Pëtr Valentinovitch Multatuli est l'auteur, entre autres, du livre «Autour, tout n'est que trahison, lâcheté et tromperie» (Кругом измена, трусость и обман), paru aux éditions ACT en 2013. Le chapitre 4 du livre est intitulé 'L'abdication qui ne fut pas'. Le texte ci-dessous est la traduction de la section 13 de ce chapitre, intitulée 'Le combat spirituel héroïque de l'Empereur Nicolas II' (Духовный подвиг Императора Николая II)i. L'auteur a introduit son ouvrage par l'annotation suivante: «L'histoire connaît de nombreux mythes. Parfois, les mythes sont tellement vivants qu'ils sont pris pour vérité. Parmi eux, on trouve la conviction selon laquelle, le 2 mars 1917, l'Empereur Nicolas II a abdiqué le trône, volontairement ou sous la pression des circonstances. Cette conviction fit office d'axiome depuis mars 1917. L'auteur prouve, sur base de documents, que cette «abdication» fut le résultat d'un coup d’État planifié par le gouvernement.» (Les références des citations reprises dans le texte russe n'ont pas été conservées). Voici la seconde partie de ce texte; la première se trouve ici.
Jadis, en 1564, le peuple prit la défense du Tsar, et les ennemis ne purent s’opposer à la puissance du peuple. Le tsar autocrate peut régner pour autant qu’existe un peuple de sujets loyaux et orthodoxes. La présence d’un lien mutuel est la condition de l’existence de l’empire orthodoxe du tsar. Mais au contraire, dans le cas où ce lien est coupé, l’empire orthodoxe du tsar périt, il ne peut continuer à exister, et aucun tsar, aussi puissant et volontaire soit-il, ne peut rien y faire. Le tsar ne peut régner dans le vide. Le philosophe russe Ivan Alexandrovitch Iline a très bien décrit cela: «Nous devons nous garder d’oublier les leçons de l’histoire: le peuple qui ne mérite pas un Souverain légitime ne parviendra pas à en avoir un, ne parviendra pas à le servir en toute foi et justice, et il le trahira au moment critique. La monarchie n’est pas la forme d’État la plus facile et la plus accessible, mais bien la plus difficile, compte tenu de sa profondeur psychologique et du fait que, sur le plan de l’esprit, elle requiert de la part du peuple un sens monarchique de la justice. La République est un mécanisme de droit, alors que la monarchie est un organisme de droit».
Il n’existait plus dans la Russie de 1917 de peuple de sujets loyaux et orthodoxes. Il y avait des individus, mais pas de peuple. «Autour, tout n’est que trahison, lâcheté et tromperie», ceci n’est pas une métaphore, mais le signifiant très précis de ce qui se passait en Russie. En 1917, le peuple demeura le spectateur passif de ce qui se déroula à Pskov. En 1564, le peuple exigea que le Tsar désigne les traîtres, afin de s’en débarrasser, alors qu’en 1917, il prêta l’oreille à ces traîtres et exigea de se débarrasser du Tsar. Si en 1564, le clergé supérieur tout entier s’était rendu auprès du Tsar afin de l’implorer de revenir sur le trône, nous lisons qu’en 1917, le Saint Synode adopta une résolution déclarant que «se qui s’était passé était la Volonté de Dieu», et qualifiant les traîtres au Tsar de «vrais croyants1 du Gouvernement Provisoire». En 1564 régnait un sentiment généralisé de grande catastrophe: le tsar nous a quitté. En 1917, au contraire, on se réjouissait de ce que le Tsar avait quitté le trône. Le reniement du Tsar par le clergé, qui trahit ainsi l’Oint de Dieu, fut la grande tragédie de l’Église Russe. Ce reniement et cette trahison déterminèrent son chemin de martyre au XXe siècle.
