Cet texte de Pavel Kuzenkov, historien et enseignant au Séminaire de la Sainte Rencontre à Moscou, est extrait d’un entretien publié en deux parties sur le site Pravoslavie.ru en janvier et février 2016. Cet extrait souligne le rôle unique et puissant de l’Orthodoxie dans la vie de l’Empire Byzantin et de la Russie. Il éclaire la compréhension que l’on peut avoir d’événements qui se déroulent aujourd’hui encore, comme par exemple les attaques envers les fondements de la société orthodoxe en Grèce, et le rôle que peut jouer un chef d’État se réclamant ouvertement de l’Orthodoxie, en Russie.
Byzance n’est pas seulement notre instructrice, une sorte de modèle historique que nous pourrions étudier et sur lequel nous pourrions nous appuyer, mais elle est, si l’on peut dire, notre mère -nourricière, car non seulement nous avons sucé les sucs spirituels grâce auxquels nous vivons depuis plus d’un millénaire, mais nous avons fait cela d’un manière enfantine, sans réfléchir, et la particularité de la conception russe de Byzance consiste en ce que nous l’intégrons sans la sentir. D’un côté cela constitue pour nous un avantage, car Byzance nous est «organique», mais d’un autre côté, c’est un problème, permanent tout au long de notre histoire. Un important problème ! Ne comprenant pas que nous avons été nourris par Byzance, nous nous retrouvons souvent dans une situation de déchirement intérieur, lorsque notre nature entre en contradiction avec certaines idées reçues de l’extérieur et qui nous attirent. Nous comprenons alors que quelque chose ne va pas, que notre terreau ne s’accorde pas avec ces cultures nouvelles que l’on tente de semer chez nous.
Cette désintégration spirituelle de la Russie , particulièrement sensible à partir de l’époque de Pierre Ier et également au XXe siècle, a déterminé dans une grande mesure notre inlassable empressement à nous jeter sur les routes de l’histoire. Les critiques occidentaux de la Russie le soulignent, considérant qu’il s’agit de notre maladie. Nos savants les plus perspicaces disent qu’il s’agit d’une réaction parfaitement claire de notre organisme, nourri de la tradition de la vision du monde Byzantine, avant tout Orthodoxe, vis-à-vis de la culture européenne qui, apparentée, dans le sens formel du terme, à Byzance, issue du même Empire Romain de César et Auguste, n’en a pas moins une vision du monde reposant sur un autre fondement. Celui-ci se forma en Occident dès le Moyen-Age, déformant dans une certaine mesure la tradition chrétienne. Celle-ci fut établie, à tous points de vue, et notamment du point de vue formel, dans le monde de l’Orient Chrétien, lors de la période qui couvre les quatrième, cinquième et sixième siècles, alors que se constituaient les fondements normatifs du christianisme que nous qualifions de canonique et patristique.
Une formule de résistance.
Ainsi, d’une part, Byzance est symbole d’une certaine inertie, symbole d’une tradition profonde et sérieuse, et cette tradition, on a essayé de la préserver, de la considérer comme un trésor dont la valeur est absolue. Et d’autre part, il s’agit d’un État, doté d’une capacité exceptionnelle de répondre aux défis les plus divers. Et si Gibbon pensait que la tradition empêcha cet État de progresser, de se développer, de vaincre militairement, le freina et surtout le mena à sa fin, les érudits actuels comprennent qu’au contraire, la capacité de maintenir la tradition fut le principal «know-how» des Byzantins, et leur assura le succès sur les plans politique, militaire, économique et social car elle leur donna une capacité de résister, telle la quille du navire, qui l’empêche de se retourner. La tempête peut souffler puissamment, on peut perdre toutes les voiles et les mâts, tant que demeure la quille, demeure le solide, et avant tout spirituel, point d’appui auquel on peut s’accrocher dans les moments critiques ; on ne craint rien. Et on peut alors devenir soi-même une sorte de noyau d’où sort le salut de ceux qui sont autour.
Ainsi, l’Orthodoxie est apparue au cours de l’histoire de Byzance précisément comme un facteur de stabilisation. La chute de Byzance fut conditionnée par les tentatives d’ébranler ce facteur et, tout simplement, de l’éliminer.
Traduit du russe. Source. (Les photos proviennent également du site Pravoslavie.ru)