Le long texte «En mémoire du Dernier Tsar» fut publié en 1943 à Kharbine, dans le magazine «Pain céleste» ("Хлебе Небесном"). Il constitua par la suite un chapitre, aux pages 264-302, du livre Чудо русской истории. (Le Miracle de l'Histoire russe), écrit par l'Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) (1887-1975) qui en 1949 rejoignit la communauté de Jordanville où il enseigna au Séminaire. Il dirigea les revues ««Православная Русь» (La Rus' Orthodoxe), «Православная жизнь» (La Vie Orthodoxe), «The Orthodox Life» , et Православный путь» (La Voie Orthodoxe). Il exerça une activité pastorale d'envergure et participa amplement à la contribution majeure de l’Église Russe hors Frontières en matière de théologie, d'histoire de la Russie et d'histoire de la culture russe. A notre connaissance, ce long texte de grande valeur, parfois ardu, n'a pas été traduit et publié en français à ce jour. Il sera proposé ici en entier, mais fractionné. Voici la troisième partie. Les précédentes se trouvent ici.
Cette question fut posée d’une manière plus globale encore, et sous un éclairage impitoyablement plus cru et pénétrant par Rosanov, un homme qui pécha beaucoup contre l’Église Orthodoxe, mais qui, à la différence de ses nombreux contemporains, était lié à l’Église de façon tellement organique, que, révolté contre elle, il n’eut pas la force de quitter son enceinte. Rosanov examine le concept même de «culture» dans l’acception que celui-ci revêtait dans la vie courante des «gens éduqués» de Russie. Et il arrive à une conclusion particulièrement défavorable à «l’élite» culturelle russe. Il oppose sans détour le soi-disant «simple peuple» à la «société cultivée», non pas pour souligner l’arriération du premier à l’égard de la seconde, mais au contraire, pour indiquer la supériorité du «simple peuple» sur la «société éduquée».
«Tout en étant extrêmement primitif dans tout ce qui est secondaire, notre simple peuple est hautement et strictement cultivé dans tout ce qui est essentiel et important. Évidemment, tout son environnement est dépourvu de culture, le milieu dans lequel il vit, travaille, naît et meurt; mais à l’intérieur, en lui-même, son âme et sa vie, il est empreint de culture. De ce point de vue, il constitue comme l’antithèse de la classe supérieure, qui s’impose à lui, et qui est cultivée dans les détails de ses usages, en tout ce qui l’entoure, mais pas en ses dispositions intérieures, et pas même des les éléments essentiels de la vie. On peut dire, et je le déplore depuis longtemps, que les membres des classes supérieures naissent, pensent, éprouvent un ressenti d’eux-mêmes et d’autrui, et finalement, meurent, si pas comme les animaux, du moins, presque comme ces derniers, toutefois, ils travaillent non comme des hommes, mais comme des hommes en cours de perfectionnement, artificiellement tirés vers le haut. Par contre nos hommes mal équarris, s’il est vrai qu’ils travaillent presque comme des animaux, ils pensent, ressentent et meurent comme des Chrétiens, c’est-à-dire comme des hommes se tenant au plus haut niveau d’éducation accessible…»
Pointant la frontière commune entre la satiété culturelle et l’ensauvagement culturel, Rosanov affirme: «L’homme primitif, élémentaire, n’est pas tellement celui qui, contemplant le monde nouveau d’un regard ébahi, n’y distingue rien, et en même temps s’extasie devant le soleil et le feu de bois qui flamboie au loin, que celui qui a cessé de s’émerveiller, que tout laisse froid et qui, tel un sauvage, ressent des besoins et les satisfaits. La culture est la synthèse de toutes les aspirations qui ont fait l’histoire, sans rien en exclure; on y trouve à la fois la religion, l’État, la famille et toutes les structures de la vie personnelle et sociale. Tout cela, quel qu’en soit le fondement, fait croître et s’entasser progressivement en l’homme les traits de complexité, enrichissant son cœur, élevant son esprit, fortifiant sa volonté. Par contre, au fur et à mesure que tout cela se décompose, les traits de complexité s’effacent de l’homme l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il soit simple et nu, dépourvu de tout, comme lorsqu’il sortit du sein de la nature. Projetant ces réflexions sur le sujet principal de sa préoccupation, le problème de l’école, Rosanov conclut:
«Dès lors, la tâche de nos écoles élémentaires apparaît clairement: éclaircir et diffuser ce culte que porte en lui les gens sombres. Voilà en quoi consiste son sens, sa justification interne particulière. Ne n’avons pas dit qu’il fallait renforcer ce culte, car notre peuple a plus d’une fois versé son sang pour cette forteresse. Mais sa grande dévotion, et son intense amour ne l’ont toutefois jamais élevé à la hauteur de la contemplation de l’objet de leur amour. On pourrait dire que tel l’indigent, il s’est tenu jusqu’à présent sur le seuil de l’église, pleurant et entendant à peine les quelques lambeaux de chants et d’exclamations parvenant jusqu’à lui. Mais il a combattu et défendu cette église, il a versé son sang pour ces murs, afin qu’il ne fût pas mis fin à ce qui était célébré entre ces derniers. En vérité cette fidélité est digne d’être récompensée, digne de voir et de comprendre les mystères de ces célébrations. L’école doit être cette récompense pour sa fidélité: proche de l’église, proche des offices, proche de la religion, juste une humble annexe, accès intérieur ouvrant à l’âme sombre et aimante le sens de ce qu’elle aima et souffrit sans compter. Voilà la mission de l’école culturelle et historique, opposé à l’école anticulturelle et antihistorique telle que nous l’ont organisée des gens sombres dépourvus du sens de l’éducation éclairée et des voies de l’histoire».