Après la production du «Manifeste», l’Empereur était placé devant une alternative: appeler à la guerre civile ou reconnaître le régime usurpateur. Nicolas II ne fit ni l’un, ni l’autre. Il préféra la réclusion et la mort en martyr, de même que l’anéantissement de sa famille, à la participation à une guerre intestine fratricide et à l’illégalité. Le Tsar répondit à satan, à la suite du Sauveur, à Qui l’esprit impur promit toutes les richesses du monde s’Il Se prosternait devant lui: «Retire-toi, satan! Car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul»(Mat.4,9). L’Archiprêtre Alexandre Chargounov exprima très fidèlement l’essence du podvig de l’Empereur Nicolas II: «Lorsque, du fait des effroyables circonstances qui prévalaient («Autour, tout n’est que trahison, lâcheté et tromperie»), il devint évident qu’il ne pourrait plus remplir son devoir et son service de Tsar conformément à toutes les exigences de sa conscience chrétienne, sans un murmure, tel le Christ à Gethsémani, il accepta la volonté de Dieu pour lui, et pour la Russie. Parfois, il nous semble que c’est dans l’activité que se manifeste la volonté, le caractère de l’homme. Mais il faut incomparablement plus de courage pour «ne pas sortir en vain le glaive», accepter la volonté divine de «ne pas s’opposer au mal», quand Dieu montre qu’il n’y a pas d’autre issue. Le mérite du Souverain Nicolas II réside en ce qu’il mis en œuvre le sens de l’histoire en tant que volonté secrète de Dieu».
On accuse l’Empereur Nicolas II de faiblesse et de manque de volonté. Toutefois, l’histoire compte bien des exemples dans lesquels les souverains signèrent leur abdication dans des circonstances pourtant beaucoup plus faciles. Ainsi, par exemple, Napoléon abdiqua à deux reprises, la seconde fois, en outre, de façon volontaire après Waterloo, alors que la France venait de perdre de sa propre faute une pénible guerre contre l’Europe unie et se trouvait sous la menace d’une occupation étrangère. Par ses deux abdications, non seulement Napoléon décapita l’armée et l’État à deux reprises, mais il condamna son pays à perdre sa souveraineté. Malgré cela, dans la mémoire des gens, Napoléon reste un personnage «puissant», et «grand». Et ce n’est pas non plus du tout à la manière du tsar russe que se comporta son adversaire militaire principal, l’Empereur d’Allemagne Guillaume II, renversé par la révolution, et s’enfuyant en Hollande où il vécut confortablement dans une de ses propriétés dans la paisible ville de Doorn, où il se maria une seconde fois et cultiva les tulipes.
En l’an 1613, le peuple russe prêta serment sur la Croix, en signe de loyauté envers la dynastie Romanov. Après les sept années de troubles du XVIIe siècle, sans souverain ni dirigeant, accablé par les interventions étrangères, le peuple russe trouva en lui-même la force de se repentir et d’appeler Mikhaïl Feodorovitch Romanov à régner. En 1917, le peuple russe enfreignit ce serment et trahit son tsar naturel, le livrant aux mains de ses ennemis jurés. Cette trahison, cette apostasie s’étendit à toutes les couches de la société russe: les généraux se hâtaient d’arracher de leur uniforme les monogrammes impériaux, et de les remplacer par un ruban rouge, les poètes, les écrivains ne tardèrent pas à chanter le nouveau pouvoir «libre» de la Russie «libre», les paysans avaient hâte de goûter à une redistribution des terres, et les ouvriers, à la liberté vis-à-vis des manufacturiers. Tous voulaient se libérer du pouvoir du Tsar. Mais à quoi allait ressembler le nouveau pouvoir, personne n’y pensait. Et il se fait qu’en quelques jours, il ne demeura plus aucun pouvoir en place: le Gouvernement Provisoire usurpateur et illégitime détruisit en moins d’un mois toutes les anciennes institutions du pouvoir et le système judiciaire, il supprima la police, désorganisa l’armée et appliqua de nouvelles mesures vexatoires envers l’Église. La Douma d’État, au nom de laquelle le coup d’État avait été réalisé, fut supprimée. Ses travaux, interrompus par l’Oukaze du Souverain datée du 27 février 1917, ne reprirent jamais leur cours normal. Au cours de l’été 1917, le Comité Provisoire se réunit quelques fois, mais le 6 octobre 1917, le Gouvernement Provisoire dissolut définitivement la Douma, dans le cadre des préparatifs à l’élection d’une assemblée constituante. Le 1er septembre 1917, Kerensky proclama, de sa propre autorité et de façon illégale, la République de Russie, il s’autoproclama Ministre-Président, et commandant en chef des forces armées, poussant de la sorte jusqu’à son terme le processus d’usurpation définitive du pouvoir, instituant sa propre dictature en Russie. Mais il s’agissait d’une dictature faible et insignifiante, qui ne tint que peu de temps, et fut remplacée par une dictature terrible et anti-humaine. Mais la dictature du Gouvernement Provisoire témoigna de l’illégalité intégrale des actes commis en mars 1917.
