Le texte ci-dessous est la traduction d’un original russe publié le 1er novembre 2018 sur Pravoslavie.ru : un entretien de Pëtr Davydov avec l’Higoumène Dovmont Beliaev, Recteur de l’église de la Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu, à la Forteresse d’Ivangorod, dans la région de Pskov. Cet entretien aborde certaines raisons des troubles intérieurs de l’homme, l’utilité de ceux-ci dans le processus d’élimination de la vanité, ainsi que l’attitude à adopter vis-à-vis d’eux. Cette dernière partie aborde surtout le thème de l’iconographie. Les premières parties du texte se trouvent ici.
Le Seigneur est visible dans toutes les saintes icônes, indépendamment du fait que celles-ci produisent ou non du myrrhon. L’homme prie Dieu et non l’icône. C’est pourquoi le Seigneur entend nos prières devant toute icône, et aussi en l’absence d’icône. Jadis il était une tradition, dans la Rus’, selon laquelle les Orthodoxes russes voyaient en la nature les icônes de Dieu. Il voyait, admettons, la Très Sainte Mère de Dieu à travers la Lune, et le Sauveur à travers le soleil, le «Soleil de vérité». Ainsi, l’homme peut prier, par exemple, lors du lever du soleil.– N’y aurait-il pas là une forme de paganisme?
Non, car l’acception est différente, le sens est différent. Le monde de Dieu tout entier est considéré comme une icône, comme une image du Créateur, et une image de Sa création.
– Cela nous renvoie à la Cause première…
Tout à fait.
– D’aucuns recherchent pour leur maison des icônes particulières, si possibles celles dont s’écoulent le myrrhon…
Il est nécessaire de comprendre qu’en soi, la production de myrrhon n’a pas un sens précis. Elle peut être le signe de la colère de Dieu, de tribulations qui approchent, d’évènements pénibles. De manière générale, les phénomènes tels que les écoulements de larmes, de sang, de myrrhon des icônes préviennent habituellement les gens de quelque chose. Dès lors, il ne convient pas de considérer cela comme un attribut nécessaire de l’icône. Mais ce signe divin incitant les gens à réfléchir est bien entendu un miracle.
– Ce signe est-il toujours orienté vers le repentir, afin que nous transformions notre vie ?
C’est cela. Il m’est arrivé de lire un poème spirituel dont le sens était le suivant : tant que les gens ne pleureront pas leurs péchés, les icônes le feront pour eux, attirant les gens vers le repentir. Souvenons-nous également d’un événement tiré de l’histoire de l’iconographie, concernant l’icône de la Très Sainte Mère de Dieu «Joie inattendue». Un miracle se produisit : du sang s’écoula de la paume d’une main du Sauveur. Pourquoi se produisit-il? Parce que l’homme qui priait devant cette icône était un brigand. Et chaque matin, avant ses brigandages, il priait et allumait un cierge devant l’icône. Et un jour, le miracle survint ; du sang s’écoula de la paume de la main, d’une côte et du pied du Christ, du Christ-enfant représenté dans les bras de la Très Sainte Mère de Dieu. L’homme fut frappé d’effroi et cria : «Qui a fait cela?» Et soudain, il entendit une voix sortie de l’icône : «Toi et les pécheurs pareils à toi, vous crucifiez Mon Fils avec vos péchés». Ce furent les paroles de la Très Sainte Mère de Dieu. Cet homme se repentit et cessa de pécher, il mit fin à ses criminelles activités.
– Tous les pécheurs doivent-ils passer par des phénomènes pareils pour se repentir?
Non, là n’est pas le sens de cet événement. Le miracle est avec nous en permanence. Ne l’attendez pas, ne cherchez pas la lumière quand il fait jour. Sinon, à quoi serviraient la vie des saints, et les icônes elles-mêmes? Elles ravivent nos souvenirs, elles nous appellent, elles nous parlent de tout cela. Mais à la différence de la conception occidentale de la vénération des icônes, où celles-ci sont considérées simplement comme des sources d’informations (Comme le dit Saint Grégoire le Dialogue, pape de Rome, c’est une Bible pour les illettrés, de l’homélie en couleur), dans l’Orthodoxie, l’icône fut et demeure non seulement une homélie mais elle est aussi un conducteur de l’énergie divine. Cela relève de l’enseignement hésychaste, de l’enseignement de Saint Grégoire Palamas, de Saint Serge, du Saint Métropolite Alexis de Moscou. Ils diffusèrent l’idée, venue de l’Athos, des énergies incréées de Dieu. Dieu est inconnaissable en Son essence, mais nous pouvons Le toucher à travers Ses énergies divines, qui se manifestent à travers les icônes miraculeuses, à travers les Saints Dons et les Mystères de l’Église. Cette manifestation des énergies de Dieu, de la force de Dieu, de la grâce de Dieu se produit notamment à travers les icônes. Voilà pourquoi on constate une multiplication importante des icônes aux XVIe et XVIIe siècles ; elles deviennent nombreuses et remplissent l’espace de vie. On en suspend dans les maisons, dans les écuries, dans les étables, et le long des chemins perdus, on édifia des reposoirs contenant des icônes. On commençait en effet à considérer l’icône comme une arme spirituelle contribuant à diffuser la grâce dans l’univers : au plus il y aurait d’icônes, au plus augmenterait la grâce. C’est ainsi qu’on les considérait.
