Le texte ci-dessous est la traduction d’un extrait de l’entretien de M. Sergueï Moudrov avec l’Higoumène Philareta, du Monastère de Pioukhtitsa, publié le 14 juin 2013 sur le site Pravoslavie.ru, sous le titre «Malheureusement, aujourd’hui peu de gens entrent au monastère». Ce monastère, situé en Estonie, fondé en 1891 par Saint Jean de Kronstadt, à l’endroit où apparut miraculeusement, au XVIe siècle, une icône de la Très Sainte Mère de Dieu, était particulièrement apprécié par le Patriarche Alexis II de bienheureuse mémoire. Il devint d’ailleurs stavropégique en 1990. Il est évoqué dans nombreuses traductions de la Lorgnette Orthodoxe.
(…)
Depuis la fondation du monastère, sept higoumènes se sont succédées à sa tête. Entre 1968 et 2011, il était dirigé par l’Higoumène Barbara (Trophimova). En novembre 2011, Mère Philareta (dans le monde, Xenia Viktorovna Kalatcheva) devint la huitième higoumène. Originaire de Samara, elle entra au monastère en 1992.Mère Philareta raconte :
Je suis née dans une famille orthodoxe. L’histoire de ma vie est très ordinaire : l’école et puis la biologie, à la Faculté de Chimie et Biologie de l’Université d’État à Kouïbichev. J’aime beaucoup la ville où je suis née, la Volga, la large bande centrale de la Russie. C’est ma terre natale et c’est toujours avec un frémissement qu’on y pense ; on ne peut oublier l’endroit où on a passé sa jeunesse, les gens qui ont grandit avec vous. Mes parents essayaient de nous emmener, nous les enfants, chaque été à la Mer Noire. Avec sérieux, j’appris à nager. Ces voyages à la mer non seulement me procuraient de la joie, mais avaient aussi un effet positif sur ma santé. Un jour, je revins d’un de ces séjours, avec la peau bronzée. J’étais en troisième ou quatrième année d’études, je ne me souviens plus exactement. Après la Liturgie du dimanche, je décidai d’aller rapidement à l’avant de l’église afin de vénérer la Croix, et ensuite de quitter les lieux. Notre Vladika Ioann (Snytchev) de Kouïbichev était occupé à prononcer son homélie.
– Le futur Métropolite de Saint-Pétersbourg et Ladoga ?
Oui, il dirigea l’Éparchie de Kouïbichev de 1969 jusqu’à juillet 1990. Ma mère était une de ses filles spirituelles ; elle l’aimait vraiment beaucoup et s’adressait toujours à lui pour prendre conseil. Ce dimanche, donc, Vladika évoquait la manière dont les gens gaspillaient leurs journées à des futilités. Il disait qu’ils restaient allongés sur la plage, comme des cochons, grillant au soleil. J’eus l’impression qu’il disait cela pour moi. Je décidai de ne pas m’approcher de la Croix. Je me dirigeai calmement vers la sortie de l’église et partis. A la maison, j’en parlai à ma mère :
– Peut-être devrions-nous aller dans un monastère pour y travailler et prier ? Nous pourrions aider le monastère et cela serait bon pour nos âmes.
Ma mère me répondit :
– Demandons à Vladika où il nous conseille d’aller. Et c’est là que nous irons».
Vladika Ioann venait juste d’être transféré à Saint-Pétersbourg, et il nous donna sa bénédiction pour aller à Pioukhtitsa. C’est ainsi que j’ai fait connaissance avec le Monastère de Pioukhtitsa.
Quand j’eus terminé mes examens d’été, en 1991, je me rendis en Estonie avec maman. Ensuite, elle retourna à Samara, à cause de son travail, et je demeurai en Estonie tout l’été. Je ne voulais plus partir. Je commençai à demander la permission de rester au monastère. Maman compris bien sûr ce qui se passait, et elle me demanda de terminer auparavant l’université et d’obtenir mon diplôme. J’avais un avis différent ; qui aurait besoin d’une profession telle que la mienne au monastère, embryologiste et généticienne? Que ferais-je de tels diplômes? Toutefois, Vladika dit également que je devais terminer mes études. J’interrogeai Matouchka Barbara, mais elle répondit la même chose :
– Termine tes études !
