L’Archiprêtre Oleg Vrona

Le site Pravoslavie.ru a publié fin 2019 une série de quelques textes portant le sous-titre de ‘Croquis de Pioukhtitsa’, écrits par l’Archiprêtre Oleg Vrona, né en Sibérie orientale et aujourd’hui recteur de l’église Saint Nicolas à Tallinn. Ces textes, à première vue peu spectaculaires, sans doute, proposent quelques pages de la vie spirituelle dans ce célèbre monastère, situé à la frontière de l’Estonie, mais aussi des portraits de certains «justes» qui y séjournèrent. Le texte ci-dessous a été publié en russe le 24 décembre 2019.

Le Père Hermogène (photo : Pravoslavie.ru)

Un jour, pendant ces années où je servais comme diacre au Monastère de Pioukhtitsa, je fus témoin de la conversation suivante. Un évêque de passage demanda au Père Hermogène (Mourtazov):
– Vous servez ici depuis longtemps?
– Quinze ans, Vladika, répondit le Père Hermogène.
– Dans les monastère de femmes, considérez qu’un an en vaut deux, plaisanta l’évêque.Je me demande si cet évêque était loin de la vérité. Peut-être aurait-il été plus proche de la vérité en disant : «un an en vaut trois»? Je ne prendrai pas sur moi de confirmer l’une ou l’autre formule, mais ce genre de plaisanterie doit bien avoir un fondement. Toutefois je n’ai jamais entendu le Père Hermogène dire, pendant mon diaconat sous son autorité, que servir dans un monastère de femmes lui pesât particulièrement. Une fois seulement il a fait une allusion indirecte à ce qu’il avait servit longtemps seul, sans la collaboration d’un éventuel remplaçant. «Je finis une semaine et immédiatement j’entame la suivante», dit Batiouchka, et ses yeux étincelèrent de joie lorsqu’il dit cela, comme si le fait de célébrer sans jamais être remplacé lui procurait une joie particulière. Alors que si vous regardiez de près à quoi aurait pu ressembler une journée ordinaire du père Hermogène lorsqu’il servait comme ça, seul et sans personne pour le suppléer, je pense que cela aurait étonné même une personne peu impressionnable. Je pense que le Père Hermogène devait se faire déposer au plus tard à quatre heures du matin pour accomplir sa règle de cellule. A six heures, il devait être devant l’autel pour célébrer l’office du milieu de la nuit. Avant le début de la liturgie, il devait avoir le temps de célébrer la proscomidie, faisant chaque fois face à une impressionnante montagne de prosphores, et une épaisse pile de listes commémoratives, et prendre le temps de confesser plusieurs sœurs du monastère et un nombre de pèlerins difficile à évaluer la veille au soir.
Après la liturgie, il lui incombait de célébrer un molieben très élaboré, dans lequel intervenait obligatoirement l’aspersion avec l’eau consacrée, devant la sainte icône principale du monastère, l’icône miraculeuse de la Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu. Ce molieben comprenait inévitablement les éléments principaux des moliebens : action de grâce, prière pour les malades, prière pour les voyageurs. En outre, le nombre de tropaires devant être chantés, et la longueur des listes de noms à commémorer étaient tels que cet office durait parfois pas moins d’une heure et demie, allant jusqu’à être plus longs que la liturgie elle-même.

Le Père Hermogène .

