Le livre «Dans le Nord avec le Père Jean de Kronstadt, fut rédigé en 1903 par Sergueï Jivotoski, journaliste et illustrateur originaire de Kiev. Il vécut à Saint-Pétersbourg jusqu’en 1919. Il émigra alors , via la Finlande, aux États-Unis. Son livre offre un éclairage intéressant sur une activité concrète et récurrente de Saint Jean de Kronstadt. Originaire du village de Soura, dans le Gouvernorat d’Arkhangelsk, pendant de très nombreuses années, il retourna chaque été dans son pays natal, répandant ses prières et la bénédiction de Dieu sur tous les gens et les lieux qu’il rencontrait au cours de ce long pèlerinage. C’est au cours de ce voyage de 1903 que Saint Jean de Kronstadt posa la première pierre de l’église de la Sainte Trinité au Monastère de Leouchino, dont il fut le père spirituel. Le texte ci-dessous propose, en deux parties, l’introduction de l’auteur et les deux premiers chapitres du livre.
Introduction de l’auteur.
L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de passer, l’été dernier (1903), trente-quatre jours en l’inséparable compagnie du Père Jean. Pendant trente-quatre jours, j’ai eu devant mes yeux l’homme dont le nom est cher non seulement aux Orthodoxes russes, mais à tous les étrangers et gens d’autres confessions auxquels il est arrivé de rencontrer le Batiouchka de Kronstadt, ou de lui adresse une quelconque demande. Ces trente-quatre jours passèrent à la vitesse d’un songe merveilleux, imprimant sans conteste leur marque indélébile dans mon cœur, pour le reste de ma vie. En ce siècle matérialiste, dans lequel l’égoïsme personnel pousse l’individu à la méfiance extrême, et à s’occuper surtout de ses avantages personnels et de sa prospérité, alors que les enfants entendent souvent de la bouche de leurs parents des instructions telles que «la vérité t’empêchera de survivre», des phénomènes tels que la personne du Père Jean représentent en soi une oasis dans un désert aride dans lequel le voyageur fatigué peut se rafraîchir à l’eau fraîche et vive, et reconstituer des force pour la suite de l’éprouvant voyage.Le Père Jean est la preuve vivante de ce qu’il est possible de vivre en la vérité, de vivre hors de la tromperie et que, contrairement à l’opinion largement prévalente, il est possible de vivre dans l’abnégation et d’être heureux. Et il était heureux. Pleinement heureux. Heureux car tout ce qu’il faisait, il le faisait sincèrement, comme le lui suggérait son cœur de chrétien.(…).
De Kronstadt à la lointaine Soura boréale, et au retour, jusqu’à Iaroslav sur la Volga, nous parcourûmes mille verstes à travers lacs, canaux et rivières. J’ai observé en chemin tout le triomphe, la solennelle jubilation de la vie de pureté et d’abnégation du Père Jean au profit du prochain. J’ai vu combien le simple peuple russe apprécie cette vie, et comment il exprime cette appréciation.(…)
Chapitre I
Départ de Kronstadt. Le Chestoviets et l’Agafia. Les canaux. Nouveau Ladoga. Sur la Svir.
25 mai, jour de la fête de la Sainte Trinité. Une grande animation règne à Kronstadt. Pour la dernière fois avant son voyage vers sa terre natale, le Père Jean célèbre solennellement dans la Cathédrale Saint André la Liturgie et un moleben à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de la Souveraine Impératrice. Le soleil luit avec éclat, après deux jours de pluie incessante ; l’humeur publique n’en est que plus festive et à la fin de l’office, l’église déverse dans les rues de Kronstadt l’abondante assistance qui se dirige en masse vers les lieux que doit traverser le Père Jean.
Avec difficultés, je rejoins la digue dite de l’Embouchure du Canal dans le port militaire, où le navire personnel de Batiouchka, le ‘Lioubezny’ attend celui-ci. Seuls accèdent ici ceux qui possèdent une carte d’entrée. L’après-midi, vers une heure et demie, on pouvait deviner, à des cris lointains et aux mouvements dans la foule, que le Père Jean s’était mis en route. Sur le pont du petit ‘Lioubezny’ s’entassait une telle foule de gens qui accompagnaient le Père Jean jusqu’à Peterbourg, que je me demandai où Batiouchka allait pouvoir trouver une place. Mais, gloire à Dieu, il trouva le moyen d’embarquer. Alors, le navire peina à s’écarter des quais car ceux qui étaient venu dire au revoir s’agrippaient au bordage et retinrent longtemps le bateau. Au moment où le navire allait s’écarter des quais, une voix forte s’éleva de la foule :
– Cher Batiouchka ! Je suis un petit fonctionnaire pauvre. J’ai essayé de vous voir à quatre reprises, en vain ! Aidez-moi, par la grâce de Dieu ! Ma famille est dans le malheur !
Batiouchka demanda qu’on rapprochât le navire du quai et remis au quémandeur un petit paquet contenant de l’argent. Finalement, le ‘Lioubezny’ s’écarta, navigant vers la sortie du port. A ce moment, au-delà des navires de guerre, apparut le Quai Petrovskaia, couvert d’une marée de têtes humaines lançant des cris et des pleurs et dans laquelle s’agitaient foulards et écharpes tenus en l’air. Quelques esquifs se détachèrent de la berge et naviguèrent en direction de notre bateau. Mais nous avions franchi la sortie du port, frôlant de superbes et menaçants cuirassiers et croiseurs qui arboraient les couleurs et résonnaient de la musique des fanfares à l’occasion des festivités de la famille impériale. Nous naviguions dans les eaux du Golfe.