– Mais la grâce augmente-t-elle en même temps que la quantité d’icônes ?
Si on en suspend depuis le plafond jusqu’au plancher? La Rus’ moscovite s’éteignit avec l’arrivée de Pëtr Alexeevitch. On commença à tout réglementer. Vous vous rappelez cet épisode du le film «raskol» au cours duquel une paroissienne prie dans une église devant une icône, et qu’un autre s’en émeut? «Mais, c’est mon icône!». Pourquoi y avait-il là autant d’icônes? Parce que chaque paroissien un tant soit peu aisé voulait apporter sa propre icône à l’église, et prier devant elle, devant la sienne (les icônes ont toujours coûté relativement cher). Et si quelqu’un d’autre avait le culot de venir prier devant elle, il arrivait que les esprits s’échauffent. Quand cette paroissienne priait devant l’icône qu’elle avait amenée et qu’une autre fit mine de se placer à ses côtés, elle dit à cette dernière : «Ne reste pas ici, commande ta propre icône et tu prieras devant elle. Personne d’autre que moi ne prie devant mon icône». Évidemment, c’est un épisode un peu comique, et ne convient-il pas de le prendre à la lettre même s’il contient toutefois une part de triste vérité.
Nous avions une jeune voisine qui ne pouvait plus se déplacer. Elle disait à sa maman : «Va mettre des cierges pour moi, un à la Très Sainte Mère de Dieu, et l’autre à la Vierge de Kazan».
C’est tout simplement de l’ignorance. La tradition d’embrasser les icônes existait déjà lors de la période synodale, quand apparurent partout les kiots vitrés. Auparavant, les icônes étaient sans protection ; elles coûtaient très cher, et on voulut les préserver. Il existait un rituel très particulier pour la vénération des icônes. On embrassait une icône exclusivement le jour de sa fête. Quand arrivait le jour de la fête d’un saint, on pouvait vénérer et embraser son icône. Les autres jours, on priait tout simplement devant elle, on y allumait des cierges, mais on ne l’embrassait pas. On faisait des métanies devant elle, on s’adressait au saint pendant l’office, l’icône, comme les autres, était encensée, mais on ne l’embrassait pas. Et quand on l’embrassait, c’était d’une manière bien particulière. Les Vieux-Croyants ont conservé cela. Les icônes étaient lavées une fois l’an, le Grand Jeudi, à l’aide d’une éponge spéciale. Aujourd’hui il existe des éponges spéciales, naturelles. On la place dans l’antimension. C’est à l’aide de cette éponge que toute les icônes de l’église étaient lavées. On récoltait pieusement l’eau dans un récipient spécial et on considérait qu’elle était sacrée. On la distribuait et elle aidait dans tous les cas de maladie.
L’habitude d’embrasser régulièrement les icônes naquit avec l’arrivée des vitres que l’on plaça devant. Mais dans les oratoires des Vieux-Croyants, il n’y a pas de vitre. J’ai une icône du Sauveur peinte par les Vieux-Croyants ; elle est déposée dans un kiot sans vitre.
– Je me souviens qu’en Serbie, on n’embrassait pas les icônes, mais, pardonnez-moi, on posait de l’argent dessus.
Il est vrai que là-bas, c’est différent. C’est encore l’ancienne tradition de l’antique Grèce et on attache à l’icône des représentations des parties du corps dont on souhaite la guérison. C’est ainsi qu’on peut voir, en Grèce, des représentations de petits bras, de jambes, et de différents organes pendre devant les icônes. On a trouvé le même genre de choses lors des fouilles de temples d’Esculape, de petits objets représentant des bras, des jambes.
– C’est donc une forme de paganisme…
Le premier à avoir présenté ce genre d’offrande est… Saint Jean Damascène. Il fit fabriquer une main en argent et la suspendit à l’icône de la Très Saint Mère de Dieu aux trois mains. La troisième main est celle de Jean Damascène. Vous pouvez donc être apaisé.
– En tant que prêtre et artiste, cela ne vous dérange-t-il pas que l’on suspende des bagues ou des perles devant les icônes?
Non, cela ne me dérange pas. Pour autant que l’intention soit venue de l’âme. Et de plus cela constituait un bon fonds de réserve… Ils utilisaient tout cela quand les temps se faisaient difficile. Pendant l’occupation turque, des gens étaient enlevés et vendus en tant qu’esclaves. Les richesses qui pendaient devant les icônes étaient rassemblées et servaient à racheter les captifs. C’était une sorte de fonds de réserve.
