Le Monastère de Konevets est installé sur une petite île sur le Lac Ladoga, dans le Nord-ouest de la Russie. Le site internet du monastère propose un texte constitué d’un long entretien entre le Père Isidore, higoumène du Monastère et Madame Svetlana Zvyagintsev. Ils évoquent non seulement la vie des moines à Konevets, mais aussi un élément qui renforce le lien unissant ce monastère à ceux du Mont Athos, lien créé par Saint Arsène, fondateur du monastère, qui séjourna plusieurs années sur la Sainte Montagne avant de revenir dans le Nord.
Il était une fois, voici très longtemps, six siècles environ, un jeune moine qui menait son exploit ascétique sur la Sainte Montagne de l’Athos. L’expérience qu’il acquérait, expérience de prière, de vie, expérience spirituelle, ce moine avait décidé de la mettre à profit en fondant dans son pays natal un monastère dédié à la Nativité de la Très Sainte Mère de Dieu. Le Seigneur bénit sa démarche et en 1396, sur la petite île de Konevets, sur le Lac Ladoga, Arsène entama la construction du monastère, dont la vie serait déterminée par le Typikon qu’il avait emporté en quittant le Mont Athos.
Voici six ans, la communauté renaissante était dirigée par l’higoumène Isidore (Minaev). Ayant effectué peu de temps auparavant un séjour au Mont Athos, le supérieur décida d’introduire une nouvelle règle, la règle cénobitique de l’Athos. (…)
Père Isidore, pourquoi avez-vous décidé d’introduire une nouvelle règle ?
Tout le monde connaît le proverbe selon lequel «On ne va pas dans le monastère d’autrui en y emmenant sa propre règle». La racine de ce proverbe se situe dans l’absence d’une tradition uniforme de vie monastique en Russie. Parfois même à l’intérieur d’un monastère, la règle cénobitique peut différer
de la règle observée dans les skites de ce monastère. A Valaam, par exemple, où on comptait au XIXe siècle autour du monastère principal, treize skites, les uns acceptant la visite de pèlerins, d’autres n’ouvrant les portes à ceux-ci qu’une fois l’an (le Skite de Tous les Saints, par exemple), d’autres encore, comme le Skite du Saint Précurseur, n’étant accessibles qu’avec la bénédiction personnelle de l’higoumène. Et dans les monastères qui renaissent de nos jours, la situation n’est guère uniforme. En Grèce, au Mont Athos, fut élaborée voici une vingtaine d’années une règle de vie monastique qui a ensuite été acceptée par le Saint Synode de l’Eglise de Grèce et qui s’applique tant aux communautés féminines que masculines. L’an dernier, j’ai séjourné à la Sainte Montagne et j’ai pu observer la mise en pratique de cette règle. Ayant constaté qu’elle présente des avantages, j’ai décidé d’essayer de l’introduire chez nous.
Quels sont ces avantages qu’elle présente ?
Le Typikon grec divise la journée en deux tranches de douze heures. Chaque tranche commence par la prière qui, le matin, dure environ trois heures : Milieu de la Nuit, Matines, Heures, Liturgie. Sur l’Athos, on se lève à quatre heures, heure locale (5h chez nous). Après la prière suivent le repas et cinq heures d’obédience, l’heure du thé, et un repos de deux heures. A 17h la deuxième tranche de la journée commence donc, elle aussi, par la prière : None, Vêpres. Après vient le souper suivi de courtes obédiences communautaires, épluchage des pommes de terre, lessive, déchargement du bateau s’il est arrivé, nettoyage. Le soir, temps libre. Et à 22h, c’est le moment de dormir. A 5h le lendemain une nouvelle journée débutera par la prière.
Lorsque nous avons décidé d’essayer cette règle dans notre monastère, nous avons soudain réalisé qu’elle était très confortable. Chaque moine a la possibilité de prier et la certitude de pouvoir se reposer. J’exige par exemple que le temps de repos de deux heures, prévu au milieu de la journée, soit scrupuleusement respecté. Auparavant, il arrivait que l’on travaille dix heures, au détriment de la prière et au détriment du repos. Et de toute façon, il est impossible de tout faire ; il y a toujours une chose à réparer quelque part pendant qu’une autre est en train de crouler à un autre endroit !
