«Romanité ou barbarie? L’Origine historique du conflit séculaire entre Hellénisme et Occident», est un ouvrage écrit par Anastasios Philippidès et publié en 1994 sous le titre «Ρωμηοσύνη ή βαρβαρότητα». Outre l’originalité et la pertinence de son analyse historique, dans la lignée des enseignements du P. Jean Romanides et du Métropolite Hiérotheos de Naupacte, il constitue un éclairage extrêmement intéressant de la situation de crise qui se déploie en Grèce depuis quelques années. Il semble que le livre précité n’ait pas été traduit en français à ce jour. La traduction du prologue du livre, rédigé par le Métropolite Hiérotheos et de l’introduction de l’ouvrage se trouvent ici. Pour la cohérence avec le propos de l’auteur nous avons traduit le grec Ελλάδα et Έλληνες non par Grèce et Grecs, mais par Hellade et Hellènes (la version anglaise du livre ayant retenu Hellas et Hellenes). Le texte ci-dessous, celui du premier chapitre du livre, concerne justement l’histoire, conflictuelle, de la distinction entre les deux appellations. La traduction du prologue du livre (rédigé par Monseigneur Hierotheos de Naupacte) est accessible ici.
Les deux courants du XIXe siècle
Nous entamerons notre étude par une clarification des termes ‘Hellènes » et ‘Romains’ au sujet desquels existe un énorme débat. Les Hellènes de 1994 pourraient être surpris en découvrant que jusqu’au début du XXe siècle se déroula un grand conflit idéologique à propos du recours à l’un ou l’autre de ces termes en tant qu’appellation nationale. Ce conflit reflétait le conflit général entre deux courants idéologiques dans notre pays, qui avait débuté au XVIIIe siècle, et dont les racines pouvaient toutefois être tracées jusqu’à de nombreux siècles auparavant.
Depuis la période des ‘Lumières’ en Europe, les intellectuels hellènes se répartissaient en deux courants. Le premier aspirait à apporter aux Hellènes tombés en esclavage les valeurs de l’humanisme européen, ainsi qu’à «nettoyer» la langue et les coutumes du peuple, après quatre siècles d’obscurantisme sous l’occupation turque. Pour parvenir à récolter le soutien des étrangers, il recourut au culte de l’Antiquité propre à la période romantique, et il propagea avec enthousiasme la théorie raciale selon laquelle les Hellènes d’aujourd’hui descendent des Hellènes de l’Antiquité. Au moment où des grands noms d’Europe, tels que Goethe, Byron, Shelley, etc. chantaient les louanges du retour à un passé classique idéalisé, l’idée de la survivance de purs descendants de Périclès suscita des frémissements d’émotion au sein de nombreux cercles intellectuels en Europe.
Ce courant s’était efforcé d’imposer aux Hellènes une forme archaïque de la langue (l’attique) de manière à ce que leur identification aux ancien Hellènes paraisse plus vraie. Parallèlement, il partageait pleinement la vision de l’histoire médiévale des Européens de l’Ouest;le Moyen-âge byzantin était donc une période d’obscurantisme, de «religion et de barbarie» comme l’appela Gibbon, «pleine de conspirations, d’intrigues dans de sombres palais, d’interminables discussions à propos de questions théologiques incompréhensibles, insolubles et n’intéressant personne». Ce point de vue est partagé aujourd’hui encore par une grande partie des Hellènes. Le représentant principal de ce courant, fut Adamantios Korais, et il fut suivi par Rizos-Nroulos, Koumanoudis et de nombreux autres partisans du «katharevousa» (la forme ‘pure’ de la langue). En 1841, par exemple, Iakovos Rizos-Neroulos, alors Président de la Société Archéologique Hellénique et ancien Ministre des Affaires Ecclésiastiques, proclama que «L’histoire byzantine est quasiment tissée avec une série extrêmement longue d’actes démentiels et d’affreuses violences propres à l’État Romain transplanté à Byzance. Il s’agit d’une variation méprisable de la sordidité extrême et de l’humiliation des Hellènes».
Le deuxième courant avait des racines plus profondes encore ; il est malaisé d’en déterminer l’origine. Mais il est plus facile d’en préciser les positions.