– Cela dépend évidemment comment on voit tout cela. Avec un regard négatif, on peut raconter ce qu’on veut, mais si on essaie de comprendre et de réfléchir sainement, sans juger, le tableau est tout différent… Et l’exemple de Saint Joseph de Volokolamsk en dit long. A propos de l’utilité des richesses de l’Église, insistait pour qu’elles soient utilisées pour apporter de l’aide aux pauvres, aux indigents, aux petits, aux prisonniers, et non à la caste des clercs aisés de l’époque.
Certainement. Le fait est que, comme le dit l’Écriture, si l’affaire ne vient pas de Dieu, elle ne résistera pas. Mais si elle vient de Dieu, alors, prenez garde de ne pas compter parmi ceux qui s’opposent à Dieu. Souvenez-vous de Gamaliel, le maître de l’Apôtre Paul. C’est pourquoi si une tradition existe, c’est qu’elle a un sens, c’est incontestable.
– Personnellement, cela me dérange quand on ne distingue ni visage, ni vêtement sur l’icône, quand tout est masqué.
C’est compréhensible. Jadis, il y avait une chose intéressante. Prenons l’icône de la Trinité d’Andreï Roublëv. Ce n’était pas mal qu’elle soit cachée. Elle avait plusieurs riches chasubles et on les remplaçait ; l’un pour une fête, l’autre pour une autre fête, etc. Chaque chasuble était un présent du tsar ou d’un noble. Si le tsar allait en pèlerinage, auparavant, il faisait envoyer une chasuble d’or et de pierres précieuses. Il est évident qu’on en revêtait l’icône ; le souverain venait et il voulait voir ce que sont offrande était devenue. A l’époque, c’était simple. Aujourd’hui, on rassemble et on distribue de l’argent pour une construction, et après on ne retrouve plus ni les entrepreneurs, ni celui qui a distribué l’argent. A cette époque-là, l’entretien était bref et, comme on dit, concret : su tu avais volé, très bien, on te coupait la tête ou on te pendait. Vous vous rappelez de Pierre Premier : «Ah, on ne t’a pas payé suffisamment?» Ni une, ni deux, plusieurs gouverneurs de pendus. Et sous Alexis Mikhaïlovitch, on te mettait dans un sac et on te jetait dans la Moskva. Et c’était la même chose dans la vieille république de Novgorod. La justice était sommaire. Avant, on tenait un autre langage.
Ainsi, quand le souverain venait prier dans une église où il avait offert une riche chasuble, celui-ci était immédiatement apposé. Et par la suite, on possédait une chasuble du tsar. J’ai lu une description d’un émissaire d’Angleterre : lors des grandes fêtes, on distribuait de luxueuses fourrures et des kaftans pour la procession solennelle. Et après, on les reprenait, il fallait les restituer, et on vérifiait leur état, s’ils n’étaient pas déchirés ou entachés. Et en cas de dommage, on pouvait goûter du fouet. Cela arrivait, par exemple lors de la procession du dimanche des Rameaux car on jetait les fourrures et les vêtements sous les pas du cheval.
– Chacun était donc responsable pour les effets reçus?
Oui. Tout cela était clair. Il y avait des responsables de sacristie qui devaient répondre de tout. Tout était contrôlé. C’est de nos jours seulement qu’on dit : «Ah, chez les Russes, tout va clopin-clopan». Non, tout était clair, tout était comptabilisé. Il est pénible que nous nous connaissions si peu nous-mêmes. C’en est humiliant.
– De telles églises, de telles villes, un tel État n’ont pu être construits par des incapables ! C’est impossible !
Regardez le somptueux musée qu’était la sacristie avec les chasubles de la Laure Saint Alexandre Nevski. Un musée des plus exceptionnels! Ils n’ont conservé qu’une dizaine de ces chasubles, à l’Ermitage.
– Après le passage des Bolcheviques ?
Oui. Tout le reste a été dilapidé, offert à l’étranger contre des dollars pour construire un avenir radieux. Il y avait des musées somptueux, et quelles bibliothèques! Et tous les monastères du Nord, avec leurs bibliothèques, leurs collections de chasubles, leurs antiques reliquaires !… Les monastères de Saint Féraponte, de Saint Cyrille du Lac Blanc, d’Eléazar. Aux XVe et XVIe siècles ils avaient la même signification que la Laure Saint Serge aujourd’hui.
Même le minuscule Monastère Spasso-Kamenny sur le Lac Koubenskoïe était le premier des monastères insulaires du Nord russe.
Les monastères du Nord, c’est vraiment un thème particulier, surtout grâce à Saint Nil de la Sora, car il s’agissait d’une tradition monastique toute différente. Précisément celle que représenta Saint Serge de Radonège en son temps.
Cette tradition du dénuement ne contredit-elle pas les principes de Saint Joseph de Volokolamsk ?
Joseph de Volokolamsk est un saint et un illuminateur. Il vit l’Église comme l’institution qui éduquerait le peuple. Il disait juste que l’Église devait être forte, puissante, indépendante afin qu’elle puisse consacrer toutes ses forces à l’éducation du peuple, à enseigner à celui-ci, à l’éduquer. Vraiment l’éduquer. Mais il s’agit d’un sujet très vaste et je propose de l’aborder à une autre occasion.
Traduit du russe
Source.