Le Saint Tsar Nicolas II
Traduction du texte publié par le journal «La Croix Orthodoxe» (Православный Крест) et mis en ligne le 28 juillet 2011. A la veille de ces jours au cours desquels nous commémorons le Tsar, me revient à l’esprit l’exceptionnelle rencontre entre le Prince Nicolas Davidovitch Jevakhov et l’un des grands startsy d’Optina Poustin’, aujourd’hui glorifié parmi le chœur des saints, Saint Anatoli (Potapov) [N.d.T. dit aussi «le jeune, pour le distinguer de Saint Anatoli (Zertsalov) d’Optina, «l’ancien»]. L’entretien fut tenu avant la nomination du Prince, sur ordre du Tsar, au rang de Camarade Haut-Procureur du Saint Synode, en 1916. Les mémoires de Nicolas D. Jevakhov furent publiées en exil à Munich, en 1923, et ensuite à Novi Sad, en Serbie, en 1928. En voici un extrait qui témoigne de la réelle relation orthodoxe entretenue par les Saints de Russie avec l’Autocratie, nous indiquant la voie du repentir et du discernement après quasiment un siècle d’hébétude spirituelle, et permettant au peuple de Russie de se purifier par la souffrance et le martyr. Voici cette remarquable conversation .

Batiouchka, Père Anatoli, je n’y comprends rien, commençai-je, depuis mes années d’enfance, je suis inconsciemment tourné vers le monastère et ce n’est pas la première fois que je viens frapper à votre porte et dans votre communauté, mais malgré cela, je ne parviens pas à me détacher du monde. Et il me semble que je m’empêtre de plus en plus dans les rets sataniques… Je crains pour mon âme… D’où vient cette attirance pour le monastère, qui me rend la vie mondaine tellement déplaisante que je souhaite la fuir, qui déprécie à mes yeux toutes les choses du monde et m’empêche, par peur de trahir Dieu, d’entretenir des liens mondains et m’entraîne à vivre entre le monde et le monastère, entre ciel et terre… ? Si vous saviez combien il est pénible et difficile de demeurer pur au milieu de la saleté du monde, combien douloureuse est la chute dans le péché, et même, indépendamment de cela, combien la vie dans le monde me paraît dépourvue de sens, quand je prends conscience de ce qu’elle repose sur une base fausse, de ce que les gens ne vivent pas selon les commandements du Seigneur, ne font pas ce qu’ils devraient faire… A certains moments, toutes ces contradictions et ces questions entrecroisées deviennent pénibles au point que j’ai peur même de penser… J’ai l’impression de perdre la raison avec toutes ces lourdes réflexions…
Mais c’est de l’orgueil, répondit le Père Anatoli.
Comment peut-il s’agir d’orgueil, Batiouchka, m’écriai-je, il me semble que j’ai peur de moi-même. Toujours et partout, j’essaie d’être le dernier, je crains les gens, je me tiens à l’écart et je me cache d’eux.
Qu’importe. Il est différents orgueils. L’orgueil mondain est invention. L’orgueil spirituel est amour de soi, égoïsme. Effectivement, les gens perdent la raison s’ils estiment devoir attendre tout de celle-ci. Et quand on veut fonctionner avec notre raison, insignifiante et infectée, cela ne marche pas. Tirez d’elle ce qu’elle peut donner, et ne lui en demandez pas plus… Notre maître, c’est l’humilité. Dieu s’oppose à l’orgueilleux, mais Il dispense Sa grâce à celui qui est humble. Et la grâce de Dieu, c’est tout… C’est là que tu reçois la plus grande sagesse. Fais preuve d’humilité et dis-toi :«Malgré que je sois un grain de sable sur terre, le Seigneur se préoccupe de moi et je dois accomplir la volonté de Dieu»… Ainsi, si tu te dis cela, non seulement avec ta raison, mais aussi avec ton cœur, et avec courage, comme il convient de la part d’un authentique Chrétien, t’en remettant au Seigneur avec la ferme intention de te soumettre sans bougonner à la Volonté divine, quelle qu’elle soit, alors, les nuages d’orages vont se dissiper sous tes yeux et le soleil va luire et t’éclairer, te réchauffer, et tu connaîtras la vraie joie du Seigneur. Tout te semblera clair et transparent et tu cesseras de te tourmenter et ton âme sera légère.
A ces mots, je sentis mon cœur frémir. «Comme c’est profond et simple», pensai-je. Le Père Anatoli continua :
Il serait difficile de vivre sur terre s’il n’y avait absolument personne pour nous aider à nous débrouiller dans la vie… Mais il y a bel et bien le Seigneur Lui-même, le tout-puissant, l’Amour-même… A quoi bon craindre, se lamenter quant à la manière de se sortir des difficultés de la vie, scruter pour déchiffrer ?… Au plus la vie est ardue et compliquée, au moins il convient d’agir de la sorte… Remets-t-en à la volonté du Seigneur, et le Seigneur ne t’humiliera pas. Et remets-t-en, non pas en paroles, mais dans tes actes… La vie devient difficile parce que les gens l’embrouillent avec leurs arguties, et au lieu de se tourner vers l’aide de Dieu, ils font appel à leur raisonnement et s’en remettent à lui seul… Ne crains ni le chagrin, ni la maladie, ni la souffrance, ni aucune épreuve ; tout cela, c’est la visite de Dieu, c’est pour ton bien… Avant ta fin, tu remercieras Le Seigneur, non pour la joie et le bonheur, mais pour la tristesse et la souffrance, au plus il y en aura dans ta vie, au plus il te sera facile de mourir, au plus légèrement ton âme montera vers Dieu…