Tout d’abord, il réfutait l’appellation moderne «Hellènes» dans la mesure où nos compatriotes assujettis savaient qu’ils étaient des Romains. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction d’ordre typologique, comme nous le verrons plus loin. Ensuite, les Romains de cette époque n’avaient pas le sentiment de descendre en ligne directe des Anciens Hellènes. Ils se sentaient bien plus proches des Romains de la période médiévale ; ils étaient des Chrétiens orthodoxes disposés à se sacrifier pour leur foi et à verser des larmes en entendant «Τη Υπερμάχω Στρατηγώ», le tropaire de l’Acathiste, mais pas pour les hymnes d’Eschyle. Ils honoraient la mémoire des «pieux basileus de Constantinople». Leur rêve, pendant toutes les années d’esclavage, était la libération de ‘La Ville’, qu’ils considéraient comme le seul centre de la Nation. Et finalement, ils accordaient le plus grand crédit à la langue populaire et la tradition du peuple. Ce courant était représenté par de nombreux érudits, dépourvus de programme ou d’idéologie uniformes. Pour ce qui concerne l’appellation ethnique de «Romains», on peut se référer à D. Katartzis, G. Typaldos-Iakovatos et plus tard, les nombreux ‘démoticistes’, dont l’un, Argyris Eftaliotis écrivit en 1901 «Ιστορία της Ρωμιοσύνης» ( ‘L’Histoire de la Romanité’), qui débute en 146 avant notre ère, c’est-à-dire avec la conquête de l’Hellade par les Romains! Dans son ouvrage «Connais-toi toi-même » («Γνώθι σαυτόν»), rétrospective historique des termes ‘Hellène’ et ‘Romain’, D. Katartzis (1730-1807) conclut : «… certains éminents personnages ont fait fi des règles de la grammaire, osant changer la signification d’un mot et se nommant ‘Hellènes’, sans émettre aucune réserve, alors qu’ils sont chrétiens, et considérer qu’il s’agisse d’une infamie, alors qu’ils sont romains et malgré que nos parents, les Romains, ne s’y soient pas abandonnés, à l’exception d’un seul, Julien l’Apostat, qui s’enorgueillissait de se dire hellène».
G.Typaldos-Iakovatos, homme de l’Heptanèse, écrivit de façon caractéristique, pendant la décennie 1830 : «Une partie de la nation idéale a été libérée ; c’est l’éparchie d’Hellade. Le reste continue d’attendre, ‘le trône de Constantin le Grand’, et avec celui-ci, une autre, très petite partie de la Romanité, l’Heptanèse, les sept îles où, là également, pour bien faire, doit flotter le drapeau romain».
Psycharis, le chef du mouvement ‘démotiste’ croyait que «lorsqu’en 1821, Botsaris et ses pareils commencèrent à se révolter, ils obéissaient, sans que je le réalise, à une impulsion politique romaine». L’inscription gravée sur la stèle de Psycharis est caractéristique : «Chante-moi un chant funèbre comme ceux que je t’ai entendu chanter alors que j’étais un jeune homme, parti au village des lentisques pour apprendre ta langue, la langue romaine. Qui sait, peut-être vas-tu soudain m’éveiller, de la tombe elle-même, parce que j’aimais tant cette langue, parce que je l’ai posée si profondément en moi, au plus profond de mon cœur, mon cœur romain». En outre, il faut se souvenir de ce que le fameux périodique qui fut l’instrument des ‘démoticistes’ portait le titre de «Νουμάς» (Noumas, qui n’était autre que le second roi de la Rome antique).
Ces deux courants luttèrent entre eux tout au long du XIXe siècle et au début du XXe. (…) En 1857 un philhellène notoire et historien français a dit à Spyridon Zambelios :«Le paradoxe, c’est que nos cupides amis (les néo-hellènes), ne voyant rien d’autre que leur intérêt personnel, se nomment «Hellènes» le matin, pour des raisons historiques, à midi ils s’appellent «Romains» pour des raisons politiques et le soir, ils font un compromis entre les deux termes et se disent «Gréco-Romains». Ce qui est certain, c’est qu’au début du XXe siècle, le problème n’était pas résolu. En 1901, la publication du premier volume de «L’Histoire de la Romanité» d’Eftaliotis suscita d’intenses réactions, non seulement pour sa forme linguistique, car c’était le premier livre d’histoire écrit en ‘demotique’, mais également pour le recours au terme de «Romanité». Un énorme débat s’en suivit, qui finalement divisa les intellectuels hellènes, G.Hatzidakis et N. Politis soutenant un courant (opposé au terme ‘Romains’) et K. Palams et Gr. Xenopoulos supportant l’autre. Selon toute apparence, même au bout de soixante-dix années de liberté, la plupart des gens ne s’étaient pas encore habitués au terme «Hellènes ». Comme Kostis Palamas le poète l’écrivit en son temps, le nom «Romios» venait aux lèvres des gens beaucoup plus spontanément que pompeux et lourd «Hellènes», relativement plus compliqué à enraciner que «Romains» qui, en outre, a gardé pour beaucoup de monde, jusque récemment, son ancien sens païen de ‘courageux’, ‘géant’. Palamas le poète avait correctement saisi l’essence du conflit : «Parce que les termes ‘Romios’ et ‘Romiosini’ n’étaient pas venus à nous directement, en droite ligne de l’époque de Péricles, ils furent petit-à-petit poussés sur le côté de la langue officielle.» «Hellènes, pour tromper le monde, mais en réalité, Romains. Un nom n’est pas chose dont il convient d’avoir honte. S’il n’est couronné au moyen de rameaux d’olivier sauvage de l’Olympe, il est exalté par la couronne d’épines du martyre, et il a l’odeur du thym et de la poudre à canon».Justifiant le choix de « Romanité » opéré par Eftaliotis, ils conclut : «un sens de la langue plus pur et profond ne pourra s’empêcher de trouver une note de couleur poétique et musicale, même à un mot tel que ‘Romanité’; quelque chose d’ailé, de séducteur de léger, que, je pense, ‘Hellénisme’, dans toute sa lourdeur, son immobile grandeur, ne possède pas».