Après cet impressionnant molieben, il fallait passer aux pannychides avec leurs interminables listes de noms à commémorer, mais la durée de cet office ne dépassait jamais celui du molieben élaboré qui les avait précédé. Il n’était pas rare qu’après les pannychides, il faille, sans interruption, baptiser parfois une dizaine, ou plus, d’enfants et d’adultes, venus au monastère depuis les coins les plus éloignés et variés d’Estonie, de Lituanie, de Lettonie et de Russie, et d’ailleurs encore. De façon générale, ces nouveaux baptisés s’abattaient sans prévenir, comme de la neige, sur le Père Hermogène, prêt à tout. Et souvent, il survenait que le Père Hermogène, ayant terminé de célébrer la liturgie et les différents molebens et repartant vers sa cellule sur la colline, se fasse héler par une des sœurs : «Batiouchka, Batiouchka, venez! Des gens viennent d’amener un nourrisson à baptiser», ou «Batiouchka, Batiouchka, on vient d’amener un défunt!» Et Batiouchka, épuisé et sans avoir rien mangé faisait demi-tour et repartait à l’église. Et c’était bien lorsqu’à la deuxième tentative, il parvenait à s’isoler une heure ou deux avant les offices du soir. Et il ne faut pas oublier les pèlerins qui guettaient le Père Hermogène dans l’église, sur le sentier entre l’église et sa cellule sur la colline, et même devant sa cellule. Il lui était impossible de passer inaperçu. Certains pèlerins se satisfaisaient d’une bénédiction de Batiouchka, mais d’autres escomptaient des entretiens prolongés. Soit le Père Hermogène obéissait au commandement évangélique «si quelqu’un veut t’obliger à faire mille pas, fais-en avec lui deux mille» (Mat.5,41), soit il était guidé par sa déférence naturelle, si bien qu’on pouvait souvent le voir entouré par un cercle de pèlerins, ou assis sur un banc à l’écart et s’entretenant avec quelques-uns d’entre eux. Souvent, suite à toute cette activité physique exigeante, le père Hermogène n’avait pas bonne mine : ses joues tombaient, son nez avait l’air de se projeter vers l’avant, ses petits yeux gris, profondément plantés, étaient encore plus cachés dans son visage ovale, qui prenait parfois une teinte terreuse. Qui sait ce qui serait advenu du père Hermogène pris dans une telle ascèse, sans sa mère Daria Matveevna. Elle fut précisément la personne qui sut préserver le père Hermogène de l’empiétement excessif sur son temps libre produit par des pèlerins importuns et des enfants spirituels exigeant une attention soutenue. Mais il est vrai que Daria Matveevna ne pouvait demeurer à Pioukhtitsa en permanence, car elle devait veiller sur la maison que la famille possédait près de la Laure des Grottes de Pskov, et aussi du fait de son caractère agité. Elle allait et venait, donc, entre Pioukhtitsa et la maison aux Grottes. Je me suis rarement entretenu avec elle, mais ces quelques rencontres, j’en ai conservé des traces de nombreuses années en ma mémoire. Tout d’abord, je me souviens de ses yeux rieurs et de sa façon de plaisanter doucement avec son interlocuteur, surtout quand celui-ci était beaucoup plus jeune qu’elle.

