Portrait par Philippe Moskovitine

Portrait

L’original russe du texte ci-dessous a été publié en trois parties sur le site Pravoslavie.ru en novembre 2020. Son auteur, Madame Tatiana Vesselkina l’a toutefois rédigé «octobre 2005 et octobre 2020». Jeune journaliste, elle rencontra le Métropolite Ioann en 1991 et devint une de ses filles spirituelles. Elle partage donc une tranche de sa propre vie, tout en brossant progressivement un portrait du Métropolite. En russe titre du premier article de la série est «Дедушка», Grand-Père. C’est ainsi que les proches du Métropolite Ioann le surnommaient entre eux, vers la fin de sa vie. Lui-même eut recours à cet affectueux sobriquet pour désigner son propre père spirituel, le Métropolite Manuil (Lemechevski). Le titre de l’original de cette dernière partie est «Alors, tu roupilles?». Le début du texte se trouve ici.

Un jour, je demandai à Vladika Ioann quand la fin du monde allait arriver. Il me répondit «Elle a déjà commencé. Et elle va continuer, par seulement un an ou dix ans, plus longtemps, mais personne ne sait combien de temps. Cela dépendra de nous. Mais ce seront des temps effrayants, ça, c’est sûr». Je demeurai perplexe. «Comment est-ce possible, Vladika? Comment allons-nous survivre?». «Restez proches les uns des autres, en petits groupes de deux ou trois. Aidez-vous les uns les autres chaque fois que vous le pouvez. Voilà comment vous parviendrez à survivre». Et c’est ce qui a commencé à se produire. Nous dûmes traverser une tristesse immense après la mort de Vladika. Sa mort elle-même nous peina terriblement. Ce fut comme si le toit de la maison nous tombait sur la tête, comme si le ciel se fermait.J’étais en chemin pour rendre une dernière fois hommage à Vladika. Les souvenirs défilaient dans mon esprit. Je me rappelai ma première visite à Saint-Pétersbourg, et comment alors tout le monde parlait du nouveau métropolite qui venait d’être désigné. Le Starets disait : «Jusqu’ici, les métropolites avaient un air majestueux et respiraient la bonne santé, et puis, je suis arrivé, avec ma petite voix tranquille…». La nature pleurait. Il pleuvait à verse. La pluie se fit neige. Celle-ci enveloppa Saint-Pétersbourg d’un manteau blanc au cours de la nuit. Lors de sa tonsure monastique, Vladika avait reçu le nom de l’Apôtre de l’amour, et toute sa vie, il avait prêché l’amour, la sincérité et la patience. Tout le monde n’a pas compris cela. Tout le monde ne l’a pas accepté. Mais en ces jours tristes, ceux qui vinrent vers lui, frappés de solitude, c’étaient ceux qui l’aimaient.
4 novembre 1995. Automne, fête de l’icône de la Très sainte Mère de Dieu de Kazan, l’une de mes fêtes préférées. J’arrivai à Saint-Pétersbourg avec le train du petit matin, et me rendis immédiatement à la Laure de la Trinité-Saint Alexandre Nevski. Je ne pouvais comprendre ni accepter que Vladika Ioann ne se trouvait pas à l’autel et ne célébrait pas, alors qu’il était ici avec nous. Autour de moi, tout était différent. A la fin de l’office, les membres du chœur se présentèrent devant Vladika pour lui rendre un dernier hommage. Mes obligations professionnelles ne me permettaient pas d’être présente le lendemain pour les funérailles; je devais repartir le soir même. Je m’approcha de Vladika et embrassai sa main. La peau était tiède et vivante. Je ne pouvais me résoudre à tourner les talons et partir, comme tout le monde le faisait. Instinctivement, je m’assis sur le sol à côté de la tête de mon cher Starets. Les membres du clergé lisaient le psautier, à tour de rôle. Les moniales des monastères locaux chantaient des hymnes, alors que la police et les cosaques maintenaient l’ordre dans les files interminables. La file d’attente pour entrer dans la basilique de la Laure de la Sainte Trinité-Saint Alexandre Nevski était ces jours-là la plus triste et la plus longue que le monastère avait jamais connue. La Russie prenait congé de Vladika; la basilique resta ouverte toute la nuit. Et les gens continuaient à arriver sans cesse.