Mais malgré tout cela, la rude polémique enfla au point de faire douter du patriotisme d’Eftaliotis et poussa ce dernier à renoncer à jamais publier les volumes suivants de son «Histoire». Dans l’Hellade qui tentait désespérément de rattraper quatre siècles de retard sur «l’Europe des Lumières»,
(…)
Les partisans de la cause ‘anti-romaine’ purent même déclarer qu’en tant que peuple, nous ne sommes reliés qu’à l’antique Hellade et que la période médiévale est tout à fait étrangère à l’Helade contemporaine. En fait, avec l’expression ‘antique Hellade’, ils signifiaient l’Hellade classique, celle que les étrangers continuent à à considérer comme la ‘véritable Hellade’, en d’autres mots, la régions au Sud des Thermopyles. Rizos-Neroulos, par exemple, affirma en 1841 que l’Hellade n’est que le minuscule État hellénique (de 1830). (…)
Ce genre de point de vue acquit une expression politique au XIXe siècle. Selon P. Karolidis, éditeur et héritier des droits de ‘L’Histoire de la Nation Hellénique’ de Paparrigopoulos : «Ces croyances étranges et ridicules, produit de l’illettrisme et de l’absence de discernement, exercèrent un politique dans certains milieux érudits qui proclamèrent que les tendances politiques et les idées nationales des Hellènes contemporains devraient se limiter aux frontières de l’antique Hellade». Il est évident que dans un pays dont le peuple sait que les trois quarts de sa nation continuent à vivre sous occupation, une telle distorsion de l’histoire était porteuse de sérieux dangers pour la nation. Comment cela n’aurait-il été le cas, alors que Korais (un des fondateurs de l’État grec moderne) avait ouvert la voie à l’acceptation d’une telle théorie, dans le cadre d’une tentative ‘d’illuminer’ les Hellènes en esclavage avec des paroles telles que : «La nation est un cadavre dévoré par les corbeaux. Le pays natal est mort… à partir du moment où Philippe a marché sur nous, et jusqu’en 1453 ». Heureusement que les Slavo-macédoniens de Skopje n’ont pas encore découvert Korais… On doit encore préciser que Korais, n’aimait guère le terme ‘Hellène’. Dans son fameux «Dialogue entre deux Grecs» (1805), il écrivait : «Donc, l’une de ces deux choses (‘Hellène’ ou ‘Grec’) est le nom correct de la nation. J’approuve le terme ‘Grec’ car c’est ainsi que toutes les nations éclairées d’Europe nous désignent». Et plus loin encore : «Non seulement on devrait nous considérer comme moins qu’humains mais également comme idiots si nous préférions le terme ‘Romain’ plutôt que le nom de ‘Grec’… – et il conclut – A partir de maintenant, quiconque me dira ‘Romain’, je le considérerai comme un ennemi. A partir d’aujourd’hui, je suis un Grec».
Comme l’a précisé le Professeur Jean Romanides (…), le terme ‘Grec’ est une appellation nationale qui nous a été attribué par les nations «éclairées » d’Europe, au VIIIe siècle, à une époque où ils étaient encore engoncés dans les plus profondes ténèbres de leur histoire. Malheureusement, l’étude décisive quant au rôle obscurantiste de Korais dans la formation de l’identité des Hellènes contemporains attend encore son auteur.
Quand à la pauvre Hellade si éprouvée, après ce que nous venons de dire, il semble clair que ses frontières de 1830 ne furent en aucun cas une coïncidence ; elles correspondaient aux frontières exactes de l’antique Hellade telle que la voyaient les étrangers et leurs imitateurs locaux. L’acceptation du terme ‘Hellènes’ a fourni un alibi idéologique à tous ceux qui voulaient une mini-Hellade, dans les limites de 1830…
N.d.T. La traduction ci-dessus est celle de la version anglaise du livre, très légèrement simplifiée par rapport à la version grecque. Certains passages ont toutefois été omis et d’autres, complétés avec des éléments traduits directement de l’original grec.