Vladimir Igorievitch Karpets, juriste, historien, publiciste, réalisateur, traducteur, poète, Orthodoxe du Vieux Rite (edinoverets) à la foi très robuste, père d’une famille de quatre enfants, a écrit entre autres un ouvrage intitulé Социал-Монархизм (Le Social-Monarchisme), publié en 2014 et dont certains extraits ont été traduits et proposés sur ce site. Vladimir Igorevitch, homme juste et bon, emporté par une subite aggravation de la maladie qui l’accablait, s’en est allé auprès du Père, le 27 janvier 2017. Le site Katehon.ru a publié le 13 janvier 2016 un chapitre de ce qui fut alors annoncé comme un nouveau livre de V. Karpets, «La Monarchie Sociale», en russe, dont nous ne savons s’il sera finalement publié par les Éditions ‘Projet Académique’ (Академический проект). Voici la traduction française de la deuxième des trois parties de ce chapitre. La première partie se trouve ici.
Le Schisme et le sacrifice propitiatoire impérial
Peu de temps avant la tenue du Zemski Sobor, dans d’étranges circonstances, Mikhaïl Vassilievitch Skopine-Chouïski fut empoisonné. Il n’était pas seulement de la lignée de Riourik, il était aussi un héros national, libérateur du pays. Il s’agit là d’une page étrange et sombre de notre histoire. Il est très possible que si la dynastie des Skopine-Chouïski avait accédé au trône, le schisme n’eût pas existé. Ce n’est sans doute pas un hasard si le Souverain Nicolas Alexandrovitch écrivit cette note énigmatique dans son journal : «Une victime propitiatoire est sans doute nécessaire. Pourquoi pas moi?» Propitiatoire à l’égard de quoi, peut-on se demander… Je pense que la culpabilité remonte précisément au XVIIe siècle. Dans les années qui suivirent le schisme, le raskol, on élimina quasi deux fois plus de gens qu’au temps de la répression communiste. C’était l’époque de Sophie. Le camp des Solovki était prédestiné à se trouver à l’endroit du monastère où les moines moururent courageusement pendant les années du raskol. Les deux sont certainement liés. Ainsi, le Tsar Nicolas Alexandrovitch prit sur lui non seulement la culpabilité du peuple russe, coupable uniquement de ce qu’il ne l’a pas soutenu, mais aussi celle de la dynastie même, et de la hiérarchie ecclésiastique qui contribua à l’élimination de la meilleure partie du peuple russe. Ceci atteste d’autant plus en faveur de sa sainteté, et même d’une sainteté tout à fait particulière.
Le raskol fut fatidique à la Monarchie. Pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle et la première du XVIIIe, ceux qui confessaient la vieille foi orthodoxe étaient, sans conteste, les meilleurs représentants du peuple russe. Et cette meilleure partie justement, fut exterminée, ce qui détermina grandement le destin tragique de la Monarchie. L’Empereur Paul commença à corriger les erreurs du XVIIe siècle. En 1801, il signa précisément l’ «oukase de la réconciliation», comme on l’appelle maintenant, attribuant aux vieux-croyants des prêtres de l’Église dominante, chargés de célébrer dans le respect intégral des rites de l’ancienne Église. Ensuite, sous Nicolas Ier, cet oukase fut pratiquement réduit à rien. Les fameuses ‘missions’ furent mises en route. Mais cela n’intervint que dans un second temps. Au départ de la démarche, l’oukase concernait une réconciliation sur le plan
dogmatique. Paul restaura également le droit de succession de père en fils. Comme l’écrivit Lev Tikhomirov, Pierre Ier était l’autocrate idéal dans les circonstances qui prévalaient, mais il ne compris absolument pas le rôle de l’autocratie dans le développement du pays. Son Oukase réglant la succession au trône permettait de léguer le pouvoir suprême à n’importe qui, ce qui engendra une série de révolutions de palais, qui eurent pour effet concret d’interrompre la dynastie. L’empereur Paul parvint à restaurer une fois encore la dynastie. Dans un certain sens, on peut parler d’une nouvelle dynastie, ‘paulinienne’ qui se déploya après le règne de l’Empereur Paul. Celui-ci restaura la dynastie à partir de ses cendres, Pierre ayant abjuré le droit de succession. La conséquence fut que le pouvoir impérial échut à des princes allemands qui se le transmirent l’un l’autre, tout en préservant, sans aucun doute, le sang Romanov.