– Il en va ainsi, Batiouchka. Mais si l’objet de notre vie est le salut de notre âme, ce n’est pas l’orgueil mais la crainte de Dieu qui nous pousse à rechercher les lieux où il est plus facile d’atteindre le salut… Si même les forts, les sages spirituels, se sortent avec difficultés de la lutte contre les ruses du monde satanique, qu’en sera-t-il de nous les aveugles et faibles!…Je me souviens de mes années d’enfance… Le monde nous pervertissait délibérément, et c’est au sein de ma proche famille et dans la cellule du starets que j’entendis parler de ce que mon âme me disait en secret… Et alors encore, je me demandais : «A quoi bon rester dans le monde au milieu de gens qui m’étaient étrangers, et dénués de bonté ?» et je demandai au starets ce qu’il convenait de faire de ma vie, où aller… Je savais où aller et que faire, mais je craignais de suivre ma propre volonté et interrogeai les startsy afin qu’ils m’ouvrissent la volonté de Dieu. Mais ils me retinrent dans le monde et ne me permirent pas d’entrer au monastère. Tous dirent que le Seigneur m’avait destiné à une autre voie, mais que mon heure n’avait pas encore sonné… Mais au plus j’avançais, au plus c’était dur, pénible… La vie fit en sorte que je ne pouvais quitter le monde sans trahir le nom de Dieu. D’abord se produisit l’affaire de Saint Ioasaph, ensuite la construction de l’église Saint Nicolas à Bari, et maintenant, une nouvelle affaire éclot, et je ne sais si elle vient de Dieu ou non, mais je sais fort bien que si je mets le doigt dedans, elle me liera définitivement au monde… Et je suis venu à Optina aujourd’hui pour demander vos conseils à ce sujet.
– De quelle affaire s’agit-il? demanda le Starets Anatoli, en me regardant fixement.
– Le Tsar veut me nommer au sein du Synode, avec le rang de Camarade Haut-Procureur, et voilà, je ne sais pas ce que cela signifie… Si le Tsar et la Tsaritsa me connaissaient intimement, je n’éprouverais aucun doute; mais leurs Altesses me connaissent peu, ils ne m’ont vu que quelques fois… Suis-je couvert par la volonté de Dieu et de Saint Ioasaph, dont je vois la main providentielle posée sur moi, sur ma vie, ou s’agit-il de manigances sataniques destinées à ne pas me permettre d’entrer au monastère?… Il s’agit d’un poste élevé, beaucoup de tentations de vaine gloire, de fierté et d’orgueil. Nombreux seront mes ennemis qui s’acharneront sur moi de la même façon que l’on s’acharne aujourd’hui sur tous ceux qui composent le gouvernement. Je ne sais que décider, et je ne peux m’en sortir seul… Dévoilez-moi la volonté de Dieu, et ce que vous me dirai, je le ferai.
– Tu sais avec assurance que le Tsar t’appelle à ce poste? demanda le Père Anatoli.
– Je le sais avec assurance, répondis-je.
– Si le Tsar appelle, cela signifie que c’est Dieu qui appelle. Et le Seigneur appelle celui qui aime le Tsar, Lui-même aime le Tsar, et Il sait que tu aimes le Tsar… Il n’est pas de plus grand péché que de s’opposer à la volonté de l’Oint de Dieu… Protège-le, car Il porte la Terre de Russie et la Foi Orthodoxe… Prie pour le Tsar et défends-le contre les malicieux, les serviteurs de satan… Le Tsar n’est pas seulement Celui qui manifeste la volonté de Dieu aux hommes, mais… Le Père Anatoli réfléchit et les larmes commencèrent à couler de ses yeux. Secoué par l’émotion, il termina sa pensée restée en suspens en disant: Le destin du Tsar est le destin de la Russie. Si le Tsar se réjouit, la Russie se réjouira. Si le Tsar pleure, la Russie pleurera, et… quand il n’y aura plus de Tsar, il n’y aura plus de Russie. Tout comme un homme décapité n’est plus un homme, mais un cadavre puant. Va, va hardiment et que la pensée du monachisme ne te trouble plus. Il te reste bien assez à faire sur terre. Ton monastère, il est à l’intérieur de toi, tu le transféreras dans un monastère quand le Seigneur t’en donnera l’instruction, quand plus rien ne te retiendra dans le monde.

Icône Miraculeuse du Saint Tsar , par l’iconographe Tikhomirov

M’offrant une icône, le Père Anatoli me bénit et me donna congé avec un immense amour. Et je quittai une fois encore Optina Poustin’, habité du sentiment qui m’était devenu coutumier lorsque je franchissais la clôture du monastère bien-aimé, la limite du paradis, pour m’enfoncer à nouveau dans les profonds tourbillons de la vie du monde, dans la foule de la vie mondaine pour la lutte contre elle, pour la lutte contre moi-même.

Traduit du russe.

Source.