On se rappelle aussi que longtemps au cours de l’histoire, la sieste après le repas de midi état une tradition respectée par toutes les classes en Russie.
Effectivement, et d’ailleurs le faux Dmitri ne fut-il pas tué, entre autre, parce qu’il avait protesté contre la sieste de la mi-journée, affirmant qu’il faillait travailler toute la journée. Les boyards se rebellèrent disant qu’il devait être catholique pour ne pas admettre la sieste après le déjeuner!
Mais comment les frères ont-ils réagi par rapport à l’obligation de se lever tôt et de faire une sieste ?
L’un a dit qu’on faisait la sieste en Grèce parce que c’est le moment le plus chaud de la journée. Et vous, en automne, vous ne préférez pas vous installer dans un bureau chauffé plutôt que rester toute la journée à fendre du bois dans le vent, la pluie ou le gel ? Chez nous en Russie, la sieste, ce n’est pas parce qu’il fait chaud, mais parce qu’il fait froid!
Mais l’avantage essentiel de ce Typikon grec, consiste en ce que chaque jour, tous les frères participent au cycle complet des offices. Auparavant, chez nous, ce n’était pas le cas. Bien souvent, les jours ouvrables, le matin, après la paraclèse à Saint Arsène de Konevets, les frères se dispersaient pour leurs obédiences et un hiéromoine, le sacristain et deux chantres célébraient la liturgie dans l’église vide. Pour qui? Mais voici encore un élément : avant la révolution, on célébrait chaque jour les matines avant la Liturgie, même dans les églises de paroisse. Maintenant, il est devenu normal d’entendre le diacre proclamer vers six heures du soir «Accomplissons notre prière matinale au Seigneur!» Au monastère, nous avions perdu l’office de Complies, si paisible, empreint de prière profonde, un office typiquement monastique, qui peut être célébré dans le narthex car l’autel n’intervient pas dans son déroulement… Grâce à la règle grecque, l’ancien Typikon revit, littéralement. Pour les paroisses, les Complies ne sont pas obligatoires. Tout d’abord, elles comptent de nombreuses personnes âgées, des paroissiens avec des petits enfants, des malades ; ils n’ont pas la force de participer à de longs offices. Ensuite, beaucoup doivent venir à l’église en recourant à un moyen de transport, et certains ont des professions qui les occupent le soir. C’est pourquoi, dans les villes, le cycle quotidien des offices comprend les Vêpres, les Matines et la Liturgie. Mais au monastère, et tout spécialement quand celui-ci se trouve sur une île, rien n’empêche de prier!
J’ai tout de même l’impression que de nombreux supérieurs de monastères contemporains ne sont pas d’accord avec vous… Voici peu, lors d’un entretien télévisé, la journaliste interrogea le supérieur d’un monastère au sujet des activités spirituelles. Le supérieur répondit que les moines d’aujourd’hui se devaient d’être seulement des constructeurs, les moines de demain prieront.
Je comprends en partie un tel point de vue. Je parlais moi-même de cette façon, voici quelques temps. Toutefois, j’ai l’impression que maintenant nous sommes d’une certaine manière en train de restaurer quelque chose, alors qu’avant, ils durent construire dans le désert. Bien sûr, ils menaient aussi une vie de prière, sinon, l’histoire ne s’en souviendrait pas comme des saints! L’observance de la règle nous permet de ‘rendre à dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César’, de prier totalement et d’accomplir totalement les obédiences. Je crois que si nous ne commençons pas par la prière, ceux qui nous succéderont ne commenceront pas eux non plus. Il n’y aura ni tradition, ni habitude. Nous devons nous rappeler les paroles de Saint Seraphim de Sarov : «Si le moine n’a pas la prière, il n’est pas moine, il n’est qu’un tison noir». L’expérience montre que construire, c’est une activité permanente. L’Athos existe depuis plus de 1000 ans et on construit sans arrêt! Quand le bateau approche de la presqu’île, la vue s’ouvre sur le panorama des vieilles coupoles d’un monastère et en surplomb, les tours des grues… On aperçoit une grue dans quasiment chaque monastère. Sur l’Athos on construit, mais on prie aussi. Par ailleurs, j’’ai l’impression qu’il n’est pas utile de restaurer très rapidement le monastère. Les moines doivent travailler eux-mêmes et voir les fruits de leur ouvrage. Alors ces fruits auront une grande valeur.
