Le texte ci-dessous est la suite de la traduction en français de la version russe du livre «Geronda Arsenios, le Spiléote, compagnon des exploits ascétiques de Geronda Joseph l’Hésychaste».
La version russe utilisée est «Старец Арсений Пещерник, сподвижник старца Иосифа Исихаста / Монах Иосиф Дионисиатис», éditée en 2002 à Moscou par le Podvorié de la Trinité-Saint Serge. L’original grec (Ο Γέρων Αρσένιος ο Σπηλαιώτης (1886-1983)) ne semble plus édité depuis 2008. Il en existe une version anglaise datée de 2005, sans mention de la maison d’édition. Une traduction officielle en français de ce remarquable petit livre n’existe pas à notre connaissance.
La fin bénie
Le premier jour du mois de septembre 1983. L’été finissait, annonçant le départ de deux célestes héros de l’ascèse, centenaires. Il se passèrent le relais.
J’avais quitté le monastère pour la capitale de la Sainte Montagne, où je devais accomplir une obédience. Quand je revins au monastère, je me hâtai vers l’infirmerie. J’entendis le Père Kallinique, infirmier expérimenté, me dire que les jours des deux gerondas étaient comptés. Je ne voulais pas y croire. Bien que la mort soit une transition vers la vie, elle déprime souvent la conscience humaine. Tu vis toute une vie avec quelqu’un, et si ce quelqu’un, qui s’en va vers l’Éternité a été ton père spirituel, ton bienfaiteur spirituel, son absence se fera indubitablement sentir.
Nous, les enfants spirituels de Geronda, étions écrasés par ce sentiment. Ce saint Geronda, sentant dans la clarté de son esprit que sa fin approchait, se dévoila et se révéla tout entier devant ses héritiers spirituels. Beaucoup de frères ne parvinrent pas même à lui poser leur question. A peine s’étaitent-ils approchés de lui qu’il les devançait; il entrait dans leurs pensées, dans leur questionnement et leur donnait immédiatement le conseil qui correspondait à leur situation. Il fit appeler un frère qui réfléchissait à quitter le monastère. Il lui parla seul et dévoila au moine l’intention qu’il nourrissait. Il lui proposa le remède qui devait lui permettre d’être libéré de ce combat.
Il s’ouvrit particulièrement à l’higoumène, son propre neveu et filleul et lui révéla beaucoup de choses qui étaient inconnues de celui-ci. Il termina en lui donnant sa dernière bénédiction et ses dernières instructions.
En ce début de septembre, Geronda Arsenios était complètement épuisé, mais il garda l’esprit clair jusqu’à la fin ; il attendait le grand départ, tout à fait prêt. Il prit congé des frères, un par un, leur donnant ses conseils. Tout se déroula naturellement, paisiblement, comme s’il allait simplement changer de lieu de séjour, mais en même temps, il comptait les minutes. Le message était reçu, mais sa réalisation semblait retardée. Et puis le moment béni arriva, dans la nuit profonde, du un au deux septembre, à minuit. Soudain, le visage de Geronda resplendit et son âme s’envola, tel un petit oiseau, vers les Cieux.
Et afin qu’on imaginât pas qu’il négligeait sa sœur bien-aimée, la moniale Eupraxie, on précisera que cette même nuit, comme elle me le raconta elle-même, elle ressentit sa présence vivante ainsi qu’un doux souffle en son âme. Ce ressenti persista jusqu’au matin, en même temps qu’une étrange apparition, sans précédent ; toute la nuit, un petit oiseau au chant mélodieux fit retentir celui-ci sur le seuil de la fenêtre de la kelia. Son chant était tellement doux qu’on aurait dit un chant angélique qui la préparait à recevoir calmement la nouvelle. A l’aube du deux septembre, un appel téléphonique du Monastère de Dionysiou annonça la nouvelle à la fois joyeuse et affligeante : «Gerondissa, votre frère, Geronda Arsenios, vient de partir vers le Seigneur».
