Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975) qui en 1949 rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il sera proposé ici en entier, mais fractionné. Voici la sixième partie. Les précédentes se trouvent ici.
Nous nous limiterons à un dernier extrait, tiré de quelqu’un à première vue éloigné de la Russie et de son Tsar, mais qui fut en mesure, du fait de sa position d’observer attentivement le caractère du Tsar. Il s’agit du Président de la République Française Loubet. Voici l’opinion qu’il émit au sujet du chef de l’État allié à la France: «D’habitude, on voit dans l’Empereur Nicolas II, un homme bon, magnanime, mais un peu faible, incapable de résister aux influences et aux pressions. Voilà une profonde erreur. Il était dévoué à ses idées et les défendait avec patience et obstination; ses plans étaient préparés longtemps à l’avance et il travaillait patiemment à leur mise en œuvre… Sous des apparences timides, un peu féminines, le Tsar avait l’âme forte, le courage au cœur et une foi inébranlable. Il savait où il allait et ce qu’il voulait». Nous ne continuerons pas à énoncer les opinions et témoignages des qualité confirmant les qualités morales exceptionnelles du Tsar et la force de sa volonté. Nous n’ajouterons plus d’extraits soulignant la puissance mentale exceptionnelle du Tsar. Il nous suffit de renvoyer le lecteur au livre de S.S.Oldenburg. Après s’être familiarisé avec les matériaux rassemblés par l’auteur, le lecteur pourra se convaincre des qualités éminentes du Souverain en tant qu’homme et en tant que dirigeant. La persistance de la légende d’un Souverain très différent n’en est que plus surprenante, de même que la profondeur du gouffre qui séparait la société du Tsar et qui favorisa la production d’un terreau fertile à l’émergence de ladite légende. C’est à peine si l’explication de ce phénomène permet de limiter la vague de calomnies malicieuses dirigée contre le Tsar, de tempérer l’activité de cette puissance ténébreuse. La simple mention générale du désaccord et de la dissonance en matière de sentiments entre la société et le Tsar sur lesquelles nous avons déjà attiré l’attention est insuffisante. Il importe ici de relever deux circonstances qui mettent en lumière la nature de cette divergence de pensée et de sentiment, dont les racines ne plongent pas seulement dans la mentalité de la société mais dans certaines propriétés, ou plus précisément certaines dispositions de la conscience du Tsar lui-même, qui empêchaient de trouver langue commune entre lui et ses contemporains dont l’orientation psychologique divergeait.
Nous avons déjà relevé une de ces circonstances; il convient maintenant de l’examiner d’un peu plus près. Il s’agit de la divergence dans la compréhension du Tsar et de la société russe quant à l’institution du pouvoir du Tsar. En qualité de chrétien croyant et pratiquant, le Souverain se considérait comme l’Oint de Dieu et le Tsar, dans l’acception supérieure que revêtent ces concepts dans les enseignements de l’Église. Le problème de ‘l’absolutisme’, de même que le problème des ‘limites constitutionnelles’ à cet absolutisme, dont l’élucidation posait problème aux yeux de la société russe éduquée, même parfois à juste titre, échappaient à toute relation raisonnée entre le Tsar et ses sujets, car ces ‘problèmes’ n’existaient absolument pas aux yeux de l’Empereur Nicolas II. Et ils n’existaient pas non plus aux yeux des authentiques chrétiens russes proches de L’Église, ni même pour ceux dont les convictions étaient éloignées de celles de l’Église car ils demeuraient capables de distinguer le point de vue russe de cette question, déterminé par l’histoire et des données dogmatiques et juridiques. Le Tsar russe n’était pas et ne pouvait être le monarque «absolu» tel que le défini l’Occident. Il état Tsar Autocrate et la nature même de son pouvoir le dispensait de se soumettre à quelque limitation formelle que ce fût. Toutefois, cela ne signifiait nullement qu’il eût été un Souverain que rien ne retiendrait et dont les seules frontières concevables eussent été celles de sa propre volonté. Relisons une page extraite du livre du Comte Y. Grabbe «La Sainte Rus’ dans l’Histoire de la Russie», dans laquelle ce vénérable auteur souligne la nature religieuse du pouvoir du Tsar en Russie. «Le rite du couronnement et de l’onction esquisse nettement l’essence religieuse du pouvoir du Tsar de Russie. Dès l’ouverture du rituel, à peine le Souverain est-il entré dans la cathédrale et a-t-il rejoint sa place, que, «conformément à l’usage des anciens monarques chrétiens», à la question du primat des hiérarques «En quoi crois-tu?», il répond à haute voix, à tous ses sujets, par la lecture du Symbole de Foi Orthodoxe. Et après cela seulement débute l’office. Tous les symboles du pouvoir sont reçus par le Tsar avec les paroles «Au Nom du Père et du Fils et du Saint Esprit». Intervient alors la prière au contenu profond, confessant que le règne terrestre est confié au Souverain par le Seigneur, demandant que le Seigneur implante en lui la crainte de Dieu, et veille à ce qu’il conserve une foi immaculée en sa qualité de protecteur de l’Église. «Que les jugements qu’il rende soit justes envers les hommes de Dieu, envers les pauvres et qu’il sauve les fils des indigents et il héritera le Règne Céleste…». Mais le moment le plus solennel et émouvant est la lecture par le Souverain de la prière à genoux, empreinte d’humilité, de soumission et de reconnaissance envers Dieu: «Toi, mon Maître et Seigneur, guide-moi dans cette tâche que Tu m’envoies, afin de tout façonner pour le bien des hommes que tu m’as confiés et pour Ta gloire, ainsi au jour de Ton Jugement, je pourrai Te parler sans honte…».