Ce fut comme si les portes du monastère se fermaient devant moi.
– Vous avec sans doute éprouvé une grande tristesse ?
Oui, ce fut pour moi une année d’épreuve et d’attente amères. Je m’étais tellement plue au monastère, bien que j’avais immédiatement remarqué le travail colossal qui reposait sur les épaules des sœurs. Toutes travaillaient. J’aidais à l’hôtellerie, du matin au soir, et du soir au matin. Sans aucun moment de loisir. Parfois, on ne parvenait pas même à aller aux offices. Il fallait remettre en ordre quand les pèlerins étaient partis, nettoyer, dépoussiérer… Certains disent que tout cela, ce n’est que de l’agitation. Mais dans toutes les affaires humaines, on n’échappe pas à l’agitation. Et malgré le travail incessant, les sœurs n’oubliaient jamais la prière. Et le travail était concret, pour la gloire de Dieu et le bien du saint monastère. Comme le disait Matouchka Barbara, le travail peut être équivalent à la prière s’il est accompli avec un sentiment de gratitude envers Dieu et s’il est perçu comme un service au Seigneur.
– Ce qui n’est sans doute pas spécialement facile quand la charge de travail est lourde et éreintante…
Je me souviens des fenaisons. Les sœurs aînées partaient les premières pour faucher. Nous y allions un peu plus tard, pour faire sécher le foin. On retournait le foin avec de grands râteaux. L’endroit est humide et la chaleur est difficile à supporter ; la fatigue est causée plus par la chaleur que par le travail. En plus, d’énormes taons infestaient les prés et nous provoquaient des frayeurs. Et puis, au beau milieu de cette chaleur et de ces effrayants insectes retentissait une voix :
– Les sœurs ! C’est l’heure du thé !
La sœur responsable du samovar avait fait chauffer celui-ci et elle appelait. Nous arrivions, épuisées, et nous asseyions pour boire le thé, en plaisantant les unes avec les autres, mais avec bonhomie, sans aucune malice ni sarcasme. Alors tout devenait léger, bien, et la fatigue elle-même s’en allait. J’étais subjuguée, et je voulais continuer à travailler avec elles, rester avec elles pour toujours. J’étais conquise par cet amour mutuel des sœurs, même s’il était possible qu’elle se chamaillent brièvement. On reste des êtres humains. Mais cela n’était pas pareil à ce qui se produit dans le monde, tout était différent, les relations mutuelles étaient autres. Jamais auparavant, je n’avais vu pareille vie… Mais hélas, il fallait rentrer à Samara, retourner aux études. Après Pioukhtitsa, tout à la maison me parut étranger, même ma chambre. Évidemment, maman fut très contrariée, comprenant que je partirais. C’est ce qu’il y a de plus dur pour toutes les mères. Ce sont les premières à se charger de cette croix ; c’est si difficile de donner la bénédiction à son enfant pour qu’il emprunte la voie monastique, le remettre au Seigneur, sans regret. Mais je pense que le cœur de la mère sera toujours affligé. Tout parent souhaite que son enfant reste auprès de lui, le soutienne dans ses vieux jours, le console, lui rende de la force. C’est un podvig pour les parent que de permettre à leur enfant d’entrer au monastère, et de se priver ainsi de réconfort, mais le Seigneur les récompensera au centuple.
A Samara, Xenia Kalatcheva termina sa dernière année d’études et obtint son diplôme, comme le lui avaient ordonné Vladika Ioann et l’Higoumène Barbara. Ayant pris congé de sa terre natale, elle acheta un billet de train et partit en Estonie, vers son Pioukhtitsa bien-aimé, dont elle avait rêvé toute l’année. Xenia plongea de nouveau dans la vie monastique, plus en tant que pèlerins mais comme membre de la communauté monastique, menant avec toutes les sœurs le podvig du travail et de la prière, qu’elle avait choisi pour le reste de sa vie. Elle commença par travailler à l’hôtellerie du monastère, ensuite, à la basse-cour, et puis de nouveau à l’hôtellerie. Finalement, elle devint higoumène (…) en novembre 2011. (…) Le monastère compte environ 120 moniales, provenant majoritairement de Russie.
