Le texte ci-dessous est la suite de la traduction en français de la version russe du livre «Geronda Arsenios, le Spiléote, compagnon des exploits ascétiques de Geronda Joseph l’Hésychaste».
La version russe utilisée est «Старец Арсений Пещерник, сподвижник старца Иосифа Исихаста / Монах Иосиф Дионисиатис», éditée en 2002 à Moscou par le Podvorié de la Trinité-Saint Serge. L’original grec (Ο Γέρων Αρσένιος ο Σπηλαιώτης (1886-1983)) ne semble plus édité depuis 2008. Il en existe une version anglaise datée de 2005, sans mention de la maison d’édition. Une traduction officielle en français de ce remarquable petit livre n’existe pas à notre connaissance.
Dernières années : Geronda Arsenios au Monastère de Dionysiou
Après maintes démarches de sollicitation, de persuasion et après mûre réflexion, la décision tomba au début septembre 1979 : notre communauté déménagea de la Kelia dépendante de Chilandar vers le Monastère béni de Dionysiou. Cette sainte communauté s’enrichissait déjà de la présence de nombreux contemporains célèbres, parmi lesquels le premier était le geronda Gabriel, qui fut son higoumène pour une période longue de quarante années. A cette époque, sa vie touchait son crépuscule. Outre ce bon pasteur, la fraternité était ornée de la présence d’un authentique enfant du désert : un héros de l’ascèse nommé Arsenios. Tous deux avaient voué leur vie à Dieu dès leur jeune âge et avaient adopté le monachisme en même temps. Étant du même âge, ils s’endormirent la même année pour rejoindre les demeures célestes afin d’y recevoir la récompense couronnant leur labeur monastique.
Pendant quatre années il nous fut donné de goûter à leur paroles à la douceur de miel, fruit de leur très longue expérience spirituelle. Nous fûmes étonnés de constater que jusqu’à l’heure même de leur départ, ils conservèrent la clarté de leur esprit, sans aucune forme de trouble psychique ou d’hallucination que l’on rencontre parfois chez les gens très âgés. Les deux ou trois premières années, ces deux saints gerondas, usant de leur houlette de pères spirituels, entourèrent les frères dans leurs obédiences, les affermissant dans leurs labeurs. Ceux qui ont accompli de dures obédiences savent comment la seule présence d’un grand geronda, rafraîchit, telle une rosée, le moine-cuisinier ou le moine-hôtelier. Et s’il était donné d’entendre deux mots de leur lèvres saintes, alors l’âme se détendait, rajeunissait et se donnait à l’ouvrage avec une ardeur redoublée. Comme il le racontait lui-même, les paroles consolatrices suivantes de son geronda retentissaient sans cesse aux oreilles du cuisinier :
– Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les Miens, c’est à Moi que vous l’avez fait. C’est le Seigneur qui te le dit, mon enfant.
Il est incontestable que les frères qui travaillaient au metochion de Monoxilitis recevaient une attention toute spéciale de la part du grand Geronda Gabriel. Il leur accordait toujours une double bénédiction. Tout d’abord parce que ce saint geronda avait lui-même commencé son noviciat à cet endroit. Ensuite, les frères qui accomplissaient là-bas leur obédience, séparés des autres frères du monastère, étaient comme «en exil».
A l’infirmerie du monastère
L’Higoumène Gabriel, fut le premier de la série. Cloué au lit pendant les deux ans qui précédèrent sa fin vénérable, il fut hospitalisé dans la petite infirmerie du monastère. L’année suivante, il fut suivi par un autre ascète des ermitages des désert athonites, Geronda Arsenios, qui fut installé dans la même chambre.
Du fait de la clarté d’esprit qui caractérisait les deux gerondas, l’infirmerie de notre monastère devint un véritable centre spirituel où tous accouraient souvent, depuis l’higoumène jusqu’au dernier des moines, et même de nombreux pèlerins. Les deux frères-infirmiers de notre monastère, Geronda Jacob et le Père Kallinique, accomplissaient leur obédience à tour de rôle sans jamais s’en fatiguer alors qu’ils avaient reçu la bénédiction de prendre soin également de tous les autres saints moines très âgés. Dans ces circonstances, la Très Sainte Mère de Dieu et Saint Jean le Précurseur leur avaient attribué cette obédience afin qu’ils fussent enrichis par les dernières bénédictions de deux membres très éminents de notre vaste communauté monastique athonite. Mais il serait sans aucun doute injuste de passer sous silence l’aide bénévole d’autres frères tels que les moines Agapios, Niphon, Seraphim et d’autres encore, qui s’efforcèrent d’alléger le labeur quotidien de nos deux frères-infirmiers.