Katkov dit que notre serment à notre constitution nous confère plus que des droits politiques, elle nous confère des responsabilités politiques. C’est partiellement vrai, mais en réalité, notre authentique constitution, c’était le saint couronnement. C’était là que se confessait l’indissociabilité du pouvoir du Tsar et de l’Église Orthodoxe, c’était alors que l’Autocrate proclamait solennellement que les Commandements de Dieu constituaient sa limite et qu’il était le serviteur de Dieu. Les prières de ce remarquable rituel, développé dès avant la période impériale, mais de façon très brève, contiennent l’énoncé le plus profond de l’essence du pouvoir suprême russe et de sa mission essentielle. C’est ici que le principe de gouvernement de la Sainte Rus’ reçoit son expression la plus claire et la plus profonde». En réalité, il est impossible de comprendre le pourvoir du Tsar en Russie si on fait abstraction de sa signification ecclésio-religieuse. Celui qui ne comprend pas ce qu’est l’Orthodoxie ne peut comprendre ce qu’est le Tsar de Russie. Privée de sa nature ecclésiale et orthodoxe, établissant le cadre puissant et profond de ses «contraintes», le pouvoir du Tsar perd son propre sens tel qu’il s’est élaboré au cours du millénaire de l’histoire Russe. Cela fut parfaitement compris par le célèbre historien du droit russe Sergueevitch, homme pourtant relativement éloigné de l’Église dans son tracé juridique du modèle russe de l’autocratie, parce que, justement, il a rejeté toute possibilité de compatibilité – dans une perspective historique – avec le concept occidental de l’absolutisme. Cela ne fut pas compris par la société russe. Elle ne put admettre la perspicacité scientifique du plus grand historien du droit russe, et elle perdit par la même occasion la capacité de concevoir et de sentir le mode de mandement de l’Église Orthodoxe; dès lors s’évaporait pour elle le sens de l’Autocratie russe. Voilà la racine de l’incompréhension de la société envers le Tsar, une incompréhension sans issue.
Le Tsar, demeurant Tsar de toutes les Russie, ne pouvait s’imposer la limite d’une constitution occidentale. Il ne le pouvait, non parce qu’il se serait accroché convulsivement à son pouvoir, mais parce que ce même pouvoir, dans son essence, ne pouvait céder à aucune limitation. Le limiter ne signifierait pas modifier ses limites, mais modifier son sens. Et ici, en plus de ce que nous avons appris des propos susmentionnés de Grabbe, il convient de nous souvenir d’une dimension encore plus significative pour le croyant fidèle à l’Église. Le Tsar russe n’est pas simplement le Tsar-Oint à qui la Providence a confié le destin d’un grand peuple. C’est à lui, ce Tsar unique sur terre, que Dieu confia la tâche de protéger la Sainte Église et de mener à bien la suprême obédience propre au Tsar, jusqu’à la seconde parousie. Le Tsar de Russie est ce porteur du pouvoir terrestre que Dieu lui remit et dont l’action doit, au cours du temps, retenir les forces de l’Ennemi. Dans ce sens, et dans ce sens uniquement, le pouvoir du Tsar de Russie est le successeur du pouvoir de l’Empereur Romain d’Orient… Et c’est de tout cela dont il convient de tenir compte pour que soit parfaitement claire la tragédie vécue par l’Empereur Nicolas II, quand arriva l’heure du martyre du Manifeste du 17 octobre, quand finalement on lui arracha «l’effroyable décision», comme il la qualifia, qu’il prit en se signant, car il ne voyait pas d’autre possibilité de sauver le pays.
Quand il créa la représentation populaire, le Tsar concevait toutefois ce nouvel ordre des choses comme une simple adaptation technique du mécanisme de gouvernement suprême. Homme exceptionnellement loyal et libre de toute passion et attirance personnelles, il observa avec un scrupule extrême la loi réglant les relations avec la Douma d’État, comme d’ailleurs il observait la loi dans tous les autres domaines et circonstances. (À suivre)
Traduit du russe