(…) Bien sûr, la fermeture des frontières a rendu la situation plus difficile. Les gens doivent posséder un passeport et obtenir un visa. Mais comme toujours, ceux qui veulent venir au monastère y viennent. Celles qui veulent entrer dans la communauté finissent par obtenir un permis de résidence en Estonie. Donc, même aujourd’hui, le monastère reçoit régulièrement de nouvelles moniales de Russie et de la Communauté des États Indépendants. Mais en Russie, de nombreux monastères ont été ouverts ces derniers temps, et il y a de la compétition (Matouchka Philareta sourit…). Il fut un temps où notre Monastère de Pioukhtitsa était le seul en URSS où les jeunes filles pouvaient entrer, mis à part quelques petits monastères sur les territoires ukrainiens, lettons, lituaniens et moldaves.
Mais de nos jours, de nouveaux problèmes sont survenus et malheureusement, peu de gens vont dans les monastères. En Russie, c’est la même chose qu’ailleurs. Je ne sais pas à quoi c’est dû, concrètement, et je suppose que de nombreuses raisons interviennent… Nos temps sont des temps très difficiles. Il y eut l’effondrement d’un pays immense, le rejet des anciens idéaux; tout cela a affecté la nouvelle génération. Je ne parviens pas à imaginer ce que nous serions devenus si nous avions grandi dans de telles conditions. Et tout ce mensonge, tout ce cynisme qui frappent les jeunes à travers les médias ! Ils éliminent des concepts comme la fidélité, la constance, le dévouement… Les gens deviennent de plus en plus volages. Des gens pareils, s’ils viennent au monastère, ils ne restent pas, ils errent d’un endroit à l’autre. C’est un problème. Il est vrai que le flot se tarit chez nous à cause du régime des visas. Un autre raison pour laquelle ils sont peu nombreux à venir dans les monastères, c’est qu’aujourd’hui peu de jeunes vivent encore dans les villages ; ils déménagent vers les villes pour terminer leurs études. Et dans les communautés monastiques, il y eut de tous temps plus de membres d’origine paysanne, qui savaient et aimaient travailler la terre. (…)
Évidemment, la liberté de l’Église exista, maintenant, mais regardez le nombre de sectes qui sont apparues et combien de gens sont sortis de la voie droite. Je ne sais comment expliquer cela, mais nonobstant la période renaissance de l’Église, peu de jeunes gens se sont tournés vers Elle, et une très petite proportion a choisi la voie monastique.
Je me souviens comment Matouchka Barbara choisissait les candidates auxquelles il serait permis de rester au monastère. Il y avait une trentaine de jeunes filles devant elle, et elle disait :
– Non, jeune fille, la vie monastique n’est pas pour toi, et toi, tu ne peux entrer au monastère, et toi non plus…
Et parmi les trente, elle en retenait trois ou quatre. Elles étaient nombreuses à vouloir venir vivre ici à cette époque-là. Mais maintenant… Par exemple, en 2011, seulement quatre jeunes filles sont venues, trois de Russie et une des Pays Baltes. Deux ont dû être renvoyées, l’une était très malade, incapable de supporter les obédiences monastiques, et l’autre avait des enfants en bas-âge ; elle était divorcée. Je lui ai expliqué qu’elle devait commencer par élever ses enfants et les rendre autonomes, et qu’elle ne pouvait fuir ses responsabilités et ses difficultés en se cachant dans un monastère. Bien sûr, nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils viennent au monastère voient la beauté extérieure, ils plongent dans la grâce ; mais souvent, ils ne comprennent pas le labeur titanesque qui se trouve derrière. (…)
Le monastère possède une dépendance agricole de 75 hectares sur lesquels sont cultives des céréales, des fruits, (…) des légumes. Il y a une basse-cour, et des vaches des chèvres, des poules. En Mai, lors de la fête de Saint Georges, avant de lâcher le bétail dans les prés, on célèbre un moleben de bénédiction des eaux de la basse-cour, et selon la tradition du monastère, des rubans de couleur sont attachés aux cornes des vaches ce jour-là. Le monastère a également des ateliers de couture, d’art, et de reliure. Bref, tout au monastère est dirigé de manière à vivre du travail de la communauté, sans faire excessivement appel à l’aide extérieure.