Comme l’écrivit le Général Wrangel, «Avec la chute du Tsar, tomba l’idée même du pouvoir; dans l’entendement du peuple russe toute notion d’obligation le liant au pouvoir disparut». Dans de telles conditions, l’Empereur Nicolas Alexandrovitch ne pouvait régner de force sur un peuple qui ne voulait plus le reconnaître en tant que son tsar. Néanmoins, tout ceci ne signifie pas qu’il renonça volontairement au pouvoir au profit des conspirés. Non, l’Empereur Nicolas II resta jusqu’à la fin fidèle au serment qu’il avait prêté au Kremlin lors de son saint couronnement. Le 2 mars, le Tsar fut privé de sa couronne, par la force, et à son insu. Les conspirés le placèrent devant un fait accompli. Lorsqu’il l’apprit, Nicolas II accepta ce fait comme la Volonté de Dieu, contre laquelle il ne pouvait s’opposer.
Le podvig de l’Empereur Nicolas II, qui imitait le Christ, ne consista pas en ce qu’il signa le document criminel que les conspirés lui imposèrent, mais en ce qu’il s’opposa jusqu’au bout à ces conspirés tout en ne s’opposant pas à la Volonté de Dieu telle qu’elle était manifestée. En mars 1917, ce n’est pas le Tsar qui abdiqua son peuple, mais le peuple qui renonça à son tsar, et reçut en échange les «dirigeants autoproclamés et cruels» qu’avait annoncés Saint Jean de Kronstadt, des dirigeants qui répandirent à flots le sang russe.
De façon très pertinente, Leonid P. Rechetnikov écrivit que dans ces conditions d’apostasie généralisée, «le tsar russe, l’Oint de Dieu, était devenu incompréhensible et inutile. D’autant plus un Tsar tel que Nicolas II. Dieu avait donné à la Russie un Tsar exceptionnel de par ses qualités spirituelles et humaines. L’Empereur Nicolas II concentrait en lui un inébranlable dévouement au Christ et à la Russie, et la sagacité dans la conduite de l’État. Cette incompréhension et ce rejet dont le Tsar fit l’objet, créèrent les conditions de la diffusion de diverses forgeries au sujet des qualités professionnelles et humaines du Souverain. Tout cela est parfaitement explicable: dans notre langage contemporain on dirait que le Tsar continuait à relever du domaine de l’Orthodoxie, alors que ses opposants, des élites politiques et intellectuelles, avaient quitté ce domaine depuis longtemps. De même, les écrits de ceux qui aujourd’hui interprètent les actes de Nicolas II ne peuvent, pour exactement les mêmes raisons, ne serait-ce qu’approcher leur signification authentique: ils se meuvent dans un champ spirituel complètement différent». L’Archimandrite Konstantin (Zaïtsev) a identifié très précisément l’essence du «podvig» de Nicolas II: «Le Tsar demeurait Tsar russe et ne pouvait admettre l’entrave d’une constitution à l’occidentale. Il ne le pouvait, non parce qu’il se serait cramponné convulsivement à son pouvoir, mais parce que ce même pouvoir est dans son essence incompatible avec toute forme de limitation. Le limiter signifiait non pas le modifier, mais en altérer l’essence. Le Tsar russe n’est pas seulement l’Oint de Dieu auquel la Providence divine a confié le destin de son grand peuple. Il est ce seul Tsar, qui sur terre a reçu de la part de Dieu la mission de protéger la Sainte Église et de remplir son impériale obédience jusqu’à la Seconde Parousie. Jusque là, le Tsar russe porte le pouvoir que Dieu lui a remit, et son activité fait barrage à la force de l’ennemi2 ».
