Il ne semble pas que jusqu’à présent, les huit Lettres d’Occident, écrites par le Saint Hiéromartyr Hilarion (Troïtski) aient été traduites en français. Ces huit lettres, éditées pour la première fois en 1915, sont incluses dans les Œuvres en trois volumes du Saint Hiéromartyr, au tome 3, pp 396 à 458. (Священномученик Иларион (Троицкий). Творения в 3 томах. -épuisé-), Moscou, 2004, Éditions du Monastère de la Sainte Rencontre. Le texte de ces huit lettres fut également publié sur le site Pravoslavie.ru, entre le 16 et le 22 mai 2006. Ces écrits, qui ne relèvent pas d’une démarche académique, plongent le lecteur avec animation et profondeur dans l’atmosphère spirituelle, philosophique, culturelle et sociopolitique du début du XXe siècle; c’est en 1912 que l’Archimandrite Hilarion (Troïtski) effectua un périple dans les grandes villes d’Europe. Voici le début de la cinquième lettre. Les précédentes lettres se trouvent ici.
Cinquième lettre. L’Orthodoxie en Occident.
En ces jours de juillet, dans ma solitude dans les bâtiments vides de l’Académie, je me souviens souvent, mon cher Ami, comment, en juillet aussi, voici quelques années, je visitai des églises orthodoxes russes dans différentes villes d’Europe occidentale pendant les vacances. Tout d’abord, je me souviens qu’en Occident, l’église russe, il faut la chercher, et la trouver n’est pas du tout chose aisée. Pour l’une ou l’autre raison, partout dans les capitales européennes, les églises russes sont situées dans les arrières-cours de ruelles éloignées du centre de la ville. Et je ne parle pas des stations thermales où l’été seulement, la population est russe. Je parle bien des capitales.
A Genève uniquement, l’église russe est clairement visible dans le panorama de la ville au bord du lac. A Vienne, j’ai dû errer longtemps à la recherche de l’église russe, et à Paris, ce n’est pas une mince affaire que de rejoindre une église russe. Quant à Berlin, on n’y trouve aucune église de chez nous. Il y a seulement l’église domestique de l’Ambassade, sur l’Avenue Unter den Linden. Ah oui, mais par où entrer dans l’Ambassade? Le bâtiment est énorme, impressionnant, mais pour l’église, on n’y a trouvé que peu de place. Une vraie église russe, il y en a une hors de Berlin, à Tegel, où la colonie russe a trouvé place, avec ses institutions. Je n’ai pas encore eu l’occasion de séjourner à Rome, mais des connaissances habitant à proximité de l’église russe m’en ont parlé. Où se trouve-t-elle, à ton avis? Dans un appartement loué dans une maison toute simple. On dit que ceci se passa voici peu de temps. Le propriétaire de la maison ne souhaitait pas renouveler le bail avec la mission russe, parce qu’un cinéma voulait s’y installer et proposait un loyer supérieur. Alors, débarrassez le plancher, avec votre église russe, votre autel et vos icônes ; un cinéma a besoin de cet espace! C’est tellement insultant pour le cœur russe, que de voir notre chère Orthodoxie ainsi humiliée! Et où cela? A Rome, où le catholicisme paraît dans toute sa splendeur. L’Archiprêtre berlinois, A.P. Maltsev, aujourd’hui décédé, hélas, ressentait avec douleur l’anormalité de la situation de l’église russe à Berlin et rêvait d’ériger une église dans la ville-même. Il avait déjà réuni une somme d’argent considérable dans l’espoir de réaliser son rêve. Mais maintenant, évidemment, Berlin n’est pas prête à être embellie d’une église orthodoxe. Mais je me suis involontairement demandé pourquoi seuls quelques individus dispersés devraient s’occuper de l’installation des églises orthodoxes nécessaires dans les capitales d’Europe? Ne s’agirait-il pas du devoir de l’Église Russe toute entière, et du Gouvernement russe? Après tout, il est nécessaire de dépenser des sommes considérables pour l’entretien des ambassades. On se soucie de ce que chaque ambassade dispose d’un équipement correspondant à la grandeur de la Russie. Pourquoi donc ne pas se préoccuper de ce que l’église de l’ambassade soit digne du nom de l’Orthodoxie russe? Il semble que l’on ait affaire ici à une sorte de négligence intentionnelle.
Pourquoi nos églises sont-elles reléguées dans de sinistres ruelles, j’éprouve des difficultés à le comprendre. Les hétérodoxes qui vivent chez nous n’agissent pas de cette manière. A Petrograd, sur la Perspective Nevski, les églises catholique et protestante sautent aux yeux, face à la Cathédrale de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan. Chez nous, on dit parfois ceci, à ce sujet:«Voyez donc comme la colonnade de la Cathédrale de Kazan est ouverte en direction des églises hétérodoxes! C’est comme si l’Église Orthodoxe ouvrait les bras aux catholiques et aux protestants!». Mais apparaît alors en mon esprit la suite de ces paroles:«Malheureusement, les hétérodoxes fuient comme s’ils rejetaient l’étreinte des Orthodoxes». Cela est dû au fait que les églises hétérodoxes sont situées en retrait de l’alignement des immeubles de la Perspective, comme s’ils reculaient face aux bras tendus de la Cathédrales de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan.
