Le texte ci-dessous est la traduction d’un chapitre d’un long texte rédigé par le Métropolite Benjamin Fedtchenkov. Ce long texte fut pendant une grande partie du XXe siècle un des très rares témoignages directs contribuant à la diffusion d’éléments biographiques fiables au sujet du Saint Père Jean de Kronstadt. En plus de leur valeur spirituelle, l’intérêt historique de ces textes est indéniable. La traduction de plusieurs extraits sera proposée ici.
Ivan Fedtchenkov naquit le 2/14 septembre 1880. Il reçut la tonsure monastique en 1907, année au cours de laquelle il termina l’Académie de Théologie de Saint-Pétersbourg. En 1910-1911, il fut le secrétaire particulier de l’Archevêque Serge de Finlande, le futur patriarche. Entre 1904 et 1908, il rencontre le Père Jean de Kronstadt à trois reprises, et à l’une de ces occasion, il concélébra la Divine Liturgie avec lui. Ces rencontres produisirent sur lui une impression intense, et il nourrit toute sa vie une vénération profonde envers Saint Jean de Kronstadt, lui consacrant plusieurs écrits. Il fit partie des fondateurs et fut recteur de l’Église des Trois Saints Docteurs à Paris, et fondateur de la représentation du Patriarcat de Moscou en France. Il fut exarque du Patriarcat de Moscou en Amérique et y devint métropolite. Il termina sa vie à la Laure des Grottes de Pskov, en 1961, et son corps y fut inhumé. Vladika Benjamin a laissé un riche héritage littéraire et spirituel.
C’est vraisemblablement seulement durant la deuxième année de mes études, et non la première (c’est-à-dire en 1904), que je parvins à me rendre chez Batiouchka. Pourquoi pas au cours de la première, se demandera naturellement le lecteur. On peut effectivement se poser cette question. La réponse se trouve dans la situation spirituelle générale de la Russie, ou plutôt, sa situation non-spirituelle. Maintenant, après la secousse de la révolution, beaucoup s’empressent de louer le passé. C’est il y avait tant de belles choses. Mais le malheur, c’est que nous ne voulions pas les remarquer. Il en allait de même avec le Père Jean. Son nom était glorifié dans le monde entier. Et nous, les étudiants, nous savions cela. Ici, nous vivons à côté de Kronstadt et en une ou deux heures, on peut arriver chez le Père Jean… Mais nous, les étudiants, nous n’y pensions même pas. Quelle énigme.
Il faut prendre conscience de ce que si extérieurement la religion était toujours resplendissante, intérieurement, l’esprit était faible. Et du spirituel, on passait au mondain. Par exemple, qu’est-ce qui nous intéressait au premier chef, nous les étudiants ? Nous passions des semaines dans les musées, nous nous rassemblions sous la coupole supérieure de Saint-Isaac, fréquentions les théâtres, emmenions nos connaissances chez nos parents, où tout le monde dansait. Les cours nous intéressaient très peu : seuls deux ou trois d’entre nous y allaient à tour de rôle, prendre note des cours et aussi, pour que l’auditoire ne fut pas complètement désert. Les offices également, on y participait « selon notre envie ». Seul un petit groupe s’acheta des petites tables, des lampes à kérosène avec abat-jour, et les plaça, non as dans la salle d’études où le calme ne régnait pas, mais dans les auditoires, contre les murs. Selon une tradition fermement ancrée, ici, on ne parlait jamais. Dans pareille paix, chacun s’occupait à ses activités favorites : l’un les Saints Pères, un autres, les fouilles à Babylone, un autre encore, la littérature politique (mais il en existait très peu). Un groupe de «priants» se forma également ; ils allaient aux offices chaque jour, le matin, à la liturgie et le soir, aux vigiles. C’était le recteur de l’Académie lui-même qui avait pris la tête de ce groupe, l’Évêque Serge, futur Patriarche. Y participait également l’inspecteur Archimandrite Théophane (il dut fuit et décéda en France). Une grande unité cimentait ce groupe. Mais la vie estudiantine se déroulait sans exclure l’intérêt religieux. Il ne faut absolument pas croire que les institutions théologiques étaient des pépinières d’apostats, de renégats, et d’athées. Ceux qui existaient étaient des cas isolés. Et ils craignaient même de dévoiler leur athéisme à leurs camarades ; nous nous connaissions tous les uns les autres et nous n’accordions aucune attention à ces athées.
