Pëtr Valentinovitch Multatuli est l'auteur, entre autres, du livre «Autour, tout n'est que trahison, lâcheté et tromperie» (Кругом измена, трусость и обман), paru aux éditions ACT en 2013. Le chapitre 4 du livre est intitulé 'L'abdication qui ne fut pas'. Le texte ci-dessous est la traduction de la section 13 de ce chapitre, intitulée 'Le combat spirituel héroïque de l'Empereur Nicolas II' (Духовный подвиг Императора Николая II)1 . L'auteur a introduit son ouvrage par l'annotation suivante: «L'histoire connaît de nombreux mythes. Parfois, les mythes sont tellement vivants qu'ils sont pris pour vérité. Parmi eux, on trouve la conviction selon laquelle, le 2 mars 1917, l'Empereur Nicolas II a abdiqué le trône, volontairement ou sous la pression des circonstances. Cette conviction fit office d'axiome depuis mars 1917. L'auteur prouve, sur base de documents, que cette «abdication» fut le résultat d'un coup d’État planifié par le gouvernement.» (Les références des citations reprises dans le texte russe n'ont pas été conservées)
Le 2 mars 1917, à Pskov, alors que la guerre faisait rage, à la veille d’une attaque décisive de l’armée russe, fut perpétrée une trahison sans précédent dans l’histoire; le sommet de la société et le sommet de l’armée trahirent leur Tsar, l’Oint-de-Dieu, le Commandant Suprême. Les noms de ces traîtres sont connus. Ces gens portant le frac à pan, orné d’épaulettes d’or et du monogramme impérial, rendirent un service inestimable au bolchevisme qui approchait. On peut affirmer avec certitude que le crime commis au sous-sol de la Maison Ipatiev fut préparé, entre autres, par les «hommes de février» et que les racines de ce qui se produisit le 17 juillet à Ekaterinbourg remontent aux événements du 2 mars 1917 à Pskov. Il ne fait aucun doute que l’un des motifs du meurtre de l’Empereur Nicolas II et de sa famille fut la peur de ceux qui préparèrent le faux Manifeste, car si l’Empereur venait à retrouver la liberté, tout le mensonge de l’«abdication» serait dévoilé. Et cela aurait immédiatement rendu tout pouvoir révolutionnaire en Russie complètement illégitime. Ainsi, dès la forgerie de mars, le meurtre du Tsar était devenu inéluctable. Les conspirateurs, députés, capitalistes, généraux savaient très bien qu’ils trahissaient, ils savaient qu’ils mentaient, ils savaient qu’ils soumettaient le Tsar à un danger mortel. Les circonstances qui les ont guidés et transformés en traîtres, la manière dont ils vécurent cette trahison, ce que firent d’eux par la suite leurs complices, c’est uniquement pour leurs biographes que tout cela présente un quelconque intérêt.
Mais ce ne sont pas ces traîtres qui demeurent dans la mémoire de la Russie. Y demeure pour toujours le grand podvig du Tsar, le grand sacrifice du Tsar, accompli pour la Russie et pour son peuple. C’est inimaginable, ce qu’endura l’Empereur Nicolas II en ces lointains jours de mars! Abandonné, trahi, dépourvu de la moindre information fiable, sans aide, le Souverain ressentait constamment cette gigantesque responsabilité vis-à-vis du destin du pays et du peuple, responsabilité qu’il portait devant Dieu, Le seul devant Qui il était disposé à répondre de ses actes. Dans les mémoires de Julia Den, on voit clairement ce que coûtèrent à l’Empereur Nicolas II ces journées à Pskov et à Moguilev: «Quand nous entrâmes dans le salon rouge, la lumière tombant sur le visage de l’Empereur, je tressaillis. Dans la chambre, faiblement éclairée, je n’avais pu l’observer, mais maintenant, je remarquai combien Sa Majesté avait changé. Son visage, d’une mortelle pâleur, était couvert d’une multitude de rides, ses tempes étaient entièrement grises et des cernes bleus entouraient ses yeux. Il ressemblait à un vieillard».
Tous les événements de l’«abdication» se résument à un duel entre le Tsar et les «hommes de février 1917». Jusqu’au dernier moment, l’Empereur Nicolas II espéra sauvegarder ses droits sacrés, c’est-à-dire, maintenir le pouvoir légalement installé. Il espéra recevoir le soutien de ceux qui l’entouraient, il attendait d’eux qu’ils remplissent leur devoir sacré de sujets fidèles. En vain. Autour de lui régnaient «la trahison, la lâcheté et la tromperie».
