Texte du Métropolite Hiérotheos de Naupacte, dont la version anglaise a été publiée le 05 janvier 2017 sur le site de la Métropole de Naupacte et Saint Blaise. Il s’agit du texte d’une conférence donnée par Despotes Hiérotheos le 9 avril 1989, second dimanche du Grand Carême, à des étudiants de l’Université d’Athènes. Compte tenu de la longueur du texte, la traduction est proposée en trois parties.
L’éducation est un sujet fréquemment abordé, de nos jours. Un problème réside en ce que nous avons de ce thème une vision tout à fait déformée. Nous entendons bien des propos qui sont pour le moins non-orthodoxes. Nous ne pensons pas ici aux humanistes, ceux qui ont une éducation humaniste fondée essentiellement sur l’intellect et le rationalisme, mais bien aux Chrétiens qui assimilent l’éducation centrée sur l’homme à l’éducation chrétienne. Assimiler ces deux sagesses, ces deux types de connaissance, les mettre sur un pied d’égalité, est une position hérétique, qui fut dénoncée par tous les Saints Pères.
Le sujet est donc très sérieux. Dans notre intervention, nous examinerons le thème essentiel de l’éducation en Dieu. Avant de passer à l’analyse précise de l’éducation en Dieu, il me semble utile de voir en quoi consistent les différences entre les deux types d’éducation, à l’éclairage des enseignements du grand Père de l’Église, Saint Grégoire Palamas. Saint Grégoire vécut au XIVe siècle, alors que florissait un puissant courant humaniste duquel émergea la Renaissance. Le XIVe siècle offre de nombreux points communs avec notre époque, dès lors, la référence au débat entre Saint Grégoire et Barlaam peut se révéler très fructueux.
1. Les deux types d’éducation.
Héraut de l’esprit humaniste, Barlaam professait l’existence d’une vérité unique. En d’autres termes, la vérité est une et a été donnée par Dieu aux hommes, par l’entremise des prophètes et des philosophes. Saint Grégoire réfute naturellement cette position. Après avoir développé son enseignement complet, inspiré de l’Esprit Saint, auquel nous nous référerons plus loin, il termine par une question : «Comment la vérité peut-elle être une?». Barlaam affirmait plus précisément qu’il se produit en philosophie la même chose que dans le domaine de la santé. Il n’y a pas de différence entre la santé que Dieu offre et celle que le système médical offre. Il en va de même pour la vérité. «Dieu la donna aux prophètes et aux apôtres, et Il nous la donna à travers les paroles des «théurges», à travers le leçons de philosophies qui nous permettent de chercher et trouver la sagesse». L’enseignement de Barlaam se révèle clairement dans la question posée par Akindynos à Saint Grégoire Palamas. Nous savons qu’Akindynos exprime les vues de Barlaam, et il affirme qu’il a entendu des gens dire que les moines eux aussi devraient chercher la sagesse mondaine, dans la mesure où personne ne peut se libérer de l’ignorance et des fausses croyances, ni atteindre l’impassibilité ou la sainteté «s’il ne recueille la sagesse venant de tous les horizons et particulièrement de l’éducation grecque». En d’autres mots, Barlaam avance que l’ancienne philosophie grecque serait un don transmis par Dieu aux philosophes à travers une révélation, tout comme un don fut transmis aux Apôtres et prophètes. Dès lors, cette éducation offre la connaissance des êtres tout comme la connaissance de Dieu. Et donc, Barlaam et tous ceux qui l’entouraient professaient l’unicité de la vérité dans une démarche favorable à la philosophie, au détriment de la Révélation.
Il s’agissait d’un important danger pour l’Église Orthodoxe. Saint Grégoire Palamas, ayant détecté le risque de sécularisation de la théologie orthodoxe, réagit contre cette falsification. J’évoquerai seulement les points centraux illustrant la distinction qu’il manifeste par rapport à Barlaam le philosophe.
D’abord, le saint dût, dans ses écrits, établir la démarcation entre les deux sagesses et les deux types de connaissance. Il ne peut subsister de confusion entre elles. L’expérience et les enseignements de Saint Paul constituèrent un solide support venant compléter l’expérience propre de Saint Grégoire. Il fait appel de façon récurrente aux paroles de l’Apôtre : «Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication » (1 Cor.1, 21). Et il recourt aussi à la citation suivante : «Et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d’Esprit et de puissance, afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. Cependant, c’est une sagesse que nous prêchons parmi les parfaits, sagesse qui n’est pas de ce siècle, ni des chefs de ce siècle, qui vont être anéantis; nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu, avant les siècles, avait destinée pour notre gloire, sagesse qu’aucun des chefs de ce siècle n’a connue, car, s’ils l’eussent connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire » (1 Cor.2, 4-8). Et il recourt également au passage dans lequel Saint Jacques, le frère du Seigneur, évoque la sagesse divine par opposition à celle de ce monde: «Cette sagesse n’est point celle qui vient d’en haut; mais elle est terrestre, charnelle, diabolique» (Jcq.3, 15). Il fait aussi appel à d’autres passages de la Bible, qui permettent de souligner la différence entre les deux types de sagesse et de connaissance, mais nous ne les mentionnerons pas tous car ce qui l’a été jusqu’à présent suffit pour indiquer que l’enseignement concernant la distinction entre les deux types de sagesse, la mentale et la spirituelle, est bien l’enseignement de l’Église et l’expérience de tous les saints.
