L’Évêque Tikhon (Dorovskikh) dirige l’Éparchie de l’Extrême Orient depuis un peu moins de six ans (22/23 janvier 2011). Parmi les moyens de contact, sur le site de l’Éparchie, on trouve son email personnel. Une telle ouverture se justifie-t-elle de la part d’un hiérarque ? Quel en est le résultat ? L’entretien mené par le magazine Pravmir avec Vladika Tikhon, nous informe sur la vie des Orthodoxes à Sakhaline et dans les Kourilles, sur les problèmes qu’y rencontrent les prêtres, sur l’éducation chrétienne, et bien d’autres choses. Le texte russe de l’entretien a été publié le 26 décembre 2012 sur le site Pravmir.ru. Deuxième partie de l’entretien. La première se trouve ici.
La question de l’égoïsme
Souvent revient la question suivante : dans notre pays, on compte 80% d’Orthodoxes, on construit beaucoup d’églises, et malgré cela, nous avons des taux tellement élevés en matière de tabagie, de consommation de drogue, de divorces, d’avortement… Pourquoi ?
Nous trouvons dans l’héritage législatif que nous a laissé le pouvoir soviétique un oukaze de 1917 selon lequel la femme a le droit de décider si elle avortera ou non. Ce genre de stéréotype est déplorable.
Chez notre prêtre, le Père Sergueï (Mochienko), lorsque Matouchka fut enceinte de son cinquième enfant, les médecins faisaient tourner leur index contre leur tempe en disant : mais enfin pourquoi fais-tu cela… Cela signifie que notre société a une telle habitude de ce fléau, de se débarrasser de ses enfants, qu’on ne remarque même plus de quel grand péché il s’agit, et de ses sérieuses conséquences morales, spirituelles et physiques. Il en va de même avec l’usage du tabac et des narcotiques. Tout cela, c’est de l’égoïsme. Il s’agit vraisemblablement d’une question d’addiction, entre autre au goût. Les bons goûts enchaînent, tout comme les mauvais. Si on se met à croire ce qui se raconte dans les programmes télévisés, on devient vite toxicomane, ivrogne, et fornicateur, et tout ce qu’on peut nous faire entrer dans la tête. Malheureusement, on s’habitue vite et facilement aux mauvais. Il s’agit d’un fléau de notre société, auquel il n’existe qu’une issue. Il faut faire demi-tour et revenir aux principes moraux et spirituels instaurés par nos ancêtres, ceux de la Rus’. De ce temps-là, on fumait aussi, et les époux se séparaient. Tout cela existait déjà. Mais les gens comprenaient qu’il s’agissait d’un péché. Ils allaient à l’église, se confessaient, communiaient et changeaient leurs habitudes, ils changeaient leur vie de façon radicale. A mon sens, toutes ces choses se produisent parce que malheureusement, dans les têtes et les cœurs, on ne trouve plus la compréhension de ce qu’est le péché, on ne sait plus Qui est Dieu, on ne sait plus pourquoi on vit.
Parfois, nous voyons des gens cesser de venir à l’église, alors qu’avant, ils communiaient même chaque dimanche. Ils ne viennent plus qu’une fois par mois, ils ne prient plus… Qu’en est-il ? Comment enseigner à prier ?
Il arrive que des gens cessent leur participation active à la vie de l’Église. Manifestement, ils n’ont pas trouvé, dans l’Église, ce qu’ils cherchaient. Souvent ces gens n’ont pas une disposition correcte vis-à-vis de la vie spirituelle. Ils recherchaient peut-être quelque chose de plus facile, plus libre, un agréable passe-temps. Alors, aller à l’église, prier, les offices, tout cela paraît lourd.
Il faut s’immerger dans la lecture et l’audition des paroles de la prière, tenir son mental en laisse et ne pas laisser errer les pensées. Il faut s’extraire des plaisirs que le monde nous fait sans cesse miroiter. C’est un véritable labeur. L’homme qui espère trouver dans l’Église une plaisante communauté où se distraire sera rapidement déçu.
Être des pères bons et aimants.
A quels problèmes vous heurtez-vous dans l’élaboration de la vie de l’Église ? Qu’enseignez-vous aux prêtres ? Que faut-il ne pas autoriser ?
Avant tout, j’apprends aux prêtres qu’ils doivent être des pères bons et aimants. Quand ils confessent, ils doivent recevoir la confession, sans ‘faire le starets’ et dispenser des conseils quand on ne leur en demande pas. Il ne faut pas prophétiser, ne pas jouer au starets ou au maître d’école. Mais les problèmes auxquels les prêtres sont confrontés relèvent parfois d’une dimension spirituelle, parfois d’une dimension domestique. Malheureusement, de nos jours, il y a peu de confesseurs expérimentés capables d’encadrer les prêtres. Et la majorité de nos prêtres ne dispose pas d’une expérience suffisante en qualité de confesseur, pareille, par exemple, à celle de l’Archimandrite Seraphim que j’évoquais voici peu. Il pouvait, avec une seule phrase, orienter l’homme sur le bon chemin, dans la juste démarche spirituelle. Mais là n’est pas l’essentiel. Si nous remontons aux années ’20 et ’30 du siècle dernier, il y avait une multitude de starets. De bons starets. Et il y avait abondance de gens spirituels. Aujourd’hui, cette abondance a disparu. Nous essayons de répondre à ce problème en ouvrant nos églises. Les gens peuvent venir, se confesser, communier, parler. Et le prêtre leur répond selon sa foi, sans parfois même comprendre ce qu’il répond. C’est le Seigneur qui répond à travers lui.