Une «Monarchie irrévocable»
D’une certaine manière, la Russie est prédestinée à être un État doté d’une autorité de type monarchique. Ici, rien ne remplace la monarchie. Le fait même de l’abdication de Nicolas II est aujourd’hui mis en question. On sait que l’acte ne fut pas signé à l’encre, mais au crayon. Selon la Loi de l’empire de Russie, tout oukase signé au crayon est invalide, nul et non avenu. D’aucun ont suggéré que la signature de l’acte au crayon était un signal adressé au Général Alekseiev, lui intimant de commencer à étouffer la révolution. Outre la signature de l’acte au crayon, un chercheur qui s’est présenté sous le pseudonyme ‘Razoumov’ a souligné un autre élément : la signature apposée au bas de l’acte d’abdication diffère de façon radicale de la signature du souverain. Quoiqu’il en soit, que l’oukase d’abdication ait été signé crayon, ou par une autre personne qui aurait contrefait la signature du souverain, ou encore que le Souverain l’ait signé lui-même, sur base des Lois Fondamentales de l’Empire de Russie, l’abdication du monarque était une disposition qui ne pouvait entrer en vigueur. Le document était donc juridiquement nul et non avenu. Sur cette base, il convient de considérer comme illégitime la proclamation du Gouvernement Provisoire de Russie en 1917, illégitime, l’idée même d’Assemblée Constitutive, et encore plus illégitime, son empressement. Sur le plan juridique, la Monarchie continue à exister en Russie. De facto, son existence a pris fin, mais de jure, elle subsiste. Personne ne peut la supprimer, tout comme personne ne peut supprimer le Serment de 1613, ni les Lois fondamentales de l’Empire de Russie. Dans la mesure où tout ce qui arrive sur terre a été écrit au Ciel, cela ne peut être supprimé. Les Autorités Soviétiques ont acquis une parcelle de légitimité quand à la fin des années ’30, elles rétablirent l’entité territoriale de l’Empire de Russie et quand, même si cela semble cruel, fut éliminée la soi-disant «garde de Lénine». Son élimination ne correspondit pas au début de la répression, mais à la fin de celle-ci ; le volant de la répression fut lancé en 1918 et il tourna avec une puissance croissante jusqu’à la fin 1937. En 1937, il frappa au sommet de la pyramide communiste, après quoi il ralentit. En témoignent les données statistiques concernant la répression, qui indiquent encore des poussées périodiques, sans qu’elles n’adoptent le caractère ‘massif’ de la terreur rouge des années ’20 et du début des années ’30. En 1943 se déroula la célèbre rencontre de Staline avec le Métropolite de l’Église Orthodoxe de Russie. Et la Victoire fut la consolidation du pouvoir soviétique. Évidemment, du point de vue juridique, le pouvoir soviétique ne pouvait gagner aucune légitimation. Mais il acquit une dimension populaire. Et la Russie demeure un État monarchique, en son essence, et du point de vue du Droit.
L’historien russe contemporain, Serguei Vladimirovitch Fomine a mené des recherches concernant les événements touchant la famille impériale, et sur la métahistoire de la Russie de manière générale. Il a identifié un témoignage selon lequel, au cours de la dernière année de sa vie, Staline se serait enquis auprès de Sa Sainteté le Patriarche Alexis de l’existence éventuelle dans l’Église orthodoxe d’un rite secret pour le couronnement impérial. Pourquoi Staline posa cette question, nous ne le savons pas. Lui-même avait déjà un pied dans la tombe… cela restera donc un secret. Mais le fait est qu’il existe bien un rituel du couronnement impérial. Qu’il soit secret ou public n’a pas d’importance. Nous ne pouvons évidemment pas considérer Staline comme un empereur de Russie, pour deux raisons. La première est qu’il n’appartient pas à une lignée impériale. Il existe plusieurs hypothèses quant à ses origines, hypothèses d’ordre suffisamment exotérique, mais qui ne le placent pas dans une lignée impériale. On notera toutefois, qu’à la différence de la ‘garde de Lénine’, Staline n’a pas signé le document portant l’ordre de fusiller la famille impériale ; il s’agit d’un fait avéré. Mais c’est bien sous son autorité qu’eut lieu l’élimination de paysans russes, et même s’il a «payé» pour sa culpabilité par sa répression envers la ‘garde de Lénine’ et par la Victoire dans la Grande Guerre Patriotique, il ne pouvait être qu’un dirigeant temporaire. L’accès au trône impérial lui était interdit. Pour ce qui concerne son fils Vassili, c’était un homme très bien, intelligent, brave, il fut intentionnellement mené à sa perte. Mais il n’était pas empereur, lui non plus. On peut appeler Staline commandant suprême, mais pas empereur. C’est le malheur de tout ‘État d’un seul chef’, la durée de son existence se limite à celle de la vie du chef. Ensuite commence le déclin. Chez nous, il commença dès le XXe Congrès de PCUS…
Le Projet Monarchiste
La conception du ‘Projet Monarchiste’ eut lieu à la fin de l’époque Eltsinienne, lorsqu’on se mit à évoquer la possibilité de le couronner comme tsar. On commença alors à discuter largement du thème de l’exécution par fusillade de la famille impériale, des ‘dépouilles impériales’, de la convocation de synodes locaux, etc. Et l’intérêt pour l’idée monarchiste, et en particulier pour l’idée d’élire un «tsar issu du peuple», a toujours été profondément vivant chez les Russes.