Loin devant à travers le voile des brumes de l’horizon scintillait la coupole de Saint Isaac, et derrière nous, tels des ailes de mouettes blanches, s’agitaient les foulards des enfants spirituels du Père Jean. A Peterbourg descendirent les passagers embarqués à Kronstadt et qui étaient arrivés à destination. Au Quai des Anglais, le Père Jean fut salué par Mère Angelina, accompagnée de la moniale Eupraxie, l’higoumène du Monastère Saint Jean que Batiouchka venait de fonder sur la rive de la Karpovka à Peterbourg. Des pêcheurs apportèrent à Batiouchka un esturgeon vivant. Instantanément la foule s’amassa sur le trottoir bordant le quai.
– Cher Batiouchka, tu es notre Père! Adieu! Fais bon voyage! Reviens vite!
Les souhaits bienveillants fusaient de toutes parts. Nous démarrâmes;la foule se précipitait le long du quai à notre suite. Beaucoup coururent jusqu’au débarcadère Kalachnikov, et s’y arrêtèrent seulement parce que notre embarcation vira brusquement de bord en direction des quais de l’Okhta, et fut cachée par des chalands. Quand nous arrivâmes à hauteur de l’église du Saint Archange Mikhaïl, deux yoles se détachèrent du quai et naviguèrent vers nous. Des moines du podvorié du Monastère Saint Nicéphore venaient accueillir le Père Jean avec le pain et le sel.
Nous atteignîmes Chlisselbourg vers onze heures du soir, seulement. Deux navires nous y attendaient déjà, le «Chestoviets» et l’«Agafia», mis à disposition du Père Jean pour ses voyages par le marchand A. Loparev de Vytegra, car le tirant d’eau du ‘Lioubezny’ était important et peu adapté à la navigation sur les canaux. Comme tous étaient fatigué au bout de cette journée, l’heure était venue de se reposer. Le Père Jean rejoignit la cabine du «Chestoviets», où l’attendait l’armateur du navire, venu expressément de Vytegra. Je m’installai sur l’«Agafia», en compagnie du hiéromoine Gerorges, le supérieur du Monastère Saint Nicéphore, qui accompagnait le Père Jean. Ayant pris congé de ceux qui s’étaient joints à nous jusqu’à cette étape, nous appareillâmes sans retard, nous engageant dans le Canal Alexandre II, le «Chestoviets» en tête, suivi de l’«Agafia». La vitesse normale autorisée sur les canaux est de sept verstes par heures, mais notre vitesse s’éleva à dix verstes par heures, si bien que le vingt-six mai, à neuf heures le matin, nous voguions déjà sur le Lac Ladoga.
Toute la population de Novaïa Ladoga fut en effervescence suite à l’arrêt inattendu du Père Jean dans cette ville. La nouvelle de ce que le Père Jean allait célébrer la Liturgie dans l’église Saint Clément se répandit comme l’éclair dans tous les faubourgs et les gens accoururent vers l’église. A la fin de la Liturgie, la place devant l’église était couverte d’une foule énorme. Avec difficultés, le Père Jean parvint à la troïka préparée pour lui, et se rendit chez le négociant Spyridov, où on l’avait invité pour le déjeuner. La masse humaine s’ébranla, se lançant à la poursuite de l’équipage. Quant à moi, j’étais monté dans un coche qui suivait celui de Batiouchka. Sans cesse je devais crier au cocher de prendre garde de ne blesser personne. Nonobstant toutes les précautions prises, outre les accompagnateurs du Père Jean et d’autres honorables invités, une quarantaine de gens de la foule parvinrent à s’introduire dans l’appartement de Monsieur Spyridov. Chacun d’eux se plaignait de son infortune et de ses maladies et demandait une bénédiction. Le Père Jean leur manifesta sa tendresse et les bénit tous.
Après le repas et un court moleben, nous remerciâmes nos hôtes et retournâmes vers les navires qui appareillèrent immédiatement. Une fois passée l’embouchure vaste et animée du fleuve Volkhov, nous pénétrâmes à nous dans le canal monotone et ennuyeux. La levée de terre du canal, plantée de saules bas, s’étirait à l’infini. D’un côté, on apercevait au loin le Lac Ladoga, gris comme l’acier, et de l’autre, l’interminable chemin de halage. Au-delà du chemin de halage s’étendaient des pâtures inondées desquelles émergeait, de-ci, de-là un monticule boisé, ou un village et son église blanche. A la mi-été, le morne tableau de la région du Ladoga s’anime de files interminables des barges, ou plutôt, comme on les appelle ici, de demi-barges. Les chansons tristes, les jurons effroyables et les sifflements bateliers-conducteurs des malheureux chevaux de halage, flottent dans l’air du petit matin jusque tard dans la nuit. Pour le moment, la haute saison de la navigation n’a pas encore commencé, c’est pourquoi on ne rencontre que rarement un bateau chargé de grumes. Comme le canal était quasi vide de toute embarcation, nous atteignîmes sans retard Sviritsa le vingt-six mai au soir.
Traduit du russe