Comme l’écrit le Docteur en Histoire G.Z. Ioffe «Nicolas II ne pouvait réprimer ouvertement la révolution. Il fut maintenu de force et piégé à Pskov par ses généraux-aides de camp. S’opposer directement à ces derniers dans les conditions qui prévalaient à Pskov, où la situation était contrôlée par Rouzski, était pratiquement impossible. Dans le milieu de l’émigration russe blanche, on rencontre la conviction selon laquelle si, à Pskov, Nicolas II s’était adressé aux troupes, il en aurait trouvé de fidèles au pouvoir du Tsar. Mais il ne disposait pas de la possibilité concrète d’agir de la sorte, car les communications passaient toutes par l’état-major du Général Rouzski. Comme l’a indiqué A.I. Goutchkov, Rouzski avait déclaré platement à Nicolas II qu’il ne pouvait envoyer quelque élément de la troupe à Petrograd».
L’ancien diplomate, émigré, Serguei Dimitrievitch Botkine a commenté ces événements: «La révolution commença longtemps avant le jour où A.I. Goutchkov et Choulguine finirent par obtenir l’abdication du Souverain. Aujourd’hui, il est établi que dans les faits, le Souverain était prisonnier des conspirateurs avant l’abdication. Quand le train du Tsar s’immobilisa en gare de Pskov, le Souverain n’était déjà plus maître de son destin. Il ne pouvait diriger son train là où il le souhaitait et là où il le jugeait bon, et l’arrêt à Pskov avait été décidé sans qu’il l’eût voulu. Par la suite, le Général Radko-Dmitriev a affirmé que si le Souverain, au lieu d’attendre dans son wagon les délégués de la Douma arrivant de Pétersbourg, était sorti de la gare de Pskov et s’était avancé en automobile en direction des lieux où stationnaient les troupes de l’armée qui lui étaient restées fidèles, les événements auraient adopté un tour très différent. Il est certain que si Goutchkov et Choulguine avaient été accueillis par le Souverain à l’état-major du Général Radko-Dmitriev, cet accueil eut revêtu un tout autre caractère et eut engendré des conséquences fort différentes. Mais reste une question: le Souverain était-il en mesure de sortir de la gare de Pskov et d’effectuer un trajet en automobile? Nous ne devons pas oublier que tout le personnel des chemins de fer, jusqu’au dernier mécanicien du train du Tsar, participait à la révolution».
Il ne fait aucun doute que, pendant cette funeste nuit du 2 mars, le Souverain rejeta toutes les suggestions criminelles des conspirateurs. Il refusa tant de remettre le pouvoir à des «ministres responsables», que de permettre de magnifier le pouvoir de ceux-ci en recourant au nom de son fils, de même évidemment, que de transférer le destin de la monarchie russe dans les mains faibles de son frère.
Quand on lit dans les mémoires des membres de la suite impériale, les passages relatifs aux événements de février 1917, on ne peut s’empêcher d’être surpris par leur impuissance et leur fatalisme. Dès lors, dans ces circonstances, le seul qui continuait à résister et à défendre la monarchie, c’était le Monarque lui-même. En 1927, dans le préambule du recueil intitulé «L’Abdication de Nicolas II», le bolchevique Mikhaïl Koltsov écrivit: «Où est la mauviette, où est le mollasson? Où est la nullité dépourvue de volonté? Dans la foule épouvantée des défenseurs du trône, nous ne voyons qu’un seul homme fidèle à lui-même: Nicolas. Indubitablement, le seul homme à tenter avec obstination à sauvegarder le régime monarchique fut le Monarque lui-même. Seul le Tsar lutta et défendit le Tsar. Lui ne mourut pas, on le fit mourir».
