la phrase et l’arrangement des mots, reflète l’état interne de son auteur: et ici, dans ces prières écrites dans une veine narrative, avec une présentation détaillée de l’essence de l’affaire demandée à Dieu, on constate un évident glissement de l’esprit à l’âme. L’homme ne peut pas se retrouver dans de telles prières, il ne peut pas entendre en eux les consonances de son esprit. En lisant une telle prière, il «explique» à Dieu, et à lui-même, ce qu’il faut faire, mais il est peu probable que son esprit se réveille de sa sieste habituelle.
Par la prière, nous entrons dans l’Église Céleste, dans le champ de lumière de la grâce divine, nous surmontons nos limites de créature et nous amenons à la vie ce potentiel spirituel dans lequel l’image et la ressemblance de Dieu sont imprimées. Nous approfondissons et élargissons notre être, ou plutôt, pas nous, mais la force divine, à laquelle, par la prière, l’homme donne la possibilité d’agir dans son âme.
Certains se demandent: à quel sujet prier alors que Dieu sait mieux que nous ce dont nous avons besoin? Celui qui dit cela ne comprend pas l’essence de la prière. Dieu veut Se donner Lui-même à nous, comme le plus grand bien, mais ce don ne peut être accepté que par l’amour. Ce n’est pas Dieu que nous n’aimons, mais nous-mêmes. C’est la pire conséquence de la chute. Le fondement de la vie n’est plus Dieu, mais le soi. Par conséquent, nous devons tourner notre cœur vers Dieu, nous devons rechercher ce qui est perdu, recréer ce qui est détruit, sortir de la captivité des passions et des illusions qu’elles créent dans le monde de la vérité suprême que l’Évangile nous révèle.
Cependant, ce n’est pas notre nature corrompue qui peut véritablement le faire, mais la grâce divine. Seulement, la grâce veut que nous-mêmes, librement, par notre propre volonté, nous nous efforcions de l’acquérir, en lui soumettant notre esprit et nos sentiments. Et ici, il y a une interaction complexe entre la volonté humaine et la grâce, qui est difficile à saisir par la pensée et à conclure par la parole: «je ne peux pas, mais je décide; je suis impuissant, mais sans moi Dieu ne peut pas me sauver; je suis frappé par le péché qui est entré comme une maladie dans ma nature, mais sans l’aide de Dieu, je ne peux même pas penser au bien, et en même temps je suis responsable du mal que je fais, y compris de chaque parole fausse et chaque pensée impure. Puisque je suis responsable de ma propre âme et que ma conscience me dit que je fais le bien et le mal non pas par nécessité, mais arbitrairement, cela signifie qu’il y a quelque chose en moi qui se dresse au-dessus de l’abîme du péché dans mon âme. Ma volonté est corrompue, comme tous les sentiments, mais que reste-t-il en moi?».
Saint Maxime le Confesseur nous révèle qu’il existe deux volontés: l’une est la volonté naturelle et une autre, qu’il qualifie de volonté gnomique, et qui est la capacité de faire des choix. «Ce n’est pas moi qui d’abord cherche Dieu, mais c’est d’abord Dieu me cherche», et ici la réponse à l’appel de Dieu doit être donnée par la volonté gnomique: «Non pas “qui je suis”, mais “qui je veux être” et “Qui peut me sauver”». Se déploiera alors l’interaction de la grâce et de la volonté, appelée synergie. Mais ce mot peut être mal compris, dans un sens semi-pélagien. C’est pourquoi nous devons nous rappeler qu’il ne s’agit pas ici de l’interaction de forces égales, volonté et grâce. Ici, c’est la grâce qui accomplit: elle crée, sanctifie, donne de la force et renouvelle la nature humaine déchue, et la volonté est tournée vers la grâce comme seul moyen de salut. C’est une aspiration de soi à la grâce.
Imaginons le tableau suivant. L’homme est tombé dans un tourbillon qui le retient. Par lui-même, il est incapable de résister au mouvement de l’eau. Mais soudain, une corde lui est jetée du rivage, il la saisit des deux mains, et est tiré sur le rivage. L’homme ne pouvait pas être sauvé par ses propres forces, mais il a fait le bon choix: sans essayer de résister à l’eau qui le tordait comme un ruban, il a saisi la corde et l’a utilisée pour atteindre le rivage. Quelque chose de similaire se produit dans l’interaction de la volonté humaine et de la grâce. Le Seigneur, par amour pour nous, donne et retire ensuite Sa grâce, ou plutôt l’action apparente de la grâce. Elle semble se cacher de nous et agit en secret. Nous devons la chercher encore et encore, en voyant notre impuissance et en plaçant tout notre espoir en Dieu seulement. C’est ainsi que se forme la personnalité de l’homme. L’animal n’a pas de personnalité, mais seulement une nature: le genre, l’espèce et, à certains égards, l’individualité, c’est-à-dire la particularité. La personnalité n’appartient qu’à la divinité, aux Anges et aux hommes et femmes.
La relation mutuelle entre la grâce et la volonté se définit surtout dans la prière. Dans la prière, on se tourne vers Dieu pour s’adresser à Lui. Dans la prière, la grâce renouvelle l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme, c’est-à-dire, parlant le maladroit langage contemporain, qu’elle les active, les met dans un état dynamique, et la propriété de l’image de Dieu est de refléter en elle-même l’Image Originelle. Par conséquent, dans la prière, l’homme apprend à aimer Dieu. Mais l’amour spirituel est aussi une action et un don de la grâce. La prière est inséparable de la vie humaine. Si quelqu’un prie correctement, alors l’accomplissement des commandements de l’Évangile s’ouvre à lui comme la vraie vie, à travers eux il sent que le Seigneur est bon. La prière sans obéir aux commandements devient un travail stérile. En même temps, sans prière, il est impossible d’accomplir les commandements de l’Évangile, car le Seigneur a dit: Sans Moi, vous ne pouvez rien faire. Et encore une fois, quand on fait preuve de négligence à propos de l’accomplissement des commandements, la prière est semblable à un arbre planté sur un sol rocheux et il ne peut s’enraciner.
La prière est l’art le plus élevé, et en même temps la chose la plus simple, comme le babillage d’un enfant. Quand le petit enfant dit: «Maman», sentant sa présence, sa chaleur, il sent de toute son âme que sa vie est impossible sans sa mère. Dans la prière, la chose la plus importante est de ne pas perdre le sens de la présence de Dieu en tant que personne vivante. Quand il y a ce sentiment, il n’y a pas besoin de mécanismes externes à la prière, alors l’homme remercie le Seigneur pour le don même de la prière, pour le fait qu’il peut tourner l’œil de son cœur vers Celui que les Anges adorent avec crainte.
Traduit du russe