A l’intérieur guettait un danger beaucoup plus important : l’indifférence religieuse. La majorité d’entre nous n’étudiait pas pour accéder à la prêtrise, mais pour décrocher un emploi d’enseignant, parfois de fonctionnaire. Seulement dix pourcents devenaient prêtres, c’est-à-dire sur cinquante ou soixante étudiants d’une promotion, seulement cinq ou six d’entre eux. Une telle indifférence générale, et envers la prêtrise en particulier, incluait l’indifférence des étudiants envers le luminaire de toute la Russie, le Père Jean. Les temps étaient encore à la révolution ; les étudiants s’intéressaient à la politique, aux grèves. Le Père Jean, lui, faisait partie du «camp» de ceux de droite ;il n’était pas dans l’air du temps. Même les professeurs, des gens beaucoup plus responsables que nous les jeunes, ne s’intéressaient en rien au Père de Kronstadt. Un jour, en tant que régent de la chorale, je me suis entretenu avec un professeur érudit, l’Archiprêtre Orlov, au sujet de la théologie. Je fis référence au Père Jean. Il me répondit ironiquement : «Quelle sorte de théologien est-ce là ?!» Nous avons alors interrompu cette conversation. Il existait toutefois une partie du clergé de la capitale qui, avec ses ouailles, vénérait le Père Jean. Mais le clergé de province le vénérait encore plus.
Mais comme toujours, la vénération la plus importante vint de ceux qu’on nomme le petit peuple. N’accordant pas la moindre parcelle d’attention à la classe supérieure, c’est par milliers qu’ils affluaient à Kronstadt, parcourant à pieds des milliers de verstes. A cette époque déjà, la scission entre le peuple et l’intelligentsia, et aussi avec une partie du clergé, était tout à fait consommée. Cette partie du clergé se sentait plus à l’aise avec l’intelligentsia qu’avec le simple peuple. Cette scission existait dans nos écoles… Mais plus encore, les hiérarques eux-mêmes ne montraient que très peu d’intérêt envers le Père Jean. Je me souviens cependant de plusieurs noms de ceux parmi eux qui le vénéraient et s’efforçaient d’entretenir des relations avec lui… Mais dans la profondeur de leur âme, tant les hiérarques que les prêtres sentaient l’élévation de Batiouchka. Des témoins oculaires me racontèrent comment la gigantesque salle de l’Assemblée de la Cour, où étaient assis entre autres trois métropolites attendaient que, conformément à la promesse qu’il avait donnée, le Père Jean vienne assister au concert. Quand il entra, des milliers d’hommes et femmes se levèrent comme un seul homme, dans un élan de piété qui les secouait jusqu’aux larmes. Les hiérarques vinrent lui donner l’accolade et lui proposer de s’asseoir à leurs côtés, son siège ayant été réservé… ensuite seulement, le concert commença.
Parmi ceux qui vénéraient profondément le Père Jean, on comptait l’Archevêque Serge de Finlande, qui devint par la suite le Patriarche de toute la Russie. A cette époque (1908-1909), j’étais son secrétaire personnel. Je me souviens qu’il ordonnait qu’on lui lise quotidiennement les paroles de Batiouchka, en même temps que divers enseignements, fut-ce chez lui à Vyborg, ou au Podvorié de Yaroslavl. Et un des moines, le Père Varsanuphe, nous lisait ces propos simples, mais tellement orthodoxes. Un autre théologien, l’Archimandrite Théophane, plaçait les œuvres du Père Jean au même niveau que celles des Saints Pères et conseillait de les étudier aussi sérieusement que celles des Pères d’antan.
Mais nous, les étudiants, et les professeurs, cela ne nous intéressait pas. Dieu, comme c’est amèrement triste! Quelle honte j’éprouve maintenant! Aujourd’hui, voilà que nous pleurons notre indigence et notre insensibilité dure comme pierre. Non, tout n’était pas rose même dans l’Église. Nous étions devenus ceux dont il est dit dans l’Apocalypse : «tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche» (Apoc.3,16). Et très vite arrivèrent les temps au cours desquels beaucoup d’entre nous furent vomis hors de notre Patrie… Nous n’avions pas su apprécier ses saints trésors. Ce que nous avion semé, nous devions le récolter. Voilà donc pourquoi je ne me rendis pas à Kronstadt pendant ma première année, mais bien lors de la deuxième, accompagné de deux camarades de l’année inférieure. (A suivre)
Traduit du russe