Le 2 novembre, une femme entendit une voix intérieure lui disant : «Appelle Saint-Pétersbourg. Dis à Valentina Sergueevna de prendre ses seringues et le remède n°1 et qu’elle se hâte d’aller là où se trouve Vladika Ioann». La femme se dit alors : «Mais d’où provient cette tentation? Je ne vais téléphoner à personne, pourquoi importunerais-je quelqu’un ?». Mais elle ne parvenait pas à se calmer, et elle entendait toujours cette voix intérieur lui répéter la même chose. Elle en parla aux membres de sa famille. «Peut-être devrais-tu appeler?» lui dit l’un d’entre eux. Mais ils décidèrent qu’il ne fallait pas téléphoner. Elle fut tourmentée toute la soirée, et pendant ses prières, elle demanda, comme elle le faisait toujours : «Seigneur aide-nous, par les prières de Vladika Ioann», et elle ajouta «s’il est encore en vie». Il était 23h. Le lendemain matin le téléphone transmit la triste nouvelle jusque dans les confins de la Russie. Les médias mentionnèrent le décès en passant, se concentrant sur la nouvelle tonitruante de l’assassinat du Premier Ministre israélien. Peut-être était-ce mieux ainsi; Vladika Ioann avait toujours vécu simplement, tranquillement, évitant tout tapage. Il s’était endormi. Tout aussi simplement. Comment nous es-tu devenu aussi cher, Vladika? Certainement pas grâce à ton rang de métropolite, mais plutôt parce que sans ton titre, ton klobouk blanc, ta panagia, tu étais comme un père qui apprenait à ses enfants de rester à l’écart du mensonge, du pharisaïsme, de la tromperie, des vaines paroles, de la trahison, de la pusillanimité et du désœuvrement. Tu nous apprenais à être sincères, honnêtes, gentils, et surtout, sages; à aider notre prochain chaque fois que c’était possible, à chérir chaque minute de notre vie et à les remplir toutes de bonnes actions. Tu nous as enseigné par ton décès qu’il convenait que nous nous souvenions de l’heure de notre propre mort, qu’il fallait être prêt à chaque instant à rendre compte à Dieu de nos pensées, de nos paroles et de nos actes. Sans que tu le saches, nous avions l’habitude de t’appeler «Grand-Père». Dans les années les plus folles de ma jeunesse, je t’ai même appelé ouvertement «Grand-Père», plus d’une fois. En réponse, tu m’appelas «la jeune Américaine» plusieurs fois aussi. Et jamais je ne t’ai demandé pourquoi. Que ne m’aurais-tu raconté si je t’avais alors posé cette question! Tout ce que j’ai dû découvrir par moi-même au cours des années de ma vie aux États-Unis. Mon cœur finit par guérir. Par tes prières, ma peine s’est transformée en résilience spirituelle et pratique. Mais crois-moi, lorsque je te dis qu’ici sur terre, nous nous sentons seuls sans toi.
De nombreux enfants spirituels de Vladika Ioann ont fait l’expérience de la puissance de ses prières. Mais pendant sa vie, consciente de son humilité, je n’ai jamais abordé ce sujet avec lui. Lorsque j’allais le voir, j’emmenais du chocolat, des friandises, des médailles des saints, des petites croix et d’autres petits souvenirs. J’avais l’habitude de décrire brièvement les situations et les gens à Vladika, omettant leurs noms, je lui remettais des objets à bénir et des listes de demandes de prières avec les noms de ceux et celles qui les demandaient. Les gens qui ont accepté de partager les récits ci-dessous sont encore en vie ; ils m’ont juste demandé d’utiliser des initiales à la place de leur nom. Je fus le témoin directs des événements qui sont relatés et je ne trouve pas utile de taire ces informations.
M., journaliste, luttait contre l’alcoolisme depuis des années. Il avait essayé tous les traitements possibles. Sa famille et sa carrière étaient en jeu. Un jour, il demanda à Vladika Ioann de prier pour lui. Je ramenai de Saint-Pétersbourg une petite icône en pendentif, bénie par Vladika pour M. Il commença à la porter sur lui en permanence et depuis lors, sa situation s’est améliora et redevint normale. Tout se passe bien à son travail et sa famille s’est agrandie.
La maman de S. fut admise à l’hôpital. Elle devait subir une opération suite à une appendicite. Après avoir amené sa maman à l’hôpital, S. téléphona à Vladika Ioann à Saint-Pétersbourg, alors qu’il n’était que 5h du matin. Les chirurgiens ne purent recourir à une anesthésie générale. L’appendicite se doublait de complications; les médecins durent chercher longuement à localiser l’appendice. L’anesthésie locale se dissipa et ils durent opérer la patiente non-anesthésiée. Martyrisée par la douleur, celle-ci se mit à prier à haute voix Saint-Panteleimon le Thaumaturge? On lui demanda de qui il s’agissait. Elle répondit qu’il était médecin et accomplissait des miracles. Soudain, elle entendit un froissement, comme si du tissu glissait sur sa tête. «Il se trouve ici!» s’exclama un chirurgien. Et l’appendice fut extrait sans problème. Cela se passa le jour de la Fête de la Théophanie, exactement à l’heure à laquelle Vladika Ioann, célébrant la Liturgie, prononça la phrase de l’ecténie pour les malades et ceux qui souffrent.