L’Église émerge ici en tant que force motrice de l’école. «Jamais un aveugle ne doit guider un voyant… L’Église n’a pas eu besoin de gardiens pour enseigner pendant quasiment deux millénaires et permettre au monde chrétien tout entier de croître grâce à ses enseignements, attentive à ne formuler aucun détail qui eût pu donner crédit à ces importuns».
Il doit en être ainsi! Et qu’observe-t-on en réalité? «Ni l’horologion, ni le psautier, ni l’Ancien Testament ne figurent sur la liste des livres recommandés, approuvés et autorisés pour les écoles de villages».
Rosanov élabore un vaste plan de prise en charge par l’Église de «l’affaire scolaire». Et il va plus loin encore: prise en charge par l’Église de la culture extra-scolaire! Il conçoit la nécessité d’une deuxième annexe à l’église, après l’annexe scolaire, la bibliothèque de l’église… Il conçoit la nécessité d’un rapprochement de la vie quotidienne du clergé et de la société… Comme toujours, il pense concrètement. Il prend l’exemple d’un petit garçon. «Ce petit garçon n’a pas de prêtre local qui serait aussi le prêtre de sa sœur et de sa mère, qu’il serait habitué de voir amenant une icône chez lui, à la maison, pour célébrer un moleben ou des vigiles en l’honneur du jour de fête de la famille. Petit à petit, la famille est divisée par le temps qui s’écoule, les membres dépendent de paroisses différentes, la famille ne forme plus un bloc uni et s’éloigne de l’Église… Voilà comment se forme non pas notre société athée, ce serait une erreur grossière de croire cela, mais bien une société terriblement isolée de l’Église, et exception faite de la lecture de l’un ou l’autre livre à demi oublié, qui ne la connaît plus du tout. A son tour, l’Église, abandonnée par la haute société, conservant un lien vivant et permanent avec des gens peu éduqués, devient timide et manque de conviction dans ses activités, et renonce ici et là, quoi qu’avec peine, à ses droits…» Ainsi la grandiose réforme spirituelle naît-elle dans l’imagination d’un génial excentrique? La prise en charge de la société par l’Église! Elle reviendrait, tel le fils prodigue, dans l’enceinte de l’Église. Mais il est vrai que pour cela il est nécessaire que cette société «reprenne ses esprits»! En est-elle capable? La société russe éduquée serait-elle encline à «s’unir» à l’Église?
Une réponse claire à cette question nous est donnée dans une illustration, la dernière, extraite d’une publication de l’époque. Comme nous le verrons, cette illustration expose avec une force et une tension cruelles la mentalité «anticléricale», et surtout, le calme implacable avec lequel cette mentalité s’affirme jusque dans les choses les plus affreusement simples. Nous avons choisi cette illustration non d’une feuille de chou athée imprimée sous le manteau, non de la littérature radicale-socialiste, mais de l’organe de presse le plus paisible, le plus «académique», le plus «bourgeois», le plus éminemment cultivé, ouvert et «éclairé» en Russie, le «Messager d’Europe», dirigé par les sérieux Stassioulevitch et Arseniev. Conney, Geere, Sergueevitch, V. Soloviev; voilà les noms vénérables de ceux qui embellirent les pages de ce très beau magazine, de leurs articles et de leurs recherches. Hommes de science, de pensées diverses, et d’expérience dans les rangs de l’État y proposent donc leurs productions les plus abouties, sachant qu’il s’agit là de l’authentique forum au-delà de toute position partisane, de la vie sociale russe. Et voilà que nous trouvons, sous les initiales énigmatiques «M.G.», dans la section «Revue littéraire» du numéro de septembre 1908, une recension qui en dit long de la brochure d’un certain N. Kazmine-Viougov, éditée cette année à Saint-Pétersbourg sous le titre: «De l’éducation religieuse des enfants». «La remarquable brochure de Monsieur Kazmine-Viougov mérite l’attention soutenue, non seulement des pédagogues, mais de tout homme éduqué. Une question de la plus haute importance y est abordée, elle est posée dans toute son ampleur, avec une conviction honnêtement réfléchie, forte et sincère. Chez nous, l’éducation religieuse des enfants revêt deux formes pratiques, et toutes deux, selon l’auteur, font cruellement violence au futur de l’homme. L’une d’entre elles est la négation de toute religion accompagnée de la relation ironique habituelle (par les enfants) non seulement vis-à-vis de la dimension cultuelle de la religion, mais envers toute foi en général. Le but est que les enfants soient libres. En réalité, ce système entrave l’enfant dès le départ. Toute la fallace de ce système largement pratiqué parmi notre intelligentsia est dévoilée par l’auteur par ces phrases intelligentes: «C’est l’un ou l’autre: ou votre négation est vraie, fondée, convaincante, alors, point n’est besoin de l’implanter dans les enfants avant qu’ils ne soient en âge de pleinement comprendre la force de conviction de votre négation. Ceci n’est possible qu’à l’issue d’une période au cours de laquelle l’enfant une éducation scientifique générale. Et si la négation n’est pas fondée, si sa vérité est douteuse, alors, quel droit avons-nous de l’enfoncer dans la tête d’enfants sans défense?» (A suivre)
Traduit du russe