Voilà six ans que vous êtes le supérieur du Monastère de Konevets, mais il a repris ses activités depuis seize ans. Pourquoi adopter une nouvelle règle maintenant?
Aujourd’hui, nous comptons au monastère cinq hiéromoines sur un total de vingt six frères. De plus, un sacristain et trois diacres veillent au bon déroulement des offices dans l’église, allument les cierges, etc. Mais il n’y eut pas toujours autant de moines ici. Si nous devions être moins nombreux, nous ne pourrions sans doute pas assumer un tel nombre d’offices.
La décision d’adopter le nouveau Typikon fut une décision uniquement personnelle ou le fruit de l’écoute des différentes opinions ?
La Communauté s’est accordée sur ce que dans un premier temps, nous ne demanderions pas la bénédiction de Vladika, nous faisons seulement un essai, nous nous mettons à l’épreuve. Est-ce contestable ? Cela fait deux mois que nous observons la règle. Nous avons partagé nos impressions, suit à quoi un groupe de travail fut instauré pour examiner la possibilité d’introduire certaines nuances, car l’un est sacristain, un autre travaille dans la cuisine et un autre encore s’occupe du bétail… Ensuite la Communauté s’est réunie et a officiellement accepté ce Typikon ; tous ont apposé leur signature, et nous l’avons envoyé à Vladika, qui l’a ratifié. Je pense que si les frères avaient dit non, nous ne l’aurions pas introduit. Je trouve que dans la vie monastique, il ne peut y avoir de décisions individuelles. Nous avons notre Conseil Spirituel. Nous nous concertons toujours que ce soit en matière de finances, à quoi l’argent doit-il être dépensé, ou même en matière d’ordinations et de tonsure.
Comment les obédiences sont-elles assignées? Sur base de souhaits qui sont émis? Ou, comme dans certains monastères, pour enseigner l’humilité ; et celui qui dans le monde était musicien est envoyé travailler par exemple dans les étables.
Dans notre monastère, différentes variantes se sont présentées. Nous avons à Konevets, par exemple, un mécanicien diesel. Ce n’est pas vraiment une obédience dont on peut retirer grande fierté. Au début, il travaillait à la cuisine, après, il a travaillé au jardin, mais quand on a appris qu’il était mécanicien diesel, il a pris en charge le générateur diesel. Nous avons aussi un philologue et il s’occupe des travaux ‘parcs et jardins’. Nous n’en sommes pas encore arrivés au point où nous pouvons lui donner une obédience en matière de philologie. Dans chaque cas, il faut examiner l’homme et l’utilité, les nécessités du monastère. Nous avons connu des cas négatifs. Un moine était chantre avant d’entrer au monastère. Il le demeura quand il est arrivé. Et cela a mal tourné. Un autre était juriste. Quand il est entré au monastère, il est resté juriste. Et en fin de compte, il s’est enfui. A la Sainte Montagne, ils ont une très bonne habitude : on change d’obédience chaque année. Ce sont les Pères qui l’ordonnent, et cet ordre est respecté. Cette habitude est mise en œuvre, entre autre, pour que l’homme ne puisse s’enorgueillir d’une fonction qui inspirerait le respect, ou encore tomber dans l’ennui si son obédience lui pèse.
