Le texte ci-dessous est la dernière partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.
Il y eut des obstacles juste avant la tonsure, le Père Varlaam avait dû partir et ne pouvait revenir, il était retardé par des problèmes avec la voiture. Quand enfin il rentra, il était minuit. Et il fut tonsuré la nuit. Trois noms avaient été retenus: Saint Pitirim de Perm, Saint Arsène le Grand et Saint Savva des Solovkis. Ces noms furent écrits sur trois papiers placés dans une boîte sous un klobouk. Tous prièrent. Quand il glissa la main dans la boîte, il entendit une voix intérieure: «Tu seras Savva». Et effectivement, il tira le papier portant le nom de Savva.
Pendant la tonsure, vient un moment où il faut s’allonger sur le sol et avancer en rampant, et la fraternité monastique revêt le futur moine de la mantia. Des frères, il n’y en avait pas, et il rampa seul avec la croix, pendant longtemps, lui sembla-t-il… Mais quand il eut rampé jusqu’aux pieds de l’Higoumène Varlaam vêtu de la seule longue chemise mince, il ne sentait pas le froid.
Quelques moniales chantèrent lors de la tonsure, mais il entendait résonner autour de lui un puissant chœur monastique de voix masculines: comme si toute la confrérie de Bielaya Gora, torturée et fusillée, chantait cette nuit. Il sentit leur présence de tout son cœur, sentit leur parenté avec eux, entendit leurs voix, et son âme se figea, et il regarda même furtivement autour de lui, essayant de apercevoir cette fraternité invisible. Et c’était un miracle et une consolation. Ensuite, quand il fut tonsuré, on le laissa pour la nuit dans l’église avec le Père retraité, parce que celui qui vient d’être tonsuré ne peut être laissé seul. Le Père s’éloigna et s’endormit sur un banc. Et il pria devant l’analoï, debout sur le sol glacé jusqu’au matin, les pieds nus dans des pantoufles de cuir, et il ne sentit pas le froid. Et c’était aussi un miracle et une consolation.
Il priait seul la nuit dans cette église froide, et il eut une sensation étrange: il se tenait devant l’analoï et derrière, le vide. Comme si toute sa vie précédente avait été coupée; il n’y a plus rien du passé: ni son nom, ni ce qu’il était, rien. Et il était alors une toute nouvelle personne avec un nouveau nom, et il n’y avait que l’avenir devant lui, comme pour celui qui vient de naître. Cette sensation de vide derrière lui devenait de plus en plus forte et il regardait en avant: qu’y avait-il là? Devant lui s’ouvrait un abîme, tel qu’il aurait voulu reculer. Mais il resta sur place et regarda loin devant. Alors un rayon descendit du ciel comme un pont, et il marcha sur ce pont, et il avança. Et il vit que là-haut, il y avait des saints, nombreux, ils le regardaient et l’appelaient à eux-mêmes. Stupéfait, il les regardait et les reconnaissait: Saint Savva des Solovki, saint Seraphim de Sarov, Saint Serge de Radonège, Saint Nicolas le Thaumaturge et bien d’autres. Il avança vers eux, se mit à courir. Son cœur était subjugué, et il courait, courait. Il était très difficile de monter sur le rayon de lumière, mais il s’y efforçait et les saints le regardaient avec tant d’amour, et l’appelaient à eux. Il avait compris combien il était difficile d’aller vers eux, compris que la vie entière pourrait ne pas suffire pour s’en approcher, mais il continuait à s’efforcer… Il courait, courait… Et soudain, tout s’éteignit. La vision spirituelle cessa. Il se vit de nouveau devant l’analoï, dans l’église-réfectoire, avec le batiouchka endormi sur le banc. L’aurore pointait par les fenêtres. Cela signifiait que cette vision s’était prolongée très longtemps, alors qu’il lui semblait qu’elle avait duré une minute. Les matouchkas entrèrent dans l’église et s’approchèrent pour recevoir sa bénédiction, et tout reprit son cours habituel. A ce moment seulement, il sentit le froid ; il était gelé. L’horloge indiquait six heures et demie du matin. Ils lurent les matines. Et ensuite, il rentra chez lui, à la Colline Miteïnaïa. Il ne parla à quasi personne de sa vision, la conservant dans son cœur comme un trésor spirituel, une perle spirituelle… Il partagea ses expériences avec son père spirituel seulement, l’interrogeant au sujet de la nature de ses visions: n’était-ce pas une illusion spirituelle, un dommage spirituel? Après tout, il ne méritait pas de telles expériences spirituelles élevées, il n’avait rien fait de spécial, il était indigne, de façon générale… Et le Starets Ioann Krestiankine sourit avec tendresse : «Indigne, dis-tu? Bien sûr, tu es indigne et nous sommes tous indignes… Nous plaçons toute notre espérance en la miséricorde divine… De nombreuses difficultés t’attendent. Des afflictions et même de la persécution. Que cela ne te surprenne pas. Il viendra un temps où tu te souviendras de mes paroles. Tu te souviendras de ce que le Seigneur t’a donné à l’aube de ta vie, de ce qu’Il t’a donné pour affermir ta foi».