S. vint rendre visite à Vladika à Saint-Pétersbourg. Elle avait oublié ses lunettes. Vladika Ioann lui fit regarder un documentaire au sujet de Métropolite Manuil (Lemechevski), car elle avait depuis longtemps déjà demandé à voir ce film. S. s’était assise sur le tapis devant le téléviseur. Vladika entra dans la pièce sans qu’elle s’en rendit compte et lui demanda pourquoi elle s’était assise sur le sol. Elle répondit honnêtement que sa vision était très faible et qu’elle avait oublié ses lunettes à la maison. «Assieds-toi là et regarde», lui dit Vladika en indiquant le sofa, «et ne porte plus de lunettes. Ta vision est redevenue normale». Depuis lors, c’est-à-dire de nombreuses années, S. vit sans avoir besoin de lunettes même pour travailler à l’écran de son ordinateur.
K. demanda à Vladika Ioann sa bénédiction pour aller en pèlerinage dans un lointain monastère. Il ne la lui accorda pas mais ajouta que plus tard, elle pourrait y aller. Ne voulant pas perdre de temps, K. partit tout de même. Mais au lieu de tirer un profit spirituel de son voyage, ce fut tout le contraire qui se produisit. Elle revint dans un wagon-couchettes de seconde classe, et sa couchette était proche de la sortie. Lors d’un arrêt, deux hommes montèrent dans le train et s’installèrent dans les couchettes avoisinantes. Il se saoulèrent et voulurent engager la conversation avec elle. Elle demeura muette et essaya de s’endormir. Soudain, elle sentit quelqu’un qui la secouait pour l’éveiller et elle vit l’un des hommes qui l’avait prise à la gorge et était prêt à l’étrangler. «Seigneur aie pitié!» fut la seule chose qu’elle parvient à murmurer, et elle frappa son assaillant à la poitrine le plus fort qu’elle put. Elle passa le reste de la nuit terrorisée et sans fermer l’œil. K. pense qu’elle fut sauvée par la prière de Vladika Ioann, et plus jamais, elle ne partit en voyage sans la bénédiction de celui-ci.
N. demanda à Vladika de la bénir pour apprendre la couture pour aider l’église. Il se demandait pourquoi elle le souhaitait car elle était déjà très occupée par d’autres activités. Mais N. insistait, et le Starets lui répondit : «Tu coudras quand tu n’auras plus d’emploi». Il expliqua qu’elle devait d’abord commencer par apprendre à coudre, mais que plus tard, elle ne coudrait pas de soutanes. Il donna sa bénédiction pour qu’elle achète régulièrement un article de couture à la foi. Chaque fois qu’elle le pouvait, N. achetait un coupon de tissu, du gallon, des boutons, etc. Après la mort de Vladika, il advint que N. dût quitter son emploi, et elle ne put pendant six mois en trouver un autre qui lui convint. Alors, obéissant au conseil du Starets, elle commença à accepter des commandes de couture pour de nombreuses églises qui rouvraient en même temps. Et elle ne comprenait pas elle-même comment elle parvenait à coudre si rapidement tout ce qui lui était commandé. Le coût des matériaux augmenta fort, mais elle put utiliser le stock qu’elle avait constitué progressivement et parvint ainsi à subvenir aux besoins de sa famille pendant cette période très difficile, avant de trouver à nouveau un emploi qualifié. Mais jamais elle n’eut à confectionner de soutane…
N. commença à ressentir les symptômes d’une maladie non-identifiable. Chaque matin, la tête lui tournait. Elle devait parfois sortir de l’autobus pour revenir à elle, et parfois, elle perdait connaissance. Les examens médicaux n’indiquaient rien d’anormal. Elle endura patiemment ses souffrances, essayant tous les remèdes et traitements possibles. Mais la maladie ne s’atténuait pas. N. était sur le point de devoir abandonner son travail. C’est alors que dans un rêve, elle vit Vladika Ioann entrer, revêtu d’une simple tunique grise, portant la Coupe qui contenait les Saints Dons. Il lui souleva la tête et lui donna la Sainte Communion. N. ouvrit immédiatement les yeux. Il était 7h du matin. Dans sa bouche, un goût très doux, comme si elle venait de communier. Et, plus important, elle ne ressentait aucun vertige. Elle s’en alla paisiblement en autobus et fut émerveillée de pouvoir supporter le trajet de quarante minutes sans devoir sortir pour retrouver ses esprits. Elle travailla toute la journée, à «plein rendement», souriant au souvenir de la «visite» qu’elle avait reçue le matin. Le soir, N. rentra à la maison et lut un peu. Soudain le téléphone sonna; il était 23h. Elle était tellement plongée dans sa lecture qu’elle décida de ne pas se lever pour décrocher, demandant à un membre de la famille le faire pour elle et de dire qu’elle était déjà au lit. Son parent décrocha et cria «C’est Saint-Pétersbourg!» N. se leva et courut vers le téléphone. Vladika Ioann l’appelait. Et il lui demanda «Alors, tu roupilles? Tu n’es plus malade?»Traduit du russe
Source.