Et à Petrograd encore, regarde, depuis le Pont de la Trinité dans la direction de la forteresse et de la Perspective Kamenoostrovski, et vois comme la Cathédrale des Saints Pierre et Paul est perdue, à côté du dôme et des motif de tapis orientaux de la mosquée. La Cathédrale de la Trinité, petite, vieille, basse, n’a pas supporté le voisinage mahométan, et elle a brûlé.
Voilà comment sont les choses, chez nous! Pour les églises des autres, on trouve les places les meilleures et les plus en vue! Mais en Occident, nous nous retrouvons avec nos églises orthodoxes bien loin des regards européens cultivés, dans le fin fond de sombres ruelles. Et les offices dans les églises à l’étranger ont également leurs particularités. Et je n’affirme pas que celles-ci eussent été souhaitables. Il y a sept ans, j’ai dû faire office de chantre dans l’église orthodoxe de Vienne, un jour de fête. À 10 heures du matin, nous avons commencé à célébrer les matines et avons bientôt atteint le moment du début de la liturgie. Pendant que je lisais les heures, les chantres s’assemblèrent dans le chœur et la liturgie commença. J’entendis que les chantres s’en tiraient bien, ils étaient doués, mais peu nombreux. Soudain, je constatai que notre chef de chœur parlait avec les chantres en allemand! Pas possible, des Allemands? Ils commencèrent à chanter une hymne. Je jetai un coup d’œil sur la partition de mon voisin, un ténor aux cheveux blonds, et vis que les paroles de l’hymne étaient transcrites en lettres latines sous les portées. Je demandai au chef de chœur qui étaient ces chantres. Il s’avéra évidemment qu’ils n’étaient pas russes. Mon voisin était allemand et les autres étaient tchèques, seul le chef de chœur était russe. Et de plus, seul ce dernier était orthodoxe, tous les chantres étaient catholiques! Alors, comment trouves-tu tout cela, mon Ami? A l’étranger, les Orthodoxes se rassemblent dans leur église, et ce sont des étrangers qui chantent pour eux, des hétérodoxes qui, même les Allemands, ne comprennent pas ce qu’ils chantent. Ainsi, il arrive que lors de nos offices, les chantres se prennent pour l’assemblée de tous ceux qui sont présents et prient. Nos livres liturgiques prescrivent des distinctions. Par exemple, certains passages sont réservés au «chœur», d’autres, aux «gens», c’est-à-dire, à ceux qui se trouvent dans l’église. Mais en pratique, les chantres chantent tout. Pendant les ekténies, ils chantent «Gospodi Pomilouï», ils concluent les exclamations du prêtres par des «Amin» qui expriment l’accord et l’unité de pensée avec le prêtre. En vérité, les Orthodoxes ne font pas seulement qu’écouter la liturgie, ils doivent y participer. Et voilà que dans les églises à l’étranger, pendant la liturgie, les Orthodoxes sont remplacés par des hétérodoxes qui ne sont aucunement en union de pensée avec le prêtre orthodoxe. Chez nous, en Russie, à l’époque de Pierre, les Allemands se mirent entre le Tsar et le peuple, et en Occident, les Allemands se trouvent entre Dieu et le peuple orthodoxe.
Et quel genre d’office obtient-on, avec des chantres hétérodoxes! Il est malaisé de transcrire les mots slavons en lettres latines; il est compréhensible que souvent la prononciation des chantres ne soit pas vraiment correcte. Même le «Gospodi Pomilouï», ils le reproduisent erronément. On entend «pomiliiouï». De loin, bien-sûr, cela peut donner plus ou moins l’illusion d’hymnes slavons, et il est vrai que lorsque des chantres russes eux-mêmes chantent des mélodies, souvent, on ne distingue pas les mots; il ne reste que des sons et des finesses musicales. A la fin, j’ai parlé au ténor blond. Il s’avéra être un catholique plutôt tourmenté. Il encensait la liturgie orthodoxe, disant qu’ils ne serait pas opposé à rejoindre les vieux-catholiques, mais il craignait de perdre son emploi. Avant cette liturgie orthodoxe, il était allé chanter quelque part lors d’une messe catholique. En un mot, il s’agissait d’une sorte de chanteur interconfessionnel. J’ai demandé au chef de chœur pourquoi il recrutait des chantres allemands et tchèques, et j’entendis de sa part en réponse, des propos peu flatteurs envers nos compatriotes. «J’ai essayé de recruter des Russes, mais j’ai été confronté à un problème. Ils étaient paresseux, négligents et refusaient de venir aux répétitions. C’était plus facile de traiter avec des Allemands. C’est un peuple intelligent. Vous avez vu le ténor blond dans le chœur? Il est docteur en philosophie, et de plus il a une importante formation musicale. Il faut transcrire les paroles en lettres latines, et il trébuche parfois dans la prononciation, mais vous avez entendu comme il maîtrise la mélodie! Vous avez entendu comme il chante avec conviction et avec art! Il n’a quasiment pas besoin de répétition». Plus tard, j’appris que les choristes non-orthodoxes constituaient un phénomène tout à fait courant dans toutes nos églises à l’étranger.