Le 2 mars 1917, lorsque le Tsar russe fut privé par la force de sa couronne, l’icône miraculeuse de la Très Sainte Mère de Dieu Souveraine (Derjavnaia)3 , apparut dans le village de Kolomenskoe, près de Moscou. Evdokia Adrianovna, une paysanne de la Sloboda de la Halte de Bronnitsa, vit en songe une église blanche et s’entendit ordonner d’aller y trouver une icône noire et de rendre celle-ci rouge. La paysanne raconta ce songe au recteur de l’église de l’Ascension de Kolomenskoe. Après une longue recherche, dans les sous-sols de l’église, ils repérèrent une grande icône noircie par les âges. On y apercevait le Christ Enfant sur les genoux de la Très Sainte Mère de Dieu, dont la tête s’ornait de la couronne impériale, Ses mains portant les symboles du pouvoir des tsars, le sceptre et l’orbe. Cette église de l’Ascension avait été érigée par le Grand Prince Vassili Ivanovitch, en remerciement à Dieu, pour lui avoir donné un fils, Ivan (le futur premier tsar russe, Ivan le Terrible). La Très Sainte Mère de Dieu proclama de la sorte à la Russie que dorénavant, les signes du pouvoir des tsars, couronne, sceptre et orbe Lui revenaient. Le visage de la Très Sainte Mère de Dieu empreint de tristesse, présageait le Golgotha du Tsar à Ekaterinbourg, et l’arrivée du calvaire de la Russie. Mais la majorité des gens de l’époque ignorèrent tout de cette apparition de la Très Sainte Mère de Dieu. C’était la révolution qui les attirait. Ivan Loukianovitch Solonievitch, témoin des jours de mars 1917 à Petrograd, écrivit: «Je me rappelle les journées de février, de cette grande naissance, sans effusion de sang… de cette grande stupidité qui déferla sur le pays. Un troupeau de centaines de milliers de citoyens parfaitement libres se déversa dans les avenues de la capitale pétrovienne. Ce troupeau vivait une exaltation complète: finie, la maudite autocratie sanglante! Ils étaient heureux dans ce troupeau. Si quelqu’un leur avait dit que, dans le tiers de siècle qui allait succéder à ces enivrantes journées de 1917, ils paieraient au moyen de dizaines de millions de vies, de décennies de faim et de terreur, d’une nouvelle guerre civile et d’une nouvelle guerre mondiale transformant en désert la moitié de la Russie, ces gens ivres auraient retrouvé toute leur sobriété face à cette véritable démence».
Traduit du russe
- Le qualificatif utilisé en russe :«благоверный» était habituellement attribué aux membres de la Famille impériale.N.d.T.
- L’Archimandrite Konstantin fait ici clairement référence au «Katekhon» dont parle le Saint Apôtre Paul en 2Thess.2,7. N.d.T.
- L’icône de la Très Sainte Mère de Dieu ‘Derjavnaia’ , Souveraine de ma Terre de Russie, porteuse des symboles du pouvoir impérial, la couronne, le sceptre et l’orbe. Elle est fêtée le 2/15 mars. N.d.T.