Quel genre d’homme devient moine aujourd’hui? Il existe un stéréotype un peu borné selon lequel ce seraient les malchanceux et les inadaptés qui entreraient dans les monastères. En est-il ainsi?
De tels hommes existent, évidemment. Mais on les repère tout de suite. Les supérieurs du monastère les surveillent avec attention. Pour le dire brutalement, si tu n’es pas capable de t’occuper de ta famille dans le monde, qu’est-ce que tu vas pouvoir faire ici? Si tu n’as pas été capable de remplir tes obligations professionnelles, comment travailleras-tu ici? Si tu as failli en affaires, ne vas-tu pas faillir ici aussi ? Mais ceux qui forment le noyau de n’importe quel monastère, ils ont abandonné ce qu’ils avaient dans le monde, argent, succès, travail. Ils viennent pour l’exploit ascétique, pour le Seigneur, pour sauver leur âme. Mais les moines actuels ne sont pareils à ceux d’avant la révolution. Avant, tout le monde était croyant, tout le monde était pratiquant. Dès l’enfance, on savait ce que signifiaient la Communion, la prière et les idéaux évangéliques. Et tous avaient une profession : palefrenier, cuiseur de briques, charpentier, ils savaient travailler de leurs mains. Aujourd’hui, seuls quelques-uns maîtrisent des travaux typiquement masculins. Mais je crois que si d’une part on approche quelqu’un avec amour, n’exigeant pas de lui plus qu’il ne peut donner, et d’autre part si on ne le laisse pas déchoir dans la paresse, avec l’aide de Dieu, tout se met en place.
Mais il arrive que des moines quittent le monastère?
Je ne me souviens d’aucun cas pareil dans notre monastère. Ceux qui pour l’une ou l’autre raison ne trouvent pas leur place chez nous, nous les transférons dans d’autres monastères. Et il arrive que dans leur nouvelle situation ces hommes parviennent à surmonter leur confusion intérieure. Mais on peut retourner dans le monde pour différentes raisons. Si on prend conscience de ce qu’on a voulu prendre sur soi une charge supérieure aux forces dont on dispose, si l’homme demande alors sincèrement pardon à Dieu pour sa faiblesse, la suite de sa vie pourra se dérouler dans le repentir et non dans la chute. Mais il arrive que d’aucuns s’en aillent pleins d’orgueil, reportant sur tous les autres la cause de leur départ. C’est dans l’orgueil qu’ils construiront la suite de leur vie, dans le monde. Et ils ne seront arrivés à rien, ni ici, ni là-bas.
Mais, quand neuf mois par an, le monastère, sur l’île, n’accueille aucun pèlerin, c’est une chose. L’été, c’en est une autre, quand arrivent de nombreux groupes. Le Typikon, schéma de vie peu compatible avec les usages du monde, ne risque-t-il pas de devenir source de problèmes tant pour les visiteurs que pour la communauté?
Je ne pense pas. A Valaam, ils ont adopté une règle semblable depuis longtemps et cela arrange tout le monde. Les pèlerins, qui j’en suis sûr viennent pour prier, se lèvent à 5 heures le matin. Et ceux pour qui il est trop difficile de participer aux Matines, ils peuvent venir à 7 heures pour la Liturgie. En outre, nous raccourcissons les offices de la journée, suivant de nouveau l’exemple athonite. Là-bas, les visiteurs défilent tout au long de l’année. Les attendre et les accueillir, c’est une des obédiences monastiques. Personnellement je me réjouis chaque fois de voir arriver des pèlerins. Cela offre de l’animation, et on ne célèbre pas les offices juste pour soi, mais pour ces gens. Et même s’ils ne font que passer quelques heures, comme des touristes, ils reçoivent tout de même la possibilité d’un changement dans leur vie grâce à la rencontre avec le monastère. Mon expérience personnelle me fait penser à la formule «aujourd’hui touriste, demain pèlerin, après-demain novice». Moi aussi, je suis venu un jour au monastère pour jouir de la beauté du paysage…
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