Extrait de la première «Lettre à propos des affaires d’Orient» (Письма о восточных делах), publiée par Leontiev en 1882, dans le numéro 83 de la revue «Le Citoyen» (Гражданин), périodique littéraire et politique de Saint Pétersbourg.
Lorsque nous réfléchissons aux affaires d’Orient, voulant nous rendre clairement compte de ce à quoi nous devons nous attendre et de ce qui serait le plus avantageux pour la Russie, il convient avant tout d’opérer la distinction entre notre idéal, l’objectif de nos projets et actions, et les moyens requis pour accomplir cette tâche. Bien sûr, on choisira les moyens les plus faciles et accessibles. Toutefois, on se souciera de leur facilité et de leur accessibilité dans la mesure seulement où celles-ci ne nuiront pas à la grandeur et à l’étendue des idéaux. Si des moyens très aisés nuisent à la grandeur politique de l’idéal, il faudra leur préférer des méthodes plus difficiles et même certaines qui requerront les plus grands sacrifices.
J’aborderai plus tard le choix de l’un ou l’autre moyen. Maintenant, je veux partager avec vous mes réflexions favorites à propos de ce que doit être notre idéal conscient, ou de ce que sera vraisemblablement notre fatale destination. (J’utilise ici le mot «fatale», pas seulement dans son acception sombre, mais dans une signification plus large, en ce sens que la réalisation des destins historiques dépend bien plus de quelque chose de supérieur et d’imperceptible que d’activités humaines conscientes. L’idéal conscient est nécessaire, mais il n’est réalisé qu’à peu près au moment où il devient un peu semblable au tableau, encore dépourvu de détails, de sa prédisposition, alors que cette dernière laisse entrevoir ses trait généraux.)
Notre idéal en matière de résolutions de la question d’Orient doit être le plus élevé, le plus large et hardi, le plus idéal, comme on dit, de tous les idéaux possibles. Voici pourquoi.
La Russie n’est pas simplement un État ; la Russie prise dans son entièreté, avec toutes ses possessions asiatiques, c’est un monde à part, avec sa propre vie, son régime politique particulier, mais qui n’a pas encore acquis une culture originale en termes de structure d’État. (Pour parler plus simplement, une structure différente de celles qui existent ailleurs). C’est pourquoi nous ne pouvons envisager seulement le bannissement des Turcs d’Europe, ni seulement l’émancipation des slaves, ni même la formation d’une quelconque confédération des peuples slaves, des seuls slaves, mais bien une chose plus vaste, conceptuellement plus indépendante.
Commençons par les Turcs. «Le renversement de l’infâme joug de la Horde asiatique» peut occuper les esprits limités de nos coreligionnaires et compatriotes; mais il est grand temps que nous comprenions qu’aucun joug imposé par la violence d’un maître asiatique ne sera si infâme que le pouvoir volontairement admis par le peuple, de ses propres avocats, banquiers libéraux et folliculaires. La violence ne peut déshonorer les gens autant que leur propre inconcevable stupidité. L’écartement des Turcs n’est qu’un procédé incontournable, un moyen inévitable, rien de plus.
Il est possible, mais oui, de parler de «la barbarie», etc. Et, si cela s’avérait utile aux fin d’agiter les gens plus simple, on pourrait même imprimer la déclinaison du mot «horde» à tous les cas, comme l’ont fait les journaux et magazines pendant la dernière guerre. Mais il convient aussi de se souvenir des vers de Trediakov : Garde l’œil sur la rive, et sache manœuvrer…
On ne peut de nos jour considérer un telle idée comme digne de l’attention sérieuse de l’intelligence russe. Le mépris envers les asiatiques, et la pensée de chasser les Turcs car ils ne sont pas libéraux, ni ouverts à l’industrialisation etc., car ils vivent selon des idéaux religieux, monarchistes et guerriers ; ce mépris et cette pensée ne sont pas nôtres, ni russes d’antan, ni slaves d’aujourd’hui ; ils sont banalement européens.
L’idée de chasser les Turcs d’Europe et de les remplacer par des Russes au Bosphore n’appartient évidemment pas, en tant qu’idée purement politique, à l’Europe Occidentale. Jusqu’il y a peu, celle-ci considérait cette idée, et c’est vraisemblablement encore le cas aujourd’hui, du moins en partie, comme étant dangereuse, sinon, désastreuse dans le cadre des relations internationales. Ainsi, cette idée anti-asiatique, est essentiellement émancipatrice, libérale, c’est à dire, plus ou moins destructrice. Cette idée aujourd’hui banalement libérale, typique de l’Europe Occidentale, n’est absolument pas nôtre pour ce qui concerne son origine et l’esprit culturel qui la sous-tend, et c’est seulement depuis les années ’60 qu’on l’agite devant nous avec grands succès et bonheur. Elle ne plaît pas à l’Europe pour ce qui concerne l’équilibre des forces politiques, mais pour ce qui est de son origine et de son caractère, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une idée européenne. Il s’agit d’une des plus récentes applications des idées «d’égalité et de liberté» des individus, des classes sociales, provinces et peuples. Dans toute cette affaire, ce qui est russe, c’est seulement l’application et l’exploitation très heureuse, comme je l’ai dit, de cette idée banalement européenne contemporaine, au profit de la Russie et de ses faibles coreligionnaires. (…)
Traduit du russe. Source.