Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (4)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est la troisième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

Tchoussova et Désert

Le Père Savva sursauta au coup de klaxon inattendu : un lourd Kamaz entrant sur le ferry se signalait à deux voitures. Depuis qu’on avait construit une route vers la ville régionale, des voitures passaient de temps en temps devant la Sainte Colline. Un bruit de vaisselle lui parvint, de la cabine du capitaine. Il regarda l’horloge: dans vingt minutes, le ferry devrait partir. La rivière faisait rouler ses vagues grises et froides, qui venaient claquer et s’effondrer sur les flancs du ferry.
Où en était-t-il? Ah oui, comment le monastère était apparu… Progressivement, les relations avec les babouchkas s’arrangèrent : il apprit à prier pour elles de tout son cœur, à couvrir tous leurs défauts de son amour, prenant conscience de la difficulté de la vie qu’elles avaient menée. Et le miracle se produisit. Il n’était pas devenu beaucoup plus âgé mais maintenant, les babouchkas l’écoutaient et lui faisaient confiance, sentant sa sollicitude pastorale et aussi son pouvoir pastoral. Et il commença à ne plus être leur «petit-fils», mais bien leur père. Leur Batiouchka bien-aimé. Pendant deux ans, il put alors servir paisiblement. Mais après, tout recommença à changer, tout comme le relief du paysage change au cours d’un voyage. Manifestement, une section de son chemin était complète. Il en va ainsi, à certains moments, nous montons, à d’autres nous descendons, et à d’autres encore, nous cheminons en terrain plat, mais avec quelques ornières… Et voilà que son chemin, qui s’était aplanit pendant quelques temps, lui permettant de reprendre son souffle, recommençait à grimper, et avancer devenait de plus en plus pénible.
Cela commença un jour, après l’office, alors qu’il était seul dans son isba. Il regardait par la fenêtre la plaine, les forêts, les champs qui s’étendaient en contrebas, et la merveilleuse Tchoussova. Il pensa «Comme cela est bien! Quelle beauté!». Il sentit qu’il avait cessé d’être fatigué comme avant, que tout allait bien pour lui dans la paroisse. Il aurait même cru sentir une force abondante. Et il pensa alors : «Les pères sont tous différents, certains sont mariés avec une famille, d’autres missionnaires, d’autres encore prédicateurs. Moi, j’ai servi dans la solitude et je suis libre...» Une sorte d’anxiété intérieure surgit alors, une insatisfaction envers lui-même. Il s’agenouilla et pria de toute son âme : «Seigneur, comment dois-je vivre ? Donne moi un travail, un service à accomplir, en plus de ce que je fais maintenant!». Et le Seigneur écouta sa prière. Seulement, au début, il ne comprit pas qu’il s’agissait de la réponse à sa prière. Lors de la confession, une babouchka demanda : «Batiouchka, prends-moi chez toi! Je suis complètement seule… Tu chanteras mes funérailles, tu m’enterreras, tu prieras pour le repos de mon âme!». Et c’était comme si toutes les babouchkas avaient ourdi une conspiration. Quand il arrivait chez l’une ou chez l’autre pour un moleben ou une bénédiction, elle lui demandait : «Allons, prends-moi chez toi!». Insensiblement, toutes avaient vieilli et commençaient a requérir de l’aide, des soins. Un jour, sur le bateau, allant chez l’un d’entre elle, il vit sa maisonnette au bord de la Tchoussova. Au printemps, la rivière avait débordé et la petite isba avait été envahie par trente centimètres d’eau. La babouchka était alitée, une jambe enflée. Elle ne pouvait plus marcher. Elle était à dans son isba sans chauffage et ne pouvait aller chercher du bois. Comme ça, elle va mourir, et il n’y aura même personne pour lui clore les yeux… Il la quitta tristement et pensif. Que faire? Se rendre quotidiennement par le ferry chez elle et chez toutes celles qui avaient besoin d’aide, il n’y parviendrait pas. C’était impossible. Il avançait, lourd de fatigue, il avait eu beaucoup de molebens chez des particuliers aujourd’hui. Il essayait de comprendre ce qu’il devait faire, comment il pouvait les aider. Soudain, il aperçut deux de ces paroissiennes âgées : Agathe et Tatiana. Il les connaissait bien. Mais alors, il les vit comme il ne les avait jamais vues, il vit comment elles se traînaient, la première à demi-paralysée, un bras ballant et une jambe qui ne voulait plus marcher, la seconde, aveugle. L’une ne voyait pas et l’autre pouvait à peine se déplacer. Et ainsi, se tenant fermement l’une l’autre, elles avançaient avec peine. Chacune avait une besace, un sac qu’elle portaient sur le dos, et aux pieds, de grosses bottes de Kirov. On aurait dit qu’elles formaient un seul être humain. Elles allaient au magasin s’acheter des victuailles. Les deux étaient célibataires: dans l’après-guerre, beaucoup de femmes étaient restées seules. Agathe et Tatiana allaient de monastère en monastère et elles vieillirent lentement, jusqu’à ce qu’elles s’installent ici, à côté de la Sainte Colline.

