МультатулиPravoslavie.ru a publié le 29 mars 2016 un long entretien avec Pëtr Multatuli, historien, directeur du département d’analyse et d’évaluation de l’Institut des Études Stratégiques de Russie (Российского института стратегических исследований), à propos du lien entre histoire et Providence divine. Le texte ci-dessous propose la traduction de la première partie de l’entretien.
Le savant italien Giambattista Vico formula une hypothèse intéressante : selon lui, l’histoire se meut dans un mouvement en spirale. Les événements historiques se répètent, mais chaque fois ils se répètent en s’étant approprié les éléments les plus utiles du cycle précédant. Pëtr Valentinovitch, les propos de ce savant sont-ils porteurs de graines de bon sens? Tout ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, n’est-ce pas l’expérience du passé ?
L’hypothèse de Vico me paraît douteuse. En réalité, l’histoire n’est pas régie par les tsars, les rois, les empereurs, les présidents, les dictateurs ou les secrétaires généraux. L’histoire n’est ni un cercle ni une spirale, ni encore une quelconque autre figure géométrique. L’histoire est la Providence divine à l’œuvre dans chaque pays et chaque peuple.
Le Seigneur confère aux dirigeants leur mission particulière, et la grandeur d’un homme d’État, ce ne sont pas les victoires militaires, les réformes ou les conquêtes, mais la compréhension intelligente de cette volonté divine et son observation. Ce fut le cas de beaucoup de nos tsars et princes. Prenez celui du grand Prince béni, Alexandre Nevski. Voilà que le pape de Rome lui proposait son aide contre les Mongols, en échange de l’union au catholicisme. Cela avait-il l’air si terrible? Quelle différence cela aurait-il fait? C’était «tout juste» une autre branche de la chrétienté, avec laquelle les divergences pouvaient sembler extérieurement assez peu significatives… «Allons, admets que le pape est le chef de tous les chrétiens, tu pourras encore changer d’avis plus tard, mais entre-temps tu recevras une véritable aide pour te débarrasser du joug des khans mongols». Mais pour le Prince Alexandre Nevski, ce «tout juste» signifiait accomplir une trahison spirituelle, enfreindre la volonté de Dieu pour la Russie. Le Sauveur a dit «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme; craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la géhenne» (Mat.10;28). La domination mongole tuait les corps, mais épargnait les âmes ; les Mongols étaient tolérants, et même respectueux envers l’Orthodoxie. L’union avec l’Occident sauvait les corps, mais ruinait les âmes en les attirant dans l’hérésie papiste. Dès lors Alexandre Nevski choisit une voie non pas de sa propre volonté, mais en tant qu’accomplissement de la volonté de Dieu. Et il reçu du Seigneur la couronne éternelle de la sainteté. Dans l’histoire de la Russie, une telle démarche n’est pas caractéristique du seul Alexandre Nevski.
Pourriez-vous donner d’autres exemples montrant comment l’observance ou l’opposition à la volonté de Dieu de la part des dirigeants eut une influence sur le destin de l’État?
En 1439, l’Empereur byzantin, Jean VIII Paléologue se trouvait dans une situation fort semblable. Espérant recevoir une aide militaire face aux Turcs qui prenaient le dessus sur son armée, il se résolut, avec le patriarche de Constantinople, à ratifier l’union de Florence avec le pape, portant sur la réunion des Églises catholique et orthodoxe, la suprématie de Rome sur tous les chrétiens, et l’acceptation d’autres dogmes catholiques. Le métropolite de Kiev et de toute la Russie, Isidore, ratifia lui aussi cette union. Et en 1441, lors de l’office dans la basilique de la Dormition au Kremlin, en présence du Grand Prince Vassili Vassilievitch le Sombre, non seulement il commémora le pape de Rome lors de la grande ecténie, mais il le mentionna avant les patriarches orthodoxes. Trois jours plus tard, sur ordre du Grand Prince, Isidore fut arrêté et expulsé de Russie, et le clergé russe condamna l’union. En ce qui concerne Byzance, le reniement de l’Orthodoxie n’aida en rien l’empereur. En 1453, quatre ans après la signature de l’union avec le pape, Constantinople tomba sous les assauts ottomans et le Sultan Mehmet II fit son entrée triomphale dans la capitale de la nouvelle Rome. Cet exemple nous montre comment l’empereur byzantin et la majorité du clergé supérieur de Byzance agit contre la volonté de Dieu et se perdit ainsi elle-même en plus de la Nouvelle Rome, alors que le Grand Prince Vassili II accomplit la volonté divine et sauva la Russie et l’Église. Et dès lors, le Seigneur donna à son fils, le Grand Prince Ivan III le Grand, le relais de Byzance, Moscou devenant la troisième Rome.