Quant au Geronda Gabriel, il se fit que pendant les dernières heures de la vie sur terre de son compagnon d’ascèse, il demeurait temporairement plongé dans une sorte d’aphasie précédant la mort. Ce phénomène se produisit deux ou trois fois, mais il revint à lui. Alors, dès qu’il eut repris conscience, sa première question concerna ce qui était arrivé à l’autre geronda. Le frère-infirmier lui répondit :
– Il est décédé, Geronda.
Geronda Gabriel se tut un peu puis il dit avec étonnement :
– C’était un bon vieux Geronda.
– Comment le savez-vous, Geronda?
– Je l’ai vu dans une lumière éblouissante, une ceinture rouge sur la poitrine.
Demandant ce que signifiait cette ceinture rouge, j’appris que selon les pères, c’était le symbole de la virginité et de l’absence de passion. Et le Père Arsenios ne tarda pas à rappeler auprès de lui son compagnon d’ascèse, Geronda Gabriel, qui le rejoignit quarante jours plus tard, conformément à ce qu’il avait lui-même prédit.
Un jour de 1966, l’Higoumène Gabriel nous avait rendu visite à Nea Skiti. Lors d’une conversation avec Geronda Arsenios il apprit qu’ils avaient le même âge, mais aussi la même ancienneté monastique. L’Higoumène dit alors «Eh bien, dans ce cas, nous, les deux gerondas, nous mourrons de concert». Ces paroles devinrent prophétie.
Les funérailles de Geronda
La nouvelle de la mort de Geronda Arsenios se répandit comme l’éclair sur tout l’Athos, et même au-delà de ses frontières. Une foule de moines de quasiment tous les monastères athonites, skites et kalivas, et même de nombreux laïcs affluèrent chez nous. Il s’agissait bien sûr surtout de frères des monastères et skites qui entretenaient avec Geronda une parenté spirituelle : Philotheou, Xeropotamou, Karakalou, Kostamonitou, Nea Skiti et autres.
«Venez, frères, donnons-lui le denier baiser…». Le Père Charalampos, higoumène du Monastère de Dionysiou donna le dernier baiser à Geronda Arsenios pendant la cérémonie des funérailles. A l’arrière, on distinguait Geronda Ephrem de Katounakia, de bienheureuse mémoire.
La cérémonie des funérailles fut célébrée avec grandeur dans l’église principale du monastère, en présence de nombreux higoumènes des monastères athonites. De l’église, le corps de Geronda fut emmené pieusement à sa dernière demeure. L’âme pure de ce juste fut accueillie à bras ouverts par Geronda Joseph, son compagnon d’ascèse. Souvenons-nous que celui-ci lui avait rendu visite en songe, lui disant avec amour :
– Jusque quand allons-nous vivre séparés?
Et le doux vieux geronda de répondre, avec sa simplicité coutumière :
– Est-il de mon ressort de décider ce genre de choses?
Et voilà, l’heure bénie des retrouvailles définitives des deux compagnons d’ascèse avait sonné. Peu de temps avant la fin bénie du Père Arsenios, le Grand Geronda était de nouveau venu à lui, mais cette fois, ce n’était pas pour lui demander «Quand vas-tu venir?», mais pour lui dire : «Arsenios, l’heure bénie a sonné. Je t’attends bras ouverts». Quand les deux jeunes se rencontrèrent pour la première fois sur les escarpements athonites, ils s’étaient promis mutuellement que seule la mort les séparerait. La mort du premier sépara les inséparables héros de l’ascèse pour vingt-quatre ans avant que la mort du second les réunisse à jamais. Tout comme ils avaient mené ensemble leur podvig, ils goûtaient alors ensemble les doux fruits de leurs labeurs, mais en même temps, ils priaient et prient incessamment, comme ils l’avaient promis, pour leurs enfants spirituels et pour le monde, et tout particulièrement pour ceux qui sollicitent avec foi l’aide de leurs prières.
A tous deux, mémoire éternelle ! (A suivre)
Traduit du russe
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