Ensuite, le Père Ioann mourut. Dans son cœur le Père Savva était si triste du départ de son maître, il avait tant besoin de son soutien, de sa prière, de son tendre regard. Le monastère avait déjà grandit sur la Colline Miteïnaïa, et lui, il était son constructeur et son père spirituel. Derrière lui se trouvaient déjà pas mal de difficultés matérielle, comme quand l’argent manquait pour nourrir les sœurs. Il était arrivé que dans la bourse, il ne reste que de la menue monnaie : vingt roubles pour vingt personnes, et il ne savait pas ce qu’il y aurait le lendemain au déjeuner, ni même s’il y aurait un déjeuner… Les difficultés matérielles s’estompèrent progressivement, mais demeura le découragement : la Colline Miteïnaïa, ses paroissiens, les sœurs du monastère, sa vie toujours identique jour après jour, du matin au soir, soutenir ses enfants spirituels, prendre soin d’eux, prier pour eux, les protéger, se donner tout entier. Parfois venait la pensée : et moi? Je suis aussi un être humain. J’ai mes moments de faiblesse, qui me soutient, qui prend soin de moi? Qui me relève quand je tombe? Ces douloureux instants s’éloignèrent, et de nouveau, il comprit que c’était son choix, sa dette, sa croix. Il était le pasteur et devait paître ses brebis. Par la suite, le découragement revint, et quand il était particulièrement pesant, le Seigneur Lui-même donnait une consolation de façon visible et affermissait sa foi.
Un jour, il avait comme d’habitude célébré la liturgie, éteint toutes les petites lampades, jusqu’aux vêpres et était rentré dans sa cellule. Il avait sur l’âme quelque chose de particulièrement lourd, désespérant. Quand il revint à l’église pour les vêpres, il se dirigea vers l’autel et, entrant par la porte latérale côté Nord, il fut pétrifié : sur la sainte table, les cierges du chandelier à sept branches brûlaient. Ces cierges ne pouvaient être allumés. Personne n’était entré dans l’église et encore moins dans l’autel. Il avait ouvert la porte avec sa propre clé, et s’il avait oublié d’éteindre des cierges ce matins, ils auraient brûlé jusqu’au bout. Dans sa stupéfaction, il avança jusqu’au chandelier et, comme pour le convaincre du miracle, le dernier cierge, un peu en retard sur les autres, s’alluma sous ses yeux. Tout se fit léger et chaud dans son âme, calme et paix régnaient dans son corps. Quelques jours plus tard, il commença à douter. Tout cela avait-il eu lieu? Il n’y tint plus, posa un chandelier sur la sainte table, prit trois cierges, en posa un sur le chandelier. Le cierge s’alluma. De même que les deux cierges qu’il tenait encore en main. A nouveau ce sentiment, ce tremblement de joie dans le cœur suite à la caresse de Dieu.
Oui, le Seigneur affermit l’Higoumène Savva en sa foi… La Semaine Pascale, le vendredi, lorsqu’on fête la Source Vivifiante, il célébra un office pour sanctifier l’eau. A sa droite, les sœurs chantaient le tropaire de la fête, à sa gauche, une babouchka tenait le grand chandelier. Lui, il se trouvait au centre, à l’analoï, où se trouvait l’eau qui avait été préparée, dans de grandes bassines émaillées. Et quand il appela l’Esprit-Saint à descendre dans l’eau, il vit clairement que l’eau commençait à frémir dans les bassines. Ensuite, lentement, et puis de plus en plus vite, l’eau se mit à tourbillonner, comme elle le fait parfois lorsque souffle un vent puissant. C’est ainsi que le Seigneur lui montra de façon visible la descente de la grâce de l’Esprit-Saint dans l’eau.
Mais la caresse divine la plus touchante, la plus douce que reçut son âme fut une vision spirituelle. Il s’en souvenait maintenant, et son cœur tremblait comme ce jour-là. C’était la fête de la Dormition de la très Sainte Mère de Dieu, et il était monté au clocher qu’il venait de construire lui-même, pour y sonner les cloches.
Et quand il arriva en haut, il vit là une colombe merveilleusement blanche. Elle était assise et le regardait attentivement, et à la vue de cette colombe blanche comme la neige, une joie inexplicable déborda de son âme. Il s’approcha d’elle, lentement, et pensa: maintenant, je vais commencer à sonner les cloches, et elle s’envolera. Mais elle ne s’est pas envolée, elle demeura assise, écoutant attentivement. Quand il eut fini de carillonner, la colombe blanche comme neige prit son envol se dissolut dans les airs. Mais le sentiment de joie, d’affection spirituelle resta en lui, et persista longtemps. Plus tard, quand la vie devenait difficile, il se souvenait de la colombe, et ce sentiment de joie et d’allégresse inexplicables revenait dans son âme. L’arrêt brusque du ferry secoua le Père Savva. Il ouvrit les yeux à contrecœur: le ferry se tenait au milieu de la rivière; à leur droite, on voyait une énorme péniche qui approchait vers eux.