Le Ciel bénit, la terre ne répond pas.
Que pensez-vous du projet de document inter-conciliaire ayant trait au monachisme?(…) L’higoumène doit-il être nommé par l’archevêque ou choisi par les frères ? Le moine peut-il disposer de sa propriété, par exemple son logement ? Qu’en est-il de la richesse des higoumènes, des évêques ? Les monastères doivent-ils remplir une mission sociale ? Combien de temps la période de probation des novices devrait-elle durer ? On mentionne souvent la situation déplorable des monastères de femmes…
(…) Je proposerais que la hiérarchie nomme les higoumènes, afin d’éviter d’une part les problèmes de familiarités, et d’autre part, les commentaires selon lesquels aucune forme de démocratie n’existe dans la vie spirituelle. Je ne sais pas si les moines doivent être autorisés à posséder quelque chose. Quiconque possède son propre logement a hérité celui-ci de ses père et mère ou d’autres parents. Pourquoi pas, tant que l’âme ne s’y englue pas. Pour ce qui concerne les automobiles, le prêtre, tant en ville qu’au village ne peut pleinement accomplir son ministère s’il n’a pas de moyen de transport. Mais cette nécessité n’implique pas la possession d’une luxueuse automobile. Mais il faut bien un moyen qui permette les déplacements. Comment sinon se rendre dans les jardins d’enfants, dans les maisons de repos, dans les casernes ? On ne peut chaque fois solliciter des connaissances.
Je ne vois rien de mauvais en soi, à ce que les monastères accomplissent des activités sociales. Il existe des moines et des novices qui se rendent dans des institutions pour y aider les travailleurs sociaux dans leurs tâches ardues. Ils ramènent vers l’Église des personnes qui à la fin d’une longue vie se retrouvent complètement démunis. Ils les remettent sur le sentier de l’Église, où ils trouvent la paix et peuvent s’en aller auprès du Seigneur en dignes Chrétiens. Chez nous, il y a un seul monastère. Le problème principal, c’est l’insuffisance de novices et de volontaires pour aider. On raconte souvent que la situation des monastères de femmes est déplorable. Je ne souhaite émettre aucun commentaire car dans notre éparchie, il n’y en a aucun. Mes prédécesseurs se sont efforcés d’en créer un, je m’y atèle également, mais je n’y suis pas encore parvenu. Comme disent les Saints Pères, le Ciel Bénit, mais la terre ne répond pas. [Entretemps, la terre a répondu car en 2016, le Monastère de la Dormition, monastère de femmes, fut inauguré par Vladika Tikhon. N.d.T.]
Quelle est la tâche essentielle dans l’éparchie ? Par quoi faut-il commencer ?
La tâche essentielle, dans toute éparchie, et particulièrement dans la nôtre, fut entamée voici plus de vingt ans et elle consiste en la renaissance de la vie spirituelle, la construction de paroisses pour que chaque village, chaque hameau aie sa communauté et sa chapelle, dans laquelle elle peut prier. Et puis il faut assurer l’éducation spirituelle de nos laïcs au moyen d’écoles et de cours de catéchèse et de théologie. Nos prêtres et leurs assistants doivent rendre visite aux jardins d’enfants, aux écoles, aux collèges, aux institutions sociales, aux prisons, aux casernes, et travailler avec les toxicomanes, les alcooliques, avec toutes les couches sociales, toutes les institutions de notre société. Mais comme je l’ai souligné, nos prêtres pourront faire face à toutes ces tâches à condition qu’ils puissent compter sur des assistants. Et il sera possible d’attirer les volontaires par un seul moyen : l’amour du pasteur pour son troupeau.
Que retenez-vous de l’année 2012 qui se termine ? Rencontrez-vous des problèmes de dialogue avec la société ou cela concerne-t-il seulement Moscou? La campagne anticléricale des médias vous a-t-elle touché également ?
Évidemment, les échos de la campagne anticléricale ont touché Sakhaline. Deux de nos églises ont été profanées, couvertes de toutes sortes de graffitis et symboles. Mais il me semble que tout cela est superficiel, peu profond. Les auteurs en sont des jeunes qui ont été abêtis et dupés à un point tel qu’ils se prennent pour des acteurs sociaux, des combattants. Mais ces gens ne représentent rien par eux-mêmes. Cela me désole, du point de vue humain. Ces campagnes ne sont pas soutenues par la majorité, et ceux mêmes qui disséminent les calomnies sur l’internet viennent ensuite demander de baptiser leurs enfants ou de bénir leur appartement. L’intérêt manifesté à l’Église, et son importance, ne font que croître.
Je ne me sens pas coupé du centre.