Dans son analyse du passage de l’Épître aux Corinthiens cité ci-dessus, Saint Grégoire explique qu’il existe une différence abyssale entre la sagesse des philosophes et la sagesse des prophètes et des Apôtres. De façon caractéristique, il écrit que : «Le mental des philosophes leur est donné par Dieu et il contient par nature la sagesse intellectuelle, mais il en a été distrait par les suggestions du malin vers une [sagesse] écervelée, mauvaise, insensée…». Le plaisir des sens dans le cadre de l’acte de procréation dans les couples légaux ne peut être qualifié de don de Dieu, mais plutôt de la chair ou de la nature, même si la nature fut créée par Dieu. Nous pouvons en dire de même pour la sagesse mondaine. Même si l’homme en fait bon usage, elle est un don de la nature et non un don de Dieu. Et quand on y ajoute qu’elle est une éducation dirigée contre Dieu, alors, on peut affirmer que cette sagesse est mentale et démoniaque. C’est pourquoi Saint Grégoire Palamas demande: «Quelle est la relation entre une enseignement inspiré par dieu et la vanité? Pourquoi la sagesse divine se préoccuperait-elle des étoiles?».
Bien souvent, la sagesse humaniste n’est pas seulement différente de la sagesse divine; elle s’y oppose. La sagesse humaine «est contraire à la connaissance vraie et spirituelle». Saint Grégoire affirme en fait que les hérésies humaines ont toutes émergé de la sagesse humaine, dont le rationalisme et la pensée humaine forment le centre. «Et si vous les examinez, vous constaterez que toutes, ou la plupart des hérésies, trouvent ici leur origine». Cette observation du saint est remarquable car si nous examinons avec attention l’histoire de l’Église, nous trouverons effectivement que toutes les hérésies proviennent d’une pensée humaine et d’une vision de la vie centrée sur l’homme. La vérité de l’Église y est toujours explorée et analysée au moyen de la raison. Les Saints Pères, par contre, se fondaient sur l’ascèse orthodoxe qu’est la purification du cœur et l’illumination du ‘noûs’. A l’issue de ces deux étapes de la vie spirituelle, ils arrivaient à la connaissance de Dieu et théologisaient, inspirés par Dieu, au sein de l’Église, sans errance aucune.
Mais Saint Grégoire Palamas ne s’arrête pas à cette dimension générale. Poursuivant son analyse, il souligne qu’il existe une énorme différence entre les Prophètes/Apôtres et les philosophes. S’il était vrai que la sagesse et la connaissance humaines apportaient à l’homme la sanctification et le menaient à la connaissance de Dieu, alors ceux qui jouissent de pareille éducation devraient être plus «ressemblants à Dieu» et plus «divinement sages» que les Pères et les prophètes qui vivaient sous la loi de Moïse. Il choisit l’exemple de Saint Jean le Précurseur, qui atteignit un niveau de grâce très élevé, sans jamais avoir approché l’étude de la sagesse humaine. Comme on le sait, Saint Jean le Précurseur vécut au désert dès son enfance. Et Grégoire demande donc: «Où se trouvent, dans le désert, les écoles de cette philosophie futile, qu’ils disent rédemptrice?». Et il insiste sur la différence entre le principe des philosophes ‘Connais-toi toi-même’, et l’enseignement des saints: ‘Surveille-toi’. Si on réfléchit à l’instruction des philosophes ‘Connais-toi toi-même’, on réalise qu’elle contient de nombreuses croyances fausses. Elle est liée à des enseignements relatifs à la réincarnation. Les philosophes enseignent que l’on accède à une connaissance parfaite en s’examinant soi-même et en déterminant où on a vécu dans le passé, dans quel corps, ce qu’on a fait, comment on s’appelait. En réalité, à travers pareille démarche, l’homme devient le docile instrument du diable qui suggère toutes sortes d’interprétations. C’est pourquoi selon Saint Grégoire Palamas, il n’existe aucune relation entre les saints et les philosophes, ni encore, évidemment, entre les enseignements des Apôtres et des prophètes et ceux des philosophes. Il existe une apparente concordance dans certains mots et expressions, mais il s’agit d’une concordance superficielle, apparente, alors qu’en profondeur on trouve une différence. Il écrit: «Si un Père vient à dire des choses semblables à celles exprimées par ceux du monde, la semblance est limitée à la forme des mots; la signification en demeure distante car selon Saint Paul, les premiers ont l’esprit du Christ, alors que les seconds s’expriment avec l’intellect humain, si pas avec autre chose pire encore». Les Saints Pères ont l’esprit du Christ, alors que les philosophes et les sages du monde, s’expriment à partir de leur propre raisonnement et ils en deviennent parfois les instruments du diable.
