Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. Voici le début de la huitième lettre. Les précédentes se trouvent ici.
Huitième lettre. La Madone de la Chapelle Sixtine, de Raphaël.
Je vois, oui je vois, mon Ami, que tu souris déjà en lisant le titre de ma lettre! Est-ce mon intention de t’écrire au sujet de cette grandiose œuvre d’art qui te semble risible? Sans doute en est-il ainsi parce que tu connais mon indigence dans tous les domaines artistiques. Une véritable indigence. Je n’ai aucun don pour cela. Dieu ne m’en a pas donné… Je suis complètement nul en art pictural. Je fus moi-même convaincu de cette triste vérité dès mon enfance, quand j’essayais de dessiner des petites maisons, des chevaux, des chiens, et ainsi de suite. Mais envers la beauté, mon Ami, jamais je ne suis demeuré indifférent. La beauté du monde de Dieu m’a toujours attiré plus que quoi que ce soit. Je suis quasiment indifférent à la beauté des œuvres picturales, mais quelques tableaux ont toutefois brisé la muraille de mon indifférence et fait fondre la glace de mon insensibilité artistique. Devant eux, j’éprouve des impressions tellement puissantes que je ne puis les oublier pendant des années.La Madone de la Chapelle Sixtine m’a bouleversé, et je voudrais Te parler, mon Ami, de cette expérience que j’ai vécue en Occident. Alors que j’étais assis devant la Madone, je me suis involontairement souvenu de Toi et je partageai ces moments avec Toi en pensée. Je me rappelle que lorsque je rentrai à la maison, lors de notre première rencontre, je Te parlai de la Madone. Et Toi, mon Ami, non seulement tu ne pris pas mes paroles au sérieux, et même, tu t’en moquas. Depuis ce temps-là, des années déjà se sont écoulées, et maintenant, je T’adresse cette lettre au sujet de la Madone. J’ai essayé de comprendre l’expérience que je fis et je souhaite partager avec Toi mes réflexions au sujet de la Madone. Des gens de toutes sortes ont écrit beaucoup à son propos. Pourquoi un homme lié d’une certaine manière à la théologie n’essaierait-il pas d’en parler? C’est tout de même la Très Sainte Mère de Dieu qui est là représentée, objet de notre vénération et de nos réflexions théologiques. Mais je commencerai par évoquer mon expérience…
C’était l’été de Kazan1 , ce jour lumineux et joyeux. A Dresde, je me rendis à la Galerie d’Art. Cette visite était une obligation pour tout les voyageurs de passage. Ce genre d’obligation me sembla toujours assez pénible. Sans doute à cause de mon manque de talent en matière artistique. Ce qui me valut, par exemple, de contourner d’innombrables salles du Louvre et leurs milliers de tableaux! Alors que quelqu’un d’autre les parcourrait des jours entiers avec enthousiasme. Je me dirigeais vers la Galerie de Dresde en pensant à la Madone, avec scepticisme. «La plus grande œuvre d’art»… Nous verrons! Peut-être la gloire tonitruante de la Madone était-elle fondée sur une sorte d’auto-hypnose du public! A peine étais-je entré dans la galerie qu’il me fallut parcourir les habituelles séries interminables de salles.
Je ne sais pourquoi, mais j’avais imaginé que la Madone, je la verrais immédiatement, avant tout le reste. Je traversai une salle, une deuxième, une troisième… Pas de Madone, et les autres tableaux n’attiraient pas mon attention. Perdant patience, je m’adressai à un des employés de la galerie, lui demandant comment trouver la Madone de la Chapelle Sixtine. Il m’envoya au bout d’un long corridor. J’entrai dans une pièce pas très grande. J’y vis une énorme grappe de gens, mais pas le tableau car il se trouvait à l’autre extrémité de la pièce, face à l’entrée. Je me faufilai le public et je regardai le tableau. C’était le seul dans cette salle. Ici, tout le monde ne regardait que lui. Dans un premier temps, je fus plutôt déçu. La Madone ne m’avait pas surpris d’emblée. J’observai plus longuement, et dans mon âme apparut une sorte de trouble, qui y survient habituellement quand je vois quelque chose de particulier, de complexe, que je ne puis comprendre sur le champ. Quelques minutes passèrent… et c’était comme si le tableau avait disparu. Devant moi se trouvait la Madone Elle-même. V.A. Joukovski l’a très bien exprimé : «Ce n’est pas un tableau, c’est une vision». Effectivement, je sentais que je regardais autre chose qu’un tableau; je voyais une miraculeuse vision céleste. Quand une place se libéra sur le divan situé le long du mur opposé à l’entrée, je m’y installai et y demeurai au moins une heure, dans une sorte de demi-conscience. Devant moi, c’était comme si la vision miraculeuse se déplaçait doucement et majestueusement sur les nuages, et en même temps, elle demeurait immobile. Le vêtement bleu flottait légèrement, comme un voile que le souffle du vent pousse un peu de côté, créant une impression de mouvement, mais La Mère de Dieu Elle-même restait immobile, comme plongée dans une réflexion profonde et concentrée.
Et Son visage, Ses yeux… Comment t’en parler? Que peuvent en dire une plume et de l’encre? Les yeux sérieux et doux regardaient dans l’âme elle-même et cette superbe représentation spirituelle toute entière vous attirait à elle et vous détachait de la terre. Le visage de la Madone de Raphaël est un visage de rêve, d’un rêve non-terrestre, Céleste, pur, dépourvu de passion. Ce n’est pas par hasard que la tiare papale se trouve dans un coin du tableau, comme si on l’y avait jetée. Cette tiare représente la terre, à laquelle la papauté est si fermement attachée. La Mère Céleste ne regarde rien, ne remarque rien. Et quand les divins yeux du merveilleux visage me regardaient, je ne voulait plus rien voir d’autre que ce visage.
Je ne puis comprendre que certains préfèrent sur ce tableau le personnage de Sixte et non le visage de la Mère de Dieu (C’est le cas, par exemple de V.V. Rosanov, dans «Impressions italiennes»), pourquoi d’autres encore parlent avec enthousiasme des Anges. Pour moi, seule existait la Madone Elle-même. (A suivre)
Traduit du russe