Ivan Sergueevitch Chmeliov naquit à Moscou en 1873 dans une famille de vieux-croyants. Il quitta l’URSS en 1923 et s’installa en France. Quelques-uns de ses romans ont été traduits en français. Il mourut à Bussy-en-Othe en 1950. Le Saint Starets Barnabé apparaît déjà dans le recueil de Chmeliov intitulé «Pèlerinage» (Богомолье) et daté de 1931. L’original russe du texte traduit ci-dessous fut écrit à Paris en janvier 1936. Il a été intégré à un «Recueil de récits» (Избранные рассказы ) publié à New York en 1955 aux Éditions ‘Tchekhov’.
Il m’est impossible de ne pas évoquer une rencontre mémorable avec Batiouchka Barnabé. Cette rencontre était liée au début de mon activité d’écrivain, à mon premier livre: «Sur les Falaises de Valaam». Ces débuts furent inopinés. Écrire un livre? Je n’y pensais pas. Le journal «Russkoe Obozrenié» venait juste de publier mon premier récit. Le rédacteur en chef du journal en personne, un ami de Konstantin Leontiev, vint me serrer la main. «Quelle main d’enfant!», et m’encouragea: «Écrivez et apportez-moi cela!». Mais je ne pensais pas à la carrière d’écrivain. Les écrivains sont des gens très particuliers. Je m’observais dans un miroir et j’avais l’air tellement apeuré. Quels écrivains auraient pu naître dans le quartier de la rive droite de la Moskva, dans les cours bruyantes, là où vivait le peuple des simples gens, là où on ne lisait pas de livres, là où il n’y avait pas de livres «contemporains», mais seulement le vieil Évangile, les livres de prières, et sur une étagère, les Ménées de l’arrière-grand-mère Justine? On avait imprimé mon récit inventé, et pour cela, on m’avait payé en argent. Cela me rendait honteux vis-à-vis de Pouchkine. Et bien vite, j’oubliai tout cela.
Une autre chose s’était produite: je m’étais marié, encore étudiant. Jeune entre les jeunes. Les inconnus nous demandaient : «Vous allez vivre comme frère et sœur?». Si en plus ils avaient su que j’étais «écrivain»?! Et nous décidâmes de partir en voyage de noce. Mais où? En Crimée, dans le Caucase…? Les forêts de la Trans-Volga nous séduisaient. Cela nous faisait penser à «Dans les Forêts» de Melnikov-Petcherski. Je regardai une carte de la Russie et mon regard se posa dans le Nord. Saint-Pétersbourg? Le vent de Saint-Pétersbourg est glacial. Le Ladoga, le Monastère de Valaam?… Aller jusque là? J’avais fait un peu marche-arrière par rapport à l’Église ; si je n’étais pas vraiment athée, je l’étais presque. Je lisais avec enthousiasme Buckle, Darwin, Setchenov, Letourneau… et des piles de brochures que l’on trouvait sur les étagères de la bibliothèque, rue Mokhovaïa, où les étudiants réclamaient tout sur les «plus récentes conquêtes de la science». J’alimentais une inextinguible soif de «savoir». J’appris beaucoup, et ces connaissances m’éloignèrent du savoir le plus important, celui qui concerne la Source du Savoir, l’Église. Et voilà que dans mes dispositions à demi athées, dans la joie du voyage, pour mon voyage de noce, on m’attirait…au monastère! J’y avais été attiré dans mon enfance. Je me souvenais de la Laure de la Trinité. On y allait à pieds… Il m’arrivait d’aller avec Gorkine à la Trinité. C’était donc «béni», avant Valaam, la Trinité. On avait béni, mais comme un étudiant pouvait le faire!… honteusement. Mais il le fallait.
