Le texte ci-dessous est la troisième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.
A côté de l’église se dressait une petite isba. C’est là que vécut l’Archiprêtre Nicolas Ragozine. Et deux babouchkas. L’une se nommait Valentina et était psalmiste, l’autre s’appelait Daria. Elle avait déjà 95 ans et avait passé toutes ces années sur la Colline Miteïnaïa, sans jamais aller nulle part ailleurs. La sainteté des lieux attirait et affermissait. C’était bien là que jadis Saint Tryphon de Viatsk mena son podvig, et qu’ensuite pria le bienheureux Miteïka. Daria fut pendant de nombreuses années l’auxiliaire de cellule du Père Nicolas.
Quand elle virent Batiouchka, les babouchkas pleurèrent. Elles essayèrent de préparer sa chambre dans la vieille isba, de la rendre un petit peu confortable. Et même les deux chaises boiteuses et le lit grinçant semblaient se réjouir de leur nouveau maître…
Le Père Savva ralentit le pas. De façon étrange, le temps semblait flotter sous le clair soleil de printemps, maintenant, il regardait en arrière, se voyant en ces jours lointain, jeune homme… Perdu dans ses réminiscences, il ne s’était pas vu arriver au ferry. Il restait du temps avant l’appareillage et le Père Savva embarqua et s’assit sur une banquette, abritée du vent de printemps. A cet endroit, le soleil chauffait avec ardeur. Il ferma les yeux. Il lui sembla s’être assoupi une minute, quand il fut éveillé par les voix, dans la cabine, du capitaine et de son second. Celui-ci parlait à voix plus basse mais manifestement, le capitaine haussait le ton pour que lui, le Père Savva, l’entendit : «Il se promène de-ci, de-là ce parasite! Je n’en peux plus de ces popes! On veut un peu faire la fête, et les voilà qui la ramènent! Il reste assis au cimetière sur la colline, comme un hibou! Avoue donc : est-ce qu’un homme normal vivrait dans un cimetière? Voilà un drôle!» Le Père Savva sourit. Eh oui…Venant de la ville, à son arrivée à la Colline de Miteïnaïa, tout lui semblait exceptionnel ; la vieille église délabrée et la petite isba branlante. Le poêle tenait à peine la chaleur, et pour se laver le matin, l’eau était gelée dans l’évier. Il n’y avait ni gens ni commodités. Des vieillards se rassemblaient pour l’office, traversant la Tchoussova avec le vapeur. Et quand cessait la navigation, la colline était quasiment coupée du reste du monde. L’hiver, il fallait traverser la rivière en marchant sur la glace. C’est vrai que près de l’église se trouve le cimetière, un cimetière très ancien, tellement ancien que lors des inhumations, les gens ne remarquaient plus les anciennes tombes, nivelées au raz du sol, et en creusant la fosse, il retrouvaient de vieux bouts d’ossements. Parfois, on les poussait juste à côté; on se préoccupait de ses propres défunts. Ainsi, aux temps de son arrivée, il se sentait comme dans un conte. Comme dans les «Soirée au hameau». On lui raconta que lorsque des hommes creusèrent une cave dans l’isba du Père Nicolas, ils trouvèrent des ossements humains.(…) Le Père Nicolas exorcisait les possédés ; le starets était un guerrier spirituel.(…)
Dans la cabine du capitaine, brièvement silencieuse, une voix indignée hurla à nouveau. «Il a amené des femmes là-bas! Son monastère, c’est un monastère pour femmes, voyez-vous!»
La deuxième voix se fit plus forte:
«Eh quoi, tu prétends qu’il serait devenu moine parce qu’il est un coureur de jupons!»
«De toutes façons, il est là-bas-comme un coq en pâte… Et un fameux!»
«Tu es jaloux?!»
Le Père Savva sourit à nouveau. Oui, son monastère était un monastère pour femmes. Mais jamais le jeune Père Serge ne se serait imaginé devenir confesseur et constructeur d’un monastère pour femmes… Tout avait commencé avec les babouchkas. La jeunesse n’avait pas l’habitude de fréquenter l’église. Et donc, les babouchkas, la plupart des filles spirituelles du Père Nicolas, vinrent aux offices, et la paroisse ce remit à vivre. Le jeune prêtre ne fut pas accepté facilement. Au début, on ne lui faisait pas confiance. On pensait qu’il allait s’encourir. On contestait quand il essayait de dire qu’il ne fallait pas juger, de parler de la vie spirituelle.
«Batiouchka Nicolas, lui, c’était un starets! Toi tu