Mais la destruction de la monarchie en Russie ne pouvait être seulement le fait de la trahison du sommet. En 1917, tout le peuple s’enfonça dans le péché. Pour comprendre correctement les événements du 2 mars, tournons-nous vers le lointain XVIe siècle. Au début de l’hiver 1564, le Tsar Ivan le Terrible quitta Moscou. La raison de son départ était la lutte permanente et obstinée des boyards contre le pouvoir autocrate du Tsar. La situation fut telle qu’Andreï Kourbski, un des plus proches compagnons d’armes du Tsar, s’enfuit en Lituanie et devint voïvode de Lituanie. La grogne et l’opposition des boyards contre l’autocratie du Tsar entravaient la volonté du tsar. Ivan Vassilievitch ne voulait régner si ce n’était en autocrate, considérant la limitation des pouvoirs du Tsar offensante pour Dieu et nuisible au gouvernement de la Russie. S’éloignant de Moscou, le Tsar s’arrêta au Kremlin d’Alexandrov (Alexandrova Sloboda). Le 3 janvier 1565, un coursier surgit dans la capitale, avec deux chartes du Tsar. Dans l’une, remise par le messager au Métropolite Athanase, Ivan décrivait toutes les trahisons, tous les troubles et le désordre nés du règne des boyards, soulignant l’impossibilité pour le Tsar d’exercer son service de Tsar dans de telles conditions, et déclara que «Nous abandonnons l’État et irons sur le chemin où Dieu voudra nous mener». Le Tsar demandait «Me voulez-vous pour supérieur, moi le Tsar Orthodoxe Russe, l’Oint de Dieu, symbole et signe de ce que vous êtes des élus prêts à servir? Êtes-vous prêts à vous incliner sous le joug et le fardeau du pouvoir institué par Dieu, à servir avec moi, rejetant toute ambition personnelle, toute soif d’enrichissement, toutes querelles intestines et soldant tous les vieux comptes?» Ce fut, selon Vassili Ossipovitch Klioutchevski, un des moments les plus dramatiques de l’histoire russe. Il écrivit ceci: «Tous furent tétanisés, la capitale interrompit instantanément ses occupations habituelles: les échoppes fermèrent, les ordres perdirent tout effet, les chants se turent». Le comportement du Tsar, étrange au premier abord, se fondait en fait sur l’antique relation existant dans la Rus’ entre le peuple et le pouvoir. Une fois dissipé l’état de stupéfaction des Moscovites, dans la capitale explosèrent littéralement de multiples assemblées populaires. Le peuple hurlait: «Le Souverain nous a abandonnés. Nous allons mourir. Qui sera notre protecteur dans les guerres contre les étrangers? Comment peut-il exister des brebis sans pasteur?» Clergé, boyards, dignitaires, fonctionnaires, tous versaient des larmes et exigeaient du Métropolite qu’il apaise Ivan qui ne devait craindre rien ni personne. Tous clamaient d’une même voix: «Puisque le Tsar nous a montré qui étaient les traîtres, nous allons les exterminer nous-mêmes!» Le Métropolite voulut se rendre sur le champ auprès du Tsar, mais après avoir largement pris conseil, il fut décidé que le hiérarque devait demeurer dans la capitale et veiller sur elle pendant les troubles indescriptibles qui s’y déroulaient. Tout s’était arrêté : les salles des tribunaux, de l’administration, de la garde, et les magasins, tout était vide. Une compagnie de Moscovite, composée de boyards, de marchands, de bourgeois, et tout le haut clergé se rendirent auprès du Tsar, à Alexandrova Sloboda. Le peuple avait fait son choix. En toute conscience et sans arrière pensée, il exprima son accord de «servir l’œuvre de Dieu avec le Tsar», de créer une Russie qui soit «la Maison de la Très Sainte Mère de Dieu», sanctuaire et protectrice des vérités salvatrices de l’Église. Ivan le comprit. Le 2 février, il revint triomphalement à Moscou et entreprit de réaménager le pays. Un lien invisible unit les événements de 1564 et ceux de 1917. La même question se posa au premier et au dernier Oint de Dieu: le peuple veut-il ou non être dirigé par le pouvoir autocrate institué par Dieu? (A suivre)
Traduit du russe.
- Le terme russe 'podvig', utilisé par l'auteur du livre, qui y accole en outre le qualificatif 'spirituel', sans doute pour ne laisser planer aucun doute quant à la nature du combat héroïque mené par le Tsar-Martyr, est diversement traduit en français. Il recouvre la notion de labeur ascétique, d'exploits ascétiques, de lutte spirituelle permanente, intense. Le plus simple est évidemment de s'efforcer de populariser le mot podvig, en comprenant, évidemment, la réalité dont il est imprégné. On consultera à ce sujet avec grand profit cette page du blog Orthodoxologie.N.d.T.