232629.pDans leur écrasante majorité, les souverains russes ressentaient de façon très aiguë la nature non profane, mais divine de leur pouvoir, dont la formule fut exprimée de la manière la plus brillante par le premier tsar de Russie, Ivan IV le Terrible: «Je suis Tsar de par la miséricorde de Dieu et non par une humaine et toute rebelle volonté». Cela signifie que la nature de la monarchie russe n’est pas assujettie à l’homme, dépendante de ce monde.L’autocrate ne dépendait que de Dieu seul, et devant Dieu seul il avait à rendre compte de ses actes. Et cette dépendance fut la meilleure garantie que l’autocrate ne devienne un tyran. Car chaque tsar russe connaissait l’existence du jugement de Dieu, du jugement dernier. C’est la raison pour laquelle, même dans la Rus’ moyenâgeuse, on ne connu pas de mœurs aussi terrifiantes, des formes de supplices aussi sophistiquées et inhumaines, une législation pénale aussi cruelle que ce qui exista dans les États d’Europe occidentale, et particulièrement en Angleterre et en Allemagne.
Mais enfin, Ivan IV que vous mentionnez est passé dans l’histoire comme «Le Terrible».
Chez nous, on aime à s’effrayer des «bestialités» commises par Ivan le Terrible, tout en oubliant que 4000 personnes furent mises à mort au cours de son règne, alors qu’en Angleterre, à l’époque d’Henri VIII, qui régna de 1509 à 1547, ce qui en fait un contemporain du Grand Prince Vassili III, père du premier tsar russe, 72000 personnes furent mises à mort. Comme on dit: «Appréciez la différence!» Bien sûr 4000 personne suppliciées, c’est beaucoup, mais cela ne souffre pas la comparaison avec les bestialités occidentales. Imaginez seulement que dans l’Angleterre de cette époque, on pendait les enfants pour le vol d’un hareng sur le marché! Des gens furent pendus pour avoir proféré des menaces de mort par écrit, pour avoir mutilé un animal, pour s’être rendu coupable de larcin dans une église, ou pour avoir chapardé un animal. Et tout cela se poursuivit, en fait, jusqu’à la moitié du XIXe siècle. Pareilles choses étaient-elles envisageables pendant la période de l’autocratie «barbare» en Russie? Bien sûr que non.
En Russie, l’autocrate comprenait la prédestination du pouvoir qui lui était conféré par Dieu: veiller aux intérêts de l’Église du Christ et du peuple de Dieu, et défendre la Russie, rempart de l’Orthodoxie. Un objectif commun fut de tout temps partagé par le tsar, ensuite l’empereur, et le métropolite, ensuite le patriarche et ensuite le Saint Synode : veiller aux intérêts de l’âme du peuple, c’est-à-dire, le mener à la vie éternelle, au salut. Bien entendu, le monarque s’occupait, outre de cela, de beaucoup de problèmes terrestres, mais les idéaux de la Sainte Rus’ demeurèrent sa tâche suprême. C’est pourquoi une authentique symphonie de pouvoirs put exister seulement entre l’Église Orthodoxe et la monarchie orthodoxe. Entre l’Église et une république laïque, une pleine symphonie de pouvoirs n’est pas envisageable.
Cela signifie-t-il que dans le cadre de la république, il existe forcément une opposition entre Église et État?
Absolument pas. Le fait qu’une pleine symphonie de pouvoirs ne puisse exister entre Église et république laïque, n’implique pas du tout que les relations entre l’Église et la république doivent toujours être mauvaises. Le meilleur exemple de l’inverse peut être observé dans les relations actuelles des autorités de Russie, et personnellement de son Président, Vladimir Poutine, avec les dirigeants de l’Église, emmenés par le Patriarche Cyrille. Il est impossible de trouver dans le monde actuel un pareil exemple de collaboration positive entre État et Église. En outre, il ne s’agit pas d’un hasard. Souvenons-nous de ce que notre Président entretenait une même collaboration avec feu le Patriarche Alexis. Néanmoins, même avec des relations État-Église que l’on peut sans hésiter qualifier de meilleures depuis la révolution, il n’est pas correct de parler de symphonie de pouvoirs. Dans le cadre d’une symphonie de pouvoirs, les autorités de l’Église et les autorités civiles forment

Ivan Alexandrovitch Iline
Ivan Alexandrovitch Iline

un seul organisme. Notre éminent penseur, I.A.Iline soulignait que «La monarchie est un organisme politique, la république, un mécanisme politique». Dans la Russie prérévolutionnaire, cet organisme unifié Église-État était guidé par un but qui déterminait le sens historique de l’existence de la Russie. Ce but était celui de la Saint Rus’, servir le Christ Sauveur.