Dans les années ’90, au moins deux facteurs vinrent se superposer à ce profond intérêt métaphysique : le premier était l’intérêt des nouvelles élites dirigeantes pour l’existence, ou l’inexistence, ou la possibilité de l’existence, d’une énorme somme d’argent impérial qui se trouverait dans des banques à l’étranger et qui ne serait récupérable que pour autant qu’existe un ayant droit au sein de la dynastie impériale. Le deuxième élément était lié, au début des années ’90, à une tentative de fixer de manière légitime la répartition des propriétés, que l’on aurait aimé sceller définitivement au moyen d’une signature impériale. Ainsi, cet intérêt relevait surtout, pour l’anti-élite parvenue au pouvoir, un caractère pratique et lucratif. Mais par ailleurs, l’effondrement de l’idéologie soviétique suscita auprès du grand nombre un élan de mémoire historique et un intérêt pour la monarchie. Mais il n’était pas question dans ce cadre d’un ‘projet monarchiste’ ; il s’agissait plutôt d’un réveil de la conscience d’État. Et la conscience d’État sans une conscience monarchique, c’est impossible car il s’agit d’une seule et même chose. En fait dans toutes les langues ariennes, le terme ‘ros’, ‘rus’, ‘ras’ signifie roi. Dans les années 1960’, un publiciste bien connu disait : Anglais, c’est un nom, Français, c’est un nom, Italien, c’est un nom, ‘Russe’, c’est un adjectif. Il voulait de la sorte nous diminuer, mais il obtint l’inverse, car l’adjectif ‘russe’ (‘rousskii’) signifie ‘royal) (‘tsarskii’). Le nom du premier roi
russe était Riourik. Dans le ‘Livre Dynastique d’Ivan le Terrible’, écrit par le Métropolite Macaire, tous les dirigeants russe, à commencer par Riourik, s’appellent des rois (tsars). Le nom du premier tsar russe, Riourik, trouve sa racine dans le mot ‘rus’, c’est-à-dire, roi. Il se fait donc que la conscience russe fut dès le départ une conscience impériale, royale, monarchique. C’est pourquoi l’opposition entre nationalisme et conscience impériale, que nous constatons, à notre plus grand regret, au sein du mouvement nationaliste russe contemporain, s’avère être une diversion opérée par des forces ennemies antirusses s’efforçant par tous les moyens de nous empêcher de nous relever. Je pense que d’une manière ou d’une autre, quand on est russe, on est, en conscience, monarchiste et impérialiste. Le nationalisme russe et la conscience impériale sont indissociables. Les tentatives de les dissocier conduisent soit à la structuration d’une conscience impériale dépourvue de racines nationales, et il s’agit du projet bien connu d’«empire libéral», soit à la création d’une nation russe bourgeoise, arrachée à ses racines impériales, selon le modèle d’État créé à l’époque de la révolution française, divisé, avec des frontières tronquées et dépourvu de tout principe impérial ou monarchique.