Monastère, la nuit

La première mourut paralysée, et l’aveugle resta. Il alla chez elle et la nourrit. Jusqu’à sa mort, elle chauffa elle-même son poêle. Naturellement, elle ne pouvait voir quand il fallait le fermer. Le Seigneur lui fit grâce et elle put passer la main sur son poêle sans jamais être brûlée.
A la vue de ces deux petites vieilles, son cœur eut mal. Elles clopinaient tranquillement sur la route poussiéreuse pleine de bosses, et il lui semblait qu’elles sortaient d’un tableau de Repine ou de Sourikov, et lui-même se retrouvait dans un passé lointain. Même s’il était croyant, il était resté un garçon ordinaire: il était allé à l’école, au camp, à la datcha. Et ici, sur la Colline Miteïnaïa, le Seigneur lui révélait quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant, ou peut-être qu’il avait vu, mais qui ne l’avait pas marqué. Auparavant, tous ces malheurs humains, la pauvreté, l’abandon, faisaient partie d’un autre monde, mais maintenant ils étaient tout proches. Et il comprit que le Seigneur lui dévoilait tout cela suite à la prière de ces pauvres Lazares que d’habitude personne en remarque, à côté desquels ont passe sans les voir. Et il accepta cette obédience, prendre soin d’eux, comme venant de la main de Dieu. Instantanément, il forma la décision de prendre réellement chez lui ces petites vieilles. Pour cela, il construirait un bâtiment. Un hospice. Juste à côté de son isba et de l’église, sur la Colline Miteïnaïa. Par la suite, il comprit qu’il s’agit vraiment de son obédience, selon la Volonté de Dieu. Mais il ne possédait pas même la somme nécessaire pour construire un petit bania, alors, un hospice… Mais dès qu’il eût pris sa décision d’accueillir chez lui les babouchkas, il reçut deux milles roubles. Il n’avait jamais vu autant d’argent à la fois! Dans ces circonstances, l’enseignement qu’il avait suivi en technique de construction vint à point. Il acheta des matériaux de construction, engagea des ouvriers et commença la construction d’un premier bâtiment en bois pour huit cellules, quatre petites pièces au rez-de-chaussée, et quatre au premier. Il estimait que dans chacune d’elles pourraient vivre une ou deux babouchkas. La construction n’était pas encore achevée qu’il y fit entrer la babouchka qui vivait au bord de la Tchoussova et ne pouvait plus marcher. Quand la réserve de matériaux de construction fut épuisée, le bâtiment n’était pas encore à sa hauteur normale sous toit. Il pensa : nous y voilà… plus d’argent et le bâtiment n’est pas achevé. Mais juste quand l’argent vint à manquer, une nouvelle somme apparut, suffisante pour la paie des ouvriers et la poursuite de la construction. L’argent cessa d’arriver par sommes importantes quand la construction de l’hospice fut achevée. Il en restait juste un peu; il fallait acheter des cierge et de la nourriture.

Colline Miteïnaïa

Il installa les babouchkas dans l’hospice et ils vécurent ensemble. Il célébrait à l’église, chez des particuliers, et il prenait soin des babouchkas. L’une d’entre elles était fort vaillante et l’aidait. Et puis le Seigneur lui envoya des petites vieilles un peu plus jeunes. Et après arrivèrent de très jeunes sœurs, les futures moniales Tamara et Xénia. Celles-ci s’occupèrent des babouchkas et lui pouvait se concentrer sur les offices et les nombreux molebens; les nouveaux paroissiens voulaient que leur berger les nourrisse spirituellement. Son autorité de prêtre s’accrût. Des jeunes, garçons et filles, commencèrent à venir sur la colline. Maintenant, sa communauté ne se réduisait plus aux seules babouchkas. Les jeunes étaient à la recherche de podvigs, de vie ascétique, de vie monastique. Il les emmena chez le Starets Ioann (Krestiankine), son père spirituel depuis des années. Pendant le trajet, les jeunes, qui le considéraient déjà comme un ancien, comme un père et instructeur, se chamaillèrent pour savoir s’ils allaient former un monastère pour hommes ou pour femmes. Ils convinrent de faire comme le Starets Ioann bénirait. Celui-ci les accueillit avec beaucoup de douceur. Mais il ne parla quasi pas aux jeunes hommes et ceux-ci restèrent debout contre le mur. Il s’adressa immédiatement aux jeunes filles et leur donna des instructions, sur ce qu’était une moniale, comment devait être un authentique monastère. Il les bénit pour la vie monastique et pour la fondation d’un monastère pour femmes. Il en fut ainsi. Les jeunes hommes qui les accompagnaient se dispersèrent progressivement pour se marier, devenir diacre ou prêtre. Seules les matouchkas restèrent. (A suivre)
Traduit du russe

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