Mais tout de même, il eut des écarts par rapport à ce but !
Malgré qu’il y eut des excès, des écarts et même certains rejets à l’égard du but (pendant la Période des Troubles, à l’époque au cours de laquelle sévit Biron, ou encore pendant le court règne de Pierre III), mais finalement il s’imposait. Chez nous, les monarques malhonnêtes se comptent sur les doigts d’une main et ils ne purent demeurer longtemps sur le trône. Mais cet Henri VIII, à cause de son avidité de pouvoir, à cause de sa luxure, rejeta le catholicisme pour le protestantisme, ferma les monastères, interdit les sacrements et bafoua les saintes reliques. Ivan IVToutefois, tout le monde aime rappeler le cas des épouses d’Ivan le Terrible. Notons, sans entrer dans les détails et sans juger cette partie de sa vie, qu’Ivan, dont le quatrième mariage avait été autorisé par l’Église exclusivement pour des questions de succession au trône, reçut en guise d’épitimie, l’interdiction d’entrer dans toute église, sans parler de la Communion, évidemment. Par ailleurs, les épouses d’Ivan le Terrible, comme on le sait, moururent de mort naturelle ou se retirèrent au couvent. Les épouses d’Henri VIII qui tombaient en disgrâce, et il y en eut six, on leur coupa la tête.
Parmi les dirigeants qui nous sont les plus contemporains, lequel ressentait le plus la volonté de Dieu dans le destin du pays sous son pouvoir ?
Ce fut L’Empereur Nicolas II, le tsar-martyr, qui, parmi nos derniers souverains, comprit le plus intensément l’histoire en tant que Providence divine. Le général S.D. Pozdnichev comprit très bien cette dimension spirituelle de la personnalité de l’autocrate: «Le destin plaça le Souverain à la tête d’un empire immense. Son ministère, il l’envisageait avant tout d’un point de vue religieux, comme un vrai fils de l’Église Orthodoxe. Cette mystique nous ne pouvons en saisir les hauteurs ni la profondeur. Ce n’est pas extérieurement, pour la forme, mais bien selon son âme qu’il fut l’Oint de Dieu».
Maintes fois, j’ai eu l’occasion de dire que la «défaite» de Nicolas II fut en même temps la « défaite » de notre société, qui ne comprit pas dans toute sa mesure l’importance et la grandeur du service du Tsar envers Dieu et la Russie. Sans cesse le souverain dût abandonner ses plans et se soumettre à la volonté de Dieu. L’évêque Tikhon (Chevkhounov) d’Egorievsk appela le dernier souverain ‘une des plus belles figures de l’histoire de la Russie et de l’histoire de l’Église de Russie’, soulignant que «c’est précisément pour cela qu’il est condamné à être grandement incompris, et cible de l’hostilité. Les gens ne peuvent pas toujours comprendre ce qu’il y avait derrière son ascèse, derrière sa personne, comprendre le niveau de son abnégation. Il renonça à toutes les couronnes, la couronne de vainqueur de la guerre, la couronne de grand constructeur de la Russie, la couronne d’homme soutenant l’Église, et la couronne d’Empereur, toutes les couronnes. Il ne lui en resta plus qu’une seule , la couronne de martyr. Pour le Seigneur, ce fut le plus grand résultat de sa vie». Par la trahison envers le Tsar, et son assassinat en 1918 la Russie a enfreint les responsabilités que Dieu lui avait conférées et très rapidement cessa son existence en tant que Russie au service de Dieu et de Sa volonté. Commença alors une période d’expiation de son grand péché. Et malgré que l’URSS n’était pas la Russie, à travers l’exploit et l’héroïsme de la période soviétique se manifestèrent les meilleures qualités du peuple russe; sa disposition au sacrifice, son abnégation, sa qualité de martyr, sa grandeur d’âme; les idéaux de la Sainte Rus’. En cela le régime communiste portant en lui son propre contraire, le fondement de l’âme russe. Et il fallut l’exploit ascétique des nouveaux martyrs, la guerre civile, la tragédie de l’émigration, l’effroyable terreur rouge, la grande guerre patriotique, et la ruine du pouvoir soviétique, pour que la Russie se reprenne et se mette à renaître. (A suivre)

Traduit du russe

Source.