Grâce à Dieu, le monastère se porte bien, mais je ne cache pas que nous ayons besoin d’un apport de nouvelles résidentes, nous avons besoin de forces nouvelles. De plus,dans l’Union Européenne nous sommes l’unique monastère stavropégique du Patriarcat de Moscou. Et il y a toujours beaucoup de pèlerins et de touristes à Pioukhtitsa. Même des Estoniens qui n’ont aucun lien avec l’Orthodoxie viennent ici. Je me demande ce qui motive ces autochtones estoniens qui viennent dans les murs de notre monastère ; c’est sans doute un intérêt purement culturel, le désir de connaître une des attractions de leur pays. Ou serait-ce le désir d’en savoir plus au sujet de la foi confessée par les habitantes du monastère? Je crois que les Estoniens aiment le monastère en tant que monument architectural, un des plus beaux endroits de leur pays. Ils en sont fiers et ils aiment venir ici en y amenant leurs invités. Ils aiment le monastère, et ils respectent le mode de vie que nous menons. Souvent, ils me disent que tout est si grand et si beau, tout y est admirable. Et ils me le disent très sincèrement.
La vie à Pioukhtitsa se déroule comme dans de nombreux autres monastères. ; elle est inimaginable sans ses offices quotidiens. C’est dans la basilique de la Dormition que sont célébrés la plupart des offices. C’est là que se trouve l’icône de la Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu, découverte miraculeusement voici 400 ans, de même que l’icône miraculeuse de Saint Nicolas, l’icône de la Très Sainte Mère de Dieu de Pioukhtitsa, ainsi que les autres trésors sacrés du monastère.
Mais les offices sont parfois célébrés dans d’autres églises, celle de Saint Serge de Radonège, au sommet de la colline de Pioukhtitsa, l’église réfectoire dédiée à Saint Siméon «Qui reçut Dieu» et à Anne la prophétesse, l’église domestique du Saint Hiérarque Alexis et de la Mégalomartyre Barbara, ainsi que, dans le cimetière, l’église de Saint Nicolas et Saint Arsène le Grand. Conformément à la Tradition, les offices sont célébrés en slavon, toutefois, à certaines occasions, lors des grandes fêtes, certaines ecténies peuvent être dites en estonien.
Trois prêtres célèbrent dans le monastère, pour l’instant. L’Archiprêtre Dimitri Khodov, l’Higoumène Samuel (Karask) et le Père Viacheslav (Kariaguine). Le Père Dimitri est l’aîné ; ce la fait plus de trente ans qu’il célèbre ici. Notre second prêtre, le Père Samuel est un converti estonien. Le Père Viacheslav est un clerc de l’Éparchie estonienne, mais il a un autre travail, ingénieur en construction des routes, et dès lors, il ne peut célébrer au monastère que les samedis et dimanches.
Ainsi, par l’intermédiaire de nos confesseur et du Mystère de la Confession, le Seigneur guérit les âmes des membres de la communauté et de ceux qui y viennent recevoir une nourriture spirituelle. (…)
Les portes du Monastère de Pioukhtitsa sont ouvertes à tout le monde. Ici, sous la protection de la Très Sainte Mère de Dieu et par les intercessions de Saint Jean de Kronstadt, s’élève une grande prière pour le monde entier, et bien sur pour la terre estonienne, qui fut choisie par la volonté de Dieu pour héberger ce merveilleux monastère.
Traduit du russe.
Source.