Vladika, comment et de quoi vivent aujourd’hui les gens dans votre éparchie ? Le problème de l’éloignement par rapport au centre, à Moscou, est-il aigu ? Comment le résoudre, et est-il possible d’y parvenir ?
Dans notre éparchie, les gens rencontrent vraisemblablement les mêmes problèmes qu’ailleurs. L’impression d’être coupé du centre, de Moscou, ne me paraît pas très aiguë. Quand Vladika Daniel remplissait encore le ministère d’Archevêque, il invitait ici des prêtres célèbres, des acteurs sociaux également, et des rencontres avec les gens étaient organisées, non seulement dans notre capitale, mais dans les autres villes aussi. Je ne vais pas souvent à Moscou, mais je ne me sens pas coupé du centre. Mais les gens du continent, dans cette énorme mégalopole, capitale de notre Patrie, et particulièrement mes anciennes connaissances, je ne les vois quasi jamais. On parle par téléphone. Nous avons sans doute ce problème d’être coupés de la capitale, mais la solution, c’est de ne pas considérer cela comme un problème ; on peut se téléphoner, et y aller l’une ou l’autre fois.
Qu’en est-il du danger de voir les Chinois mettre la main sur l’Extrême Orient ? Les gens ressentent-ils l’ennui ici ?
Les gens n’éprouvent pas l’ennui et je ne les trouve pas pessimistes non plus. On en parle parfois, mais cela ne revêt jamais un caractère radical. Le danger chinois existe, sans doute. Mais il n’y a guère de Chinois chez nous, contrairement aux Districts de Kabarovsk et du Primorié. Mais nous devons nous rappeler que tout se trouve entre les mains de Dieu. Dieu dirige tant l’Église que le monde.
Quel est le plus grand problème de votre région ?
Je peux vous parler des points de moral et spirituel ; parler d’économie, je n’y suis pas habilité. Notre problème est social, c’est la question du retour vers l’Église, retour à l’église, du retour vers les racines et la tradition de nos pères. Notre éparchie a à peine vingt cinq ans ; il nous reste énormément de pain sur la planche.
«Alléluia», avec scepticisme
Œuvrez-vous activement dans les casernes et les organes de sécurité? Qu’est-ce qui a changé? Comment les prêtres y sont-ils reçus? Votre expérience arménienne vous est-elle utile?
Nos prêtres œuvrent activement auprès des organes de sécurité, et en premier lieu auprès des miliciens, des OMON [Forces Spéciales du Ministère de l’Intérieur N.d.T.], des gardiens de l’ordre et de ceux qui travaillent à l’armée. Un grand coup de chapeau à nos prêtres, qui non seulement sont présents aux prestations de serment, mais qui assurent des écoles du dimanche et qui collaborent régulièrement avec les membres de la Sécurité Routière dont le travail est ardu ici et qui ne sont en général pas très appréciés par les conducteurs. Les choses changent dans ces secteurs ; elles s’améliorent. Voici neuf ans, on n’osait approcher les portes de la caserne ; de la grille nous entendions les moqueries. Après deux ou trois ans de travail dévoué de nos prêtres avec le Commandement, les relations sont devenues plus chaleureuses et ensuite, amicales. Les relations avec les prêtres ont complètement changé. Je me rappelle lorsque je suis allé pour la première fois avec une équipe dans un des lieux de conscription. Au début, j’entendais des «Alléluias», mais très sceptiques. Au bout de dix minutes ou un quart d’heure de conversations je vis le changement, ce sont nos recrues normales, nos petits gars normaux. Ils ont regardé nos films de façon, il est vrai, un peu détachée, indépendante, mais quand après j’ai terminé le moleben et présenté la croix, ils n’en finissaient pas de venir la vénérer et l’embrasser, ainsi que les icônes, et aussi recevoir la bénédiction.
Quelles activités sociales allez-vous tenter de mettre en œuvre dans l’éparchie? Nous avons entendu que vous donniez de l’argent pour l’organisation d’un orphelinat pour filles…
Cette année, dans l’Éparchie, nous avons créé un département ‘Service social et bienfaisance de l’Église’, dirigé par le Père Maxime. Et il s’avère qu’il y est comme un poisson dans l’eau ; il a produit un torrent de projets qu’il va tenter de mettre en œuvre. Il a trouvé des assistants et des volontaires qui parcourent les institutions sociales, visitent les centres de réhabilitation, les maisons de retraite, les maisons de soins. Il a rassemblé une vraie équipe de gens dans laquelle le rôle de chacun est important, mais celui du prêtre est bien sûr particulier. Il a reçu une aide financière pour la réalisation d’un des projets, et ainsi, à Sakhaline, une maison d’accueil a été ouverte pour les femmes enceintes qui se trouvent dans une situation psychosociale difficile. C’est très important pour nous, et uniquement pour l’Éparchie. L’importance réside en ce que les autres institutions de la société voient la position sociale active de l’Église Orthodoxe et de ce fait, elles commencent à comprendre que son rôle dans la société est très important. Si jadis on nous regardait avec scepticisme, maintenant on voit ces œuvres excellentes et l’opinion change.
Traduit du russe