De la cabine du capitaine, des cris et des grognements se firent entendre et roulèrent sur la Tchoussova. La porte fragile de la timonerie claquait avec force à cause de la bagarre qui s’y déroulait, et on ne savait pas comment se terminerait la traversée vers l’autre rive.
Le Père Savva soupira lourdement. Il se leva, s’approcha de la cabine et ouvrit la porte. Tolia tenait le capitaine à la gorge, tandis que l’assistant criait et essayait de lui desserrer les mains. Le Père prit Tolia par le col, l’écarta assez facilement du capitaine, le tira de la cabine et lui tourna la tête vers lui-même: «Anatoli, si tu te conduis ainsi, je vais tout raconter à Baba Valia! Tu imagines comment elle va se fâcher, hein?!». A la vue du Père et à la mention de Baba Vali, Anatoli s’effondra. Il se hâta de répondre : «Ils ne m’en ont pas donné, m’ont rien donné, ils en ont, je l’ai vu! J’ai demandé de me verser une gorgée, et ils n’ont rien donné. J’ai été gentil avec eux, et ils n’ont rien donné! Je n’irai plus chez eux, je n’irai plus, Père, ne sois pas en colère!». Le moteur redémarra et le ferry prit de la vitesse, s’écartant de la péniche. Dans la timonerie, on apercevait le visage pâle du capitaine, tandis que l’assistant effrayé regardait, et claquait à nouveau la porte. Le Père Savva retomba assis sur le banc. Il ressentait un fort repentir: il avait rêvé, mais il n’avait pas vraiment prié pour les gens. Il se sentait désolé pour le capitaine, l’assistant et le malheureux Tolia. Ils n’avaient pas de consolations comme lui, le Père de Savva… Si le Seigneur leur avait donné autant de miséricorde qu’à lui, ils seraient peut-être des startsy! Ils prieraient peut-être pour le monde entier! Et lui… Combien de fois avait-il voyagé dans ce ferry, sans jamais avoir prié pour eux…
Il se mit debout, se tenant au garde-corps, se détourna sur le côté et se mit à prier avec ferveur:
– «Seigneur, pardonne-moi, prêtre indigne! C’est ma faute, Seigneur, je n’ai pas prié pour ces gens! Ils m’ont réprimandé, et je pensais seulement que c’était pour mon bien spirituel, que c’était pour mon bien… Mais ils m’ont réprimandé, parce que leur vie est dure … Mauvaise, dure, et il n’y a personne pour prier pour eux… Pardonne-moi, Seigneur, et envoie Ta grâce à ces gens, aide-les sur le dur chemin de leur vie, amène-les à la foi! Tu vois, mon Dieu, ils souffrent tellement sans Toi! Ils pensent que leur vie est absurde, et ils ne comprennent pas que si c’est si dur pour eux, c’est parce qu’ils vont sans Toi! Aie pitié, Seigneur, guide-les et enseigne-les, sauve-les, par les jugements que Tu connais!»
Le ferry s’était déjà arrêté, les véhicules en sortaient. Tolia, apaisé, s’en était allé à ses affaires. Alors seulement, le Père Savva détacha ses mains du garde-corps ; elles étaient devenues blanches d’avoir serré si fort la rampe. Il fit demi-tour, avança vers la cabine et ouvrit la porte : «Dieu soit loué! Merci, les gars, pour votre travail! Que tout aille bien!». L’assistant, éberlué, bredouilla: «Que tout aille bien pour vous aussi, Batiouchka!». Quand le bateau fut vide, le capitaine, dégrisé, se frotta la gorge et dit :
– Ouais, je pensais bien que ma dernière heure était venue, et en plus cette barge qui approchait…
– Ouais, et dire que tu le maudissais ce pope… Et lui…
– Je ne l’ai même pas remercié… Je ne sais pas moi-même pourquoi j’étais si mauvais envers lui… Maintenant, toute cette malice s’est envolée… Lui, c’est bon, c’est un brave homme, on l’a vu…
– Eh bien, la prochaine fois qu’on attrape du poisson à nous-deux, on lui en portera…
– D’accord… Quand va-ton pêcher? Et on lui donnera le poisson! Il sera content, probablement…
– Sûrement…
Et ils se remémorèrent avec vivacité leur dernière sortie de pêche et à estimer le type de poisson dont ils auraient besoin pour offrir un bon cadeau à Batiouchka.
La Tchoussova, de ses vagues grises et froides, se jetait sur le vapeur. Elles venaient s’écraser sur lui en éclaboussures. Le doux soleil printanier réchauffait le pont, et au-dessus de la timonerie planait discrètement dans l’air une colombe, blanche comme la neige.
Traduit du russe
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