Icône de la Mère de Dieu de Pioukhtitsa

C’est ainsi que nous nous rencontrâmes un jour sur le sentier qui montait la colline. Daria Matveevna m’observa joyeusement et demanda : «Père diacre, tu pries pour moi ?». Je me hâtai de répondre : «Oui, Daria Matveevna, je prie, et quelque peu troublé, j’ajoutai: comme je peux». Mon trouble semblant l’avoir satisfaite, elle ne tarda pas à me conter cette anecdote : «Deux hommes se rencontrent. L’un demande à l’autre :’tu pries pour moi ?’. ‘Je prie pour toi, je prie pour toi’, répond l’autre sans ciller, ajoutant d’un ton complice:’et tu t’appelles comment?’». Après cette dernière phrase, Daria Matveevna inclina légèrement la tête et éclata d’un rire contagieux, si bien que je ne pus que suivre son exemple. Le temps s’écoula et Daria Matveevna oublia simplement qu’elle m’avait raconté cette anecdote. Quand elle me croisa je ne sais plus où, sur l’un des sentiers du monastère, elle me la raconta à nouveau et son rire contagieux provoqua un éclat de rire de ma part et tout laissait donc croire que j’entendais ce récit pour la première fois. Lors d’une de ces rencontres éphémères, Daria Matveevna me demanda soudain, d’un ton sérieux : «Tu dors vêtu de quoi?» Je me troublai car je ne comprenais pas si elle plaisantait ou non. Prudemment, je répondis : «Comment devrais-je être habillé?». «En caleçons longs», répondit avec sérieux Daria Matveevna. Et elle ajouta : «Tu sais tout de même ce que le Seigneur a dit : «Je vous jugerai en l’état où je vous trouverai»1 . J’ai dû me retenir de rire d’une telle interprétation littérale de cette citation apocryphe bien connue. Je réprimai en moi cet éclat et regardai Daria Matveevna avec attention. Elle gardait son air sérieux. «Il semble que ce ne soit pas de la blague», me dis-je, et je fis comprendre que la leçon enseignée serait sans faute retenue. Nous échangeâmes encore quelques phrases anodines et nous prîmes congé. Et jamais, je ne sus si Daria Matveevna était sérieuse ou si elle plaisantait.
Sur la colline, le monastère avait attribué au Père Hermogène deux ou trois chambres, dans lesquelles séjournaient régulièrement Daria Matveevna et sa sœur Taïssia. Leur jeune frère Boris (par la suite, le diacre Boris, et le hiérodiacre Nikon) était artiste de profession, et au monastère, il avait reçu les obédiences d’iconographie et de restauration d’œuvres d’art, et il bénéficiait des bonnes dispositions inaltérables à son égard de la matouchka higoumène et des sœurs. Il habitait dans la maison où j’avais moi-même, dans l’aile droite, une minuscule cellule où je vivais. Face à sa fenêtre de ventilation était installée une mangeoire de grande dimension pour les oiseaux. Nulle part dans le monastère on ne pouvait voir des bouvreuils aussi superbes, et en telle quantité, que devant chez le Père Boris. Dans sa cellule, il avait un lit, une table, et, par quelque miracle, un antique harmonium, sur lequel Boris aimait accompagner sa récitation de «la femme du postillon», un très long poème, très ancien et aujourd’hui peu connu, d’Ivan Nikitine.

Ivan S. Nikitine

La brûlure du gel est mordante,
Il fait sombre dans la cour;
Le givre argenté
A obturé la fenêtre.
Tristesse et ennui,
Dans le calme de l’isba;
Juste le mugissement plaintif
Du vent dans la cheminée…
Voilà ce que chantait le Père Boris, avec émotion, tout en enchaînant habilement les accords et en appuyant sur les pédales de l’harmonium qui en actionnent le soufflet, me transportant, moi l’unique auditeur, dans l’atmosphère de la Russie provinciale du XIXe siècle. Le Père Boris avait l’oreille musicale et la voix plutôt agréable, avec des notes de basse décentes, si bien que les sœurs l’accueillaient toujours avec plaisir en soutien de leurs basses du chœur droit. On ne me refusait pas non plus de chanter avec les basses du chœur droit, et ainsi il arrivait souvent que le Père Boris et moi chantions ensemble. Je me souviens particulièrement comment nous chantions «Ouvre-moi la porte du repentir» de A. Vedel. Et au moment culminant, celui de la phrase, «Moi,… maudit, je tremble à l’idée du jour du jugement…», nous n’épargnions pas nos cordes vocales dans nos efforts pour communiquer l’impression du tremblement du misérable pécheur. Je ne peux dire si notre chant incitait le peuple des fidèles à trembler, mais chaque fois, après notre performance, Mère Anicia, la chef du chœur de gauche, une grande moniale maigre et âgée, dont les joues tombantes étaient couvertes de taches de rousseur, s’exclamait pour nous encourager : «Ahhh, quel ‘maudit’ c’était !» Et comme si elle revivait cette sensation qu’elle avait vécu, elle commençait à rire, tout doucement, d’un rire heureux résonnant comme le trémolo d’un instrument à corde. (A suivre)
Traduit du russe.

Source

  1. Saint Justin le Philosophe : ‘Dialogue avec le Juif Tryphon’. Chapitre 47 : «Je vous jugerai selon les voies où je vous aurai surpris.» Source : http://remacle.org/bloodwolf/eglise/justin/tryphon.htm