La Sainteté du Monarque
La sanctification Orthodoxe diffère de la canonisation catholique. Le terme canonisation est ‘faux’ ; chez les catholiques, avant d’admettre que qui que ce soit est saint, intervient une longue procédure d’enquête, à laquelle doit participer un ‘avocat du diable’ chargé d’énoncer toutes les mauvaises choses accomplies par l’homme ou la femme concerné(e) au cours de sa vie. Il est évident qu’une telle procédure est inadmissible dans l’Orthodoxie. De quoi avons-nous besoin pour que quelqu’un soit proclamé saint ? Tout d’abord, de la vénération populaire, ensuite, de miracles, et de préférence, l’invention des reliques. Mais il est difficile d’évoquer cela dans le cas qui nous occupe, car c’est impossible. Mais on sait que le Père Alexandre Chargounov a recueilli une quantité énorme de témoignages de miracles survenus immédiatement après l’exécution de la famille impériale. En réalité, les martyrs impériaux ont été proclamés saints dans le chœur des ‘strastoterpets’, ceux qui ont enduré la passion des mains des leurs. Un exemple typique est celui des Saints Stratoterptsi Boris et Gleb. Leur exploit ascétique de chrétiens consista en ce qu’ils n’opposèrent pas de résistance à leurs parents qui les tuèrent bestialement pour bénéficier d’avantages purement terrestres. Et qui sont alors les martyrs à proprement parler? Ce sont ceux qui meurent directement pour le Christ, qui refusent de renier le nom du Christ. Un élément très important consiste en ce que les martyrs ne sont pas sanctifiés pour leur dignité spirituelle, pour leur appartenance de classe, mais pour être mort ‘pour le Christ’. Il existe également une forme particulière de martyre, qui consiste à mourir pour préserver sa virginité. Mais il s’agit là d’un thème particulier et parfois complexe. En ce qui concerne le Souverain, les choses sont toutes autres. Son sang et celui des membres de sa famille furent versés en sacrifice. Ce cas est semblable à celui dans lequel un représentant d’un culte sacrifie un bébé, un jeune enfant, une vierge, des vies pures et saintes. Dans le cas qui nous occupe, c’est le sang impérial qui est saint… Le deuxième élément est le fait que la vie entière du Souverain, quand on l’examine attentivement, est la répétition symbolique du chemin de croix de Notre Seigneur Jésus Christ. Si nous nous remémorons les paroles de Saint Maxime le Grec, selon lesquelles «le Tsar est l’image vivante du Roi Céleste Lui-même», cette icône n’est pas seulement celle du «Christ en Gloire» ou du «Christ à l’œil Ardent», mais aussi celle du Chemin de Croix du Sauveur. Le destin du dernier tsar de Russie se rattache au Chemin de Croix du Sauveur. Les différentes étapes du règne de Nicolas II furent jalonnées par la guerre du Japon, la Première Guerre Mondiale, le développement du capitalisme de la finance juive, et la révolution… Le Tsar fut abandonné quasiment par tous. Pour faire face à tout cela, il n’avait personne sur qui s’appuyer. Là où il parvenait à intervenir dans les événements, la situation prenait rapidement une nouvelle tournure. Quand le Souverain se manifesta en qualité de Commandant Suprême, la situation changea. Nous savons que la Russie était toute proche de la victoire. Les soldats russes stationnaient à vingt kilomètres de Constantinople. On avait déjà préparé la Croix qui devait être érigée en honneur de la victoire qui allait être conquise. C’est une autre histoire que de s’assurer de la justesse de ce désir d’ériger une Croix au sommet de Sainte Sophie, des points de vue eschatologique et historiosophique. Cela a joué un rôle fatidique dans l’histoire de Russie ; c’est particulièrement au raskol que je pense. En ce qui concerne Stolypine, cet homme n’a pas vraiment joué un rôle positif comme on voudrait le faire croire aujourd’hui. Stolypine était favorable à l’annulation des zones de résidence. Le Souverain s’y opposait, judicieusement, affirmant que sa conscience ne lui permettait pas de faire une telle chose. Si l’annulation des zones de résidence était intervenue, avec succès, après les réformes, il est possible que tout se serait passé normalement.
«Je me remets ente les mains de mes ennemis»
L’abdication du Tsar fut un acte de martyre. Nous avons expliqué que nous ne savons ce qui s’est concrètement passé dans le véhicule. Il n’existe aucune raison de faire particulièrement confiance aux descriptions fournies par Koltsov le bolchevique. Nous savons que le Souverain voulait après la victoire convoquer un Zemski Sobor, sans doute en 1922, et légiférer à ce sujet. Il ne devait pas s’agir d’une constitution, mais plutôt d’une sorte de code conciliaire, et le pays serait dès lors retourné à un modèle qui existait à l’époque de la Rus’ Moscovite. Il est très intéressant de constater qu’en 1922 un Zemski Sobor se réunit, mais seulement à Vladivostok. Il rassemblait une partie des dirigeants des armées Blanches, qui n’avait pas renié leur serment au Tsar. Mais la majeure partie des généraux blancs avait adopté une position républicaine, rompu leur serment au Tsar et renoncé au combat pour la restauration de la monarchie. En 1922, le Zemski Sobor confirma l’existence nominale de la monarchie. Cela constituait également la restauration formelle d’une légitimité dont il conviendra sans aucun doute de tenir compte à l’avenir. C’était aussi une restauration morale, fût-elle partielle, de la dignité du Mouvement Blanc. (A suivre)
Traduit du russe.
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