Il m’arriva de fêter le jour de l’anniversaire de ma naissance (pas ma fête onomastique, évidemment!) à Paris. Je m’enquis de l’heure de l’office. Il s’avéra que la veille on célébrait les vigiles. J’habitais loin de l’église, tout au bout de la Rue de Rivoli, derrière le Louvre. Je fus retenu pour l’une ou l’autre raison et à dix-huit heures seulement, je descendis sous terre et galopai pour prendre le métro qui allait vers l’église russe. L’horloge indiquait dix-huit heures quarante quand j’approchai de l’église. Je me dis que je serais en retard, et qu’on aurait déjà chanté le «Seigneur je crie vers Toi». J’entrai dans l’église. Elle était quasi vide, et apparemment, ils n’y avait que deux choristes. Mais où en étaient-ils? Je ne parvenais pas à comprendre. Eh bien? Ce qu’ils chantaient, c’était «Plus vénérable que les Chérubins». Ils célébraient à toute vitesse. Un quart d’heure plus tard, je repartais! Le lendemain matin, il y eut la liturgie. L’église étaient remplie de gens en prière. Hélas, on ne sentait pas qu’il s’agissait d’une église russe orthodoxe. Le public était très parisien. Des gens simples, on n’en voyait pas. Et à quoi donc ressemble l’Orthodoxie, sans les gens simples! J’écoutai les chantres avec attention. Immédiatement, je sus qu’ils étaient français. Les Français s’en sortent très mal avec le Slavon. Quand ils chantèrent «pieux souverain» [благочестивейшего государя N.d.T.], c’était impossible de ne pas sourire. Il est très difficile de reproduire ce qu’ils firent du mot ‘blagotchestivieichego’. La liturgie prit fin. Les fidèles commencèrent à se disperser. Tout en sortant de l’église, les dames tenaient de vives conversations au sujet de leurs emplettes. Mon âme était accablée par un sentiment d’insatisfaction. Je me tenais dans une église orthodoxe, mais je ne pouvais dire qu’il y avait ici un esprit russe, ni qu’on «respirait» la Rus’. Je sortis de l’église et fut happé instantanément par la foule parisienne.
Tu vois, mon Ami, à quoi ressemble notre Orthodoxie en Occident! Nos églises sont cachées loin des regards, les offices sont écourtés, les chantres ne sont ni russes, ni orthodoxes. Je ne sais ce que tu en penses, mais quant à moi, la situation de l’Orthodoxie en Occident me paraît déplorable et même vexatoire. Quel est donc cette tendance à se cacher, afin qu’on ne nous reconnaisse pas? Et cette propension à se dissimuler s’exprime également dans le fait qu’à l’étranger, le clergé porte le vêtement clérical pendant les offices seulement, et tout le reste du temps, ils vont en costume civil. J’ai vu un vénérable archiprêtre de la diaspora qui portait un costume civil complet, sauf la redingote, sous sa tunique de clerc. Après la liturgie, il enleva sa tunique, mit sa redingote, et partit vers sa maison à la campagne, au-delà des faubourgs de la ville. Je désapprouve radicalement l’usage de notre clergé en Occident consistant à échanger les vêtements de clercs pour la tenue civile. Alors que le curé catholique n’est jamais honteux, ni gêné, par le port de sa soutane, nous sommes beaucoup trop timides. Je trouve que nous devrions, au contraire, paraître en Occident de manière telle qu’on nous remarque. Je ne pense pas à une manifestation vide de sens. Non, notre témoignage religieux en Occident peut revêtir un sens missionnaire. Il est stupéfiant de constater combien mal et peu l’Occident connaît l’Orthodoxie. Pour l’Occident, le christianisme se résume au catholicisme et au protestantisme. Catholiques et protestants se connaissent, se surveillent l’un l’autre, mais pour eux, c’est comme si l’Orthodoxie n’existait pas. Je ne parle pas des gens simples. Même les théologiens ne connaissent pas l’Orthodoxie. (A suivre)
Traduit du russe.