Cette position ne représente pas un enseignement propre à Saint Grégoire Palamas; c’est un enseignement de l’Église, qui est exprimé par ses vrais enfants, c’est-à-dire les Saints Pères. Les saints citent des passages de l’enseignement de Saint Basile le Grand qui, alors qu’il parlait de l’hésychasme comme étant pré-requis pour l’acquisition de la connaissance de Dieu, écrivait: «Ceci est l’école correcte pour quiconque se voue à l’étude. L’école athénienne est mauvaise car ils ne font que proférer et écouter des choses nouvelles, et malgré cela, certains, amis des esprits du mal, imitent leur mode de vie». Saint Basile qualifie de mauvaise l’école athénienne et ceux qui s’en rapprochent sont des amis des esprits mauvais. Saint Grégoire présente également un extrait de la lettre de Saint Basile à Evstathios, qui exprime clairement le regret qu’éprouve Saint Basile de s’être intéressé à l’éducation humaine: «J’ai gaspillé tant de temps à des choses inutiles, ruinant de la sorte quasi toute ma jeunesse dans la futilité, à assister à des leçon d’une sagesse que Dieu a faite folie, et ensuite, m’éveillant d’un sommeil profond, j’ai compris l’inutilité de la sagesse des maîtres d’un temps qui sera aboli, et j’ai beaucoup pleuré sur ma misérable vie, aspirant à trouver un guide». Saint Grégoire Palamas cite également, à côté de Saint Basile le Grand, un passage de Saint Grégoire de Nysse au sujet de la philosophie. Selon ce passage, la philosophie est «stérile et dépourvue de fruits, ne produit rien pour personne, et ne conduit pas à la connaissance de Dieu», alors que la sagesse de l’Esprit est «des plus fertiles et engendre de nombreux enfants»; elle fit renaître des milliers d’hommes et les conduisit hors des effrayantes ténèbres, vers la merveilleuse lumière de Dieu.
Saint Grégoire Palamas définit également le vrai philosophe. Vrai philosophe est celui «qui cherche et fait la volonté de Dieu», «celui dont les mots agissent et dont les actes sont sages». Cet extrait nous rappelle la vérité selon laquelle lorsque les textes patristiques mentionnent qu’un Chrétien est un vrai philosophe, ils ne font pas référence à celui qui possède une sagesse et une éducation mondaines, un intellect sophistiqué, mais plutôt celui qui a la grâce de Dieu en lui. J’insiste sur ce point car d’aucuns, se fondant sur de tels passages patristiques, affirment que les Pères de l’Église étaient des philosophes et cultivaient la philosophie. Nous avons vu qu’il existe une grande différence entre théologiens et philosophes.
Une grande différence sépare aussi l’éducation mondaine et l’éducation en Dieu. Saint Grégoire enseigne que l’éducation en Dieu commence par la crainte de Dieu, qui pousse à prier Dieu continuellement, dans la componction et en observant les commandements de l’Évangile. Lorsque, grâce à cela, l’homme fait l’expérience de la réconciliation avec Dieu, la crainte se transforme en amour, et la douleur de la prière est convertie en joie. Alors s’épanouit la fleur de l’illumination. A travers l’illumination, l’homme reçoit la connaissance des mystères de Dieu. Là est la vraie éducation. Par contre, l’éducation qui ne commence pas par la crainte de Dieu, comme il en va de la sagesse et de l’éducation mondaines, ne mène pas à la connaissance de Dieu. Dès lors, c’est l’homme dont l’âme est imprégnée de la crainte de Dieu, la componction et la prière continuelle, qui recevra l’éducation en Dieu. Celui qui suit ou étudie cette sagesse atteindra la connaissance des mystères de Dieu, c’est-à-dire le salut.
Ne voulant pas me cantonner au niveau théorique, j’analyserai maintenant plus en détail le processus de l’éducation en Dieu. On constatera que celle-ci est quelque chose de tout à fait spécifique. Seuls ceux qui avancent sur ce chemin pourront devenir de vrais théologiens et passer de l’image à la ressemblance de Dieu, c’est-à-dire à la déification. On verra que l’éducation humaine est intellectuelle, rationnelle, alors que l’éducation en Dieu vient du cœur. Il existe donc une différence abyssale entre les deux. (A suivre)
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