Le sceau des derniers combats de ces deux héros de l’ascèse à la longue vie fut apposé dans cette infirmerie. Souvent, on entendait Geronda Gabriel répéter : « Seigneur Jésus Christ… ».
Le hiéromoine D., lauréat de notre Académie Athonite, et qui demeurait sous la protection de notre monastère, n’oublia pas, comme c’est souvent le cas, celui qui l’avait nourri spirituellement, et il vint régulièrement rendre visite, tout particulièrement à son Geronda, l’ancien Higoumène Gabriel, alité. Selon certains moines, le très pieux Père D. était également un peu farceur et il profitait de l’occasion pour plaisanter avec les deux gerondas. Un jour, il s’approcha de Geronda Arsenios. Celui-ci avait la tête baissée et était complètement immergé dans la prière noétique. De l’autre côté, on entendait Geronda Gabriel répéter à haute voix: «Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi». Le farceur dit à Geronda Arsenios : «Geronda, n’entends-tu pas l’autre geronda, de l’autre côté?» «Mais si mon fils; il n’arrête pas». «Mais pourquoi alors, ne pries-tu pas toi-même comme lui?» «Ahhh, tu n’es pas au courant? C’est un novice. Il dit encore la prière à haute voix». Heureusement, Geronda Gabriel était un peu dur d’oreille…
Les fruits de nombreuses années de labeur
Dans son Épître aux Galates, l’Apôtre Paul examine les profits de tous les podvigs spirituels, et il parle des fruits de ceux-ci avec les mots suivants : «Le fruit de l’Esprit… c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la mansuétude, la bonté, la foi, la douceur, la tempérance…» (Gal.5;22-23). Ces merveilleux fruits furent manifestés par les deux gerondas; la seule différence étant que le premier avait passé la majeure partie de son chemin spirituel en tant que dirigeant et le second en tant que dirigé.
Chacun d’eux avait plu à Dieu dans le rang dans lequel il avait été appelé. Il est difficile de changer le mode de vie et le tempérament acquis au cours de longues années. Le premier était donc toujours dominateur et le second, consolateur ou silencieux.
Un des frères-infirmiers nous disait souvent :
– J’ai été trouvé digne de m’occuper de nombreux saints gerondas. Mais un agneau tel que Geronda Arsenios, je n’en ai encore jamais vu.
Geronda Gabriel de bienheureuse mémoire disait :
– Croyez-moi, les obligations liées à la direction du monastère ne m’ont pas laissé le temps de m’occuper de moi-même. C’est maintenant seulement que je ressens la douceur de la prière permanente et du silence.
Cette douceur de la prière, qui le visita sur son lit d’infirmerie, n’était autre que la présence et le témoignage de l’Esprit Saint, témoignage de ce que ce saint geronda avait plu à Dieu dans son poste d’higoumène.
Mais l’avantage d’un authentique novice consiste en ce que ces fruits de l’Esprit Saint, il les goûte tout au long de son chemin spirituel, à la mesure même selon laquelle il s’est livré sans réserve à l’obéissance. Alors, son âme, captive de l’éros divin, se dissout dans des flots de larmes provenant non de la peur mais de l’aspiration à mourir, «à partir sur le champ et demeurer avec Celui qu’elle désire tant».
Si les martyrs et ceux qui furent jugés dignes de la grâce du martyre se précipitaient dans une joie indescriptible afin qu’on leur tranche jambes, bras et tous les membres du corps, même la tête, c’est que chacun d’eux avait la conviction que l’amour divin est plus fort que tous ces tourments douloureux.
Et ce geronda béni, le Père Arsenios, s’était élevé jusqu’à cette grâce de martyr, en s’étant donné tout entier pendant de nombreuses années aux podvigs et à l’obéissance. Cela, nous l’avons vécu et senti jusqu’à son dernier souffle. Bien sûr, il ne mourut pas en martyr. Simplement parce que cette possibilité ne lui fut pas offerte. Mais il ne fait aucun doute qu’il fut martyr par sa volonté, mortifiant et asservissant son corps par d’autres formes de martyre : une vie austère, des jeûnes de plusieurs années, des vigiles debout, un nombre incalculable de métanies, le repos à même le sol, toute sa vie nus-pieds, en haillons, tel un fol-en-Christ, et endurant un vrai martyre de la conscience : comment ne pas céder à la moindre pensée. Ainsi, ce geronda, fou pour les sages de ce monde, était sage en Christ, car il avait tout vendu pour acheter la perle hors de prix : le Christ. Et avec Saint Paul, il murmurait déjà : «…J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course…» (2Tim.4;7) (A suivre)
Traduit du russe.
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