Je me souviens de cette fin juillet. Un jour très lumineux. A la fenêtre de la voiture défilaient les bosquets, les sentiers battus par les laptis des pèlerins. Quand j’y allais avec Gorkine, il arrivait que nous partions à la fine pointe de l’aube, on chantait des prières. On faisait la sieste au milieu de la journée, dans la chaleur des sapins. Le doux Gorkine. Il est décédé voici bien longtemps. Parfois, il disait «Pour être béni, il faut un iris…» Et nous nous bénissions. Le lien avec Gorkine s’était maintenu depuis le passé lointain, car alors, Batiouchka Barnabé vivait encore. Toujours aux «grottes» à la Skite de Tchernigov, consolant encore et toujours. Et le passé, ce qui était devenu si lointain, revenait. La même vieille cour familière, à la Skite de Tchernigov. Combien d’années avaient passé… Quinze ans! Et toujours la même. Et ces gens, ces pauvres, ces ‘pays’, tous les miens! La kelia, avec son petit porche, le même… Un gamin monta timidement les marches, l’air craintif car «il sait tout, il connaît tous nos péchés». Et après, un autre, c’est l’étudiant, presqu’athée, insignifiant, avec sa «petite sœur». Le vieux sorbier, couvert de sorbes. La foule soupirait, comme jadis. Là-bas se tenait Domna Pantherovna, avec Aniouta. Aniouta détachait les sorbes. Domna Pantherovna la tirait par la main. Là sous ce sapin, je me tenais avec Gorkine. C’était toujours le même sapin, sombre, dru, seulement, plus haut. A un moment, Batiouchka vint me bénir : «Ah, pour mon … et il cita mon nom, une petite croix, une petite croix, …». Il sortit une petite croix de sa poche et me la donna. Tous murmuraient : «Oh, la croix est tombée sur lui!». Maintenant, je sais, la croix tomba sur moi. Mais sur le moment, dans toute cette splendeur, je ne réfléchissais pas.
Nous attendîmes longtemps. Il se disait que Batiouchka était fatigué, qu’il ne sortirait plus. Les jeunes sont impatients. Il se peut donc bien qu’il n’y ait pas de bénédiction. L’âme se sentait un peu plus légère ; il avait peur, l’«athée», il avait peur de s’entendre dire brusquement quelque chose comme … «Tu gâches l’humeur». Maintenant, on ne le lui dirait pas, on ne le verrait pas. Maintenant, Moscou, la gare de Nikolaevsk, on va voir Saint-Pétersbourg, et alors, le Ladoga, et Valaam… Nous nous apprêtions à partir et nous entendîmes un appel, une voix connue : «Hé, les Pétersbourgeois!…» Sur le petit porche, c’était lui, le Père Barnabé, celui d’antan, tout identique, sauf la petite barbe qui avait blanchi. Il nous regarde à travers la foule et nous attrape, avec son «Hé, les Pétersbourgeois!…». La «petite sœur» demande timidement qui sont ceux de Saint-Pétersbourg que Batiouchka appelle? Il n’y avait personne de Saint-Pétersbourg. Et il nous crie joyeusement: «Venez-donc!…». Tout surpris, nous avançons avec hésitation. On nous regarde, on s’écarte pour nous laisser passer. A Saint-Pétersbourg, nous… Serait-ce cela la raison de «Hé, les Pétersbourgeois!…». Comment a-t-il donc pu savoir? Nous avançons. Buckle, Spencer, Marx, Stirner… tous oubliés. Je marche timidement, comme avant, quand j’étais petit, timidement… «Bénissez, Batiouchka, le chemin…» Ai-je pensé à ce moment-là que j’allais parcourir ce chemin pour Valaam, à travers toute la Russie, pour la Russie? Non, je n’y pensais pas. Mais lui? Et il bénit «le chemin». Il regarda à l’intérieur de moi-même, et il bénit. De sa main maigre et pâle, comme la main qui dans mon enfance m’avait donné la petite croix. Allait-il m’en donner une maintenant?
«Mes bien-aimés, vivez avec le Seigneur, maintenant». Il regarda ma tunique d’étudiant, avec ses boutons dorés ornés de l’aigle. «Tu sers quelque part?» «Non, j’étudie, j’étudie encore». Il bénit. Ne dira-t-il plus rien? Il fallut sortir. D’autres attendaient. Il posa ses mains sur ma tête et dit, comme pensivement : «Tu feras fructifier tes talents». C’est tout. Une pensée timide me traversa : «Quels talents… Ces talents d’écrivain?». J’avais peur d’y penser.
Valaam se déroula devant nos yeux comme une vision : les pèlerins, les gens, le clapotis du Lac Ladoga, les crêtes de granit, les skites, les ermites silencieux et les moines du grand schème… Les kelias au plus profond des bois, un plongeon sur un petit étang. Le moine du grand schème Sisoes et son oiseau, le plongeon… «Nous sommes tous nés dans le Christ… Cet oiseau, le plongeon est aussi en Christ…». Des élans sur les chemins forestiers, comme chez eux. Dehors au milieu de la nuit, «le moment du chant, l’heure de la prière!…». Splendeur de l’église d’un blanc immaculé, des bleus et des ors sous le ciel, sur les forêts, la vie… Et le livre s’écrivait, le chemin s’ouvrait. Batiouchka Barnabé avait béni «le chemin». Il avait donné une petite croix et il avait béni. La croix est souffrance et elle est joie. Je le crois.
Janvier 1936, Paris.
Traduit du russe
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