Ce texte de Konstantin N. Leontiev fut publié pour la première fois en 1878 dans le n°9 du magazine Pétersbourgeois «Le Monde Russe» («Русский мир»). Il a ensuite été intégré dans le recueil d’articles paru sous le titre «L’Orient, la Russie et le Monde Slave» à Moscou en 1885-1886, et réédité en langue russe pour la dernière fois en 1996. Jusqu’à présent, il n’avait pas fait l’objet d’une traduction en Français, du moins à notre connaissance. En voici la deuxième partie. La première est ici.
Entre le soulèvement crétois et l’affaire d’Herzégovine se produisit une chose, très grave aux yeux du public russe, ainsi que triste et importante pour les Grecs : la rupture entre Grecs et Bulgares.
Le schisme bulgare a séparé les Bulgares de l’Église Œcuménique, les plaçant en Thrace et en Macédoine immédiatement sous la direction de leur exarque, de leurs évêques choisis directement par le peuple, et offrant aux dirigeants de la nation bulgare la possibilité de tenter pour la première fois de détacher «des Grecs», pourrait-on dire, toute la population bulgare, jusqu’au dernier des villages macédoniens. L’hellénisation des Bulgares jusqu’aux Balkans, et la Grande Idée des Grecs devinrent dès lors impossibles. En condamnant les Bulgares (qui se trouvaient évidemment dans une situation canonique pas tout à fait régulière, même selon le témoignage du défunt Métropolite Philarète) sur les plans ecclésiastique et officiel lors du synode local de Tsargrad en 1872, les Grecs, dans un élan de colère irréfléchi, se condamnèrent eux-mêmes, des points de vue ethnologique et politique. Ils donnèrent aux Bulgares le prétexte pour dire aux Turcs : «Maintenant, nous sommes une autre Église, et dès lors, partout où se trouve un évêque grec, il peut y en avoir un bulgare, sans enfreindre la règle apostolique »… (Il n’y aura pas deux évêques en la même cité; c’est-à-dire, deux orthodoxes). Et seuls les efforts des diplomates russes permirent d’éloigner les nouveaux évêques bulgares de Thessalonique et Andrinople, que le firman du Sultan n’avait même pas attribués aux Bulgares. Une poignée de Bulgares turcophiles tentèrent de résister. Ils menaient toute cette affaire, en partie de bonne foi, en partie malicieusement, attirant à eux les simples gens qui ne connaissaient en rien les règles ecclésiastiques.
Les Grecs (pourquoi cacher ce qu’ils ne cachaient pas eux-mêmes) voulaient s’approprier tout, jusqu’aux Balkans et l’Albanie du Nord. Leur sentiment est très compréhensible, et je ne songe vraiment pas à condamner ce très naturel souhait de développement. Mais les dirigeants d’un peuple si talentueux doivent avoir des vues à long terme et comprendre ceci : aller contre le cours de l’histoire, lorsqu’il est aussi clairement manifeste, la Nation grecque n’en a pas la force. Et la politique de la Russie ne fut jamais et ne sera jamais purement «ethnique» ; ce serait mortel pour la Russie elle-même, particulièrement en ce qui concerne la querelle entre Grecs et Bulgares au sujet d’une question aussi essentielle que le respect du peule envers le pouvoir épiscopal et le Trône Patriarcal.
La Russie n’est pas la Turquie. La querelle gréco-bulgare était favorable à la Turquie. Pour la Russie, ce différend fut la première affaire épineuse, non sur le plan matériel, mais spirituel, en Orient chrétien. Dans cette situation, l’obéissance orthodoxe entrait en conflit pour la première fois avec la liberté du sang slave… Mais tous les étrangers trouvent que la politique de la Russie fut toujours caractérisée par sa profondeur et ses vues à long terme.
Il est clair que ce qui pouvait paraître favorable à la Turquie ou à l’Angleterre était désavantageux pour nous. C’est pour cette raison que les Turcs ont incité les Bulgares à agir de manière irrégulière et les Grecs à proclamer l’anathème lors du synode. Tout cela fut défavorable à la Russie, au plus haut point… D’ailleurs les Bulgares auraient vraisemblablement agit autrement s’ils avaient pu prévoir les événements actuels… Mais tous pensaient que la Turquie demeurerait encore longtemps intouchable, et l’Europe semblait si terrible !..Il est compréhensible et tout à fait naturel, le patriotisme local des Bulgares… Ils sont compréhensibles les desseins historiques des Grecs… Pour les Russes informés de cette affaire, tout est compréhensibles. Mais pour la Russie, qui n’épargne pas ses fils dans la lutte pour la liberté des Orthodoxes en Orient, en quoi est-il important que suite au mélange des populations, une partie des Grecs se trouve en Macédoine et en Thrace sous domination bulgare, et une partie des Bulgares se trouve sous domination grecque en Macédoine et sur les côtes de la Thrace ? La Russie, ayant pris en ses mains puissantes la tâche de mener à bien un grand exploit, a le droit de réconcilier ses coreligionnaires à sa manière. Plus encore, elle est obligée d’agir à sa manière, car elle seule peut être impartiale, car elle seule est capable de résoudre cette affaire au profit de l’Église, c’est-à-dire, au moyen de concessions réciproques…
Tout homme prétendant connaître l’Orient doit admettre que les deux piliers fondamentaux de l’Orthodoxie sont l’État russe et la Nation grecque. Il s’agit de deux forces qualitatives ; tout le reste n’est que contingent quantitatif.
Vive les Crétois et les Grecs… Puisse ce peuple simple échapper à l’influence du parti malveillant à son égard. Le destin s’accomplira de lui-même… Et tous les Grecs et les Crétois, malgré qu’il soit déjà tard, descendront sur le champ de bataille commun… Ils y viendront lorsque les sentiments naturels du peuple prendront le dessus sur les politiciens myopes et timides. Ils ne feront pas cela pour nous… Nous mènerons à bien notre affaire, sans eux… Ils sortiront pour eux-mêmes, pour leurs propres intérêts, comme les Serbes sortirent, comme les Roumains sortirent, après être demeurés longuement indécis. Ils descendront sur le champ de bataille commun, et la Russie les défendra pour son propre profit moral, pour apaiser les discordes au sein de la grande Église d’Orient.
L’histoire a marié la Russie et la Grèce dans une union spirituelle, et la dissolution de ce mariage serait mortelle pour les deux parties, si pas aujourd’hui, dans un lointain avenir.
«Et les Phanariotes?», me demandera-t-on? La question des Phanariotes n’est pas aussi simple que d’aucuns le pensent. La question des Phanariotes est une question difficile, très difficile. Il n’est pas opportun d’entrer ici dans ses détails. Je dirai simplement que soit nous n’y voyons goutte, soit nous l’ignorons délibérément. Je ne puis affirmer qu’une chose : les Phanariotes sont les principaux défenseurs, dans le sens orthodoxe du terme, de l’hellénisme en Orient, et dès lors que nous serons proches d’eux, ils deviendront nos amis les plus sûrs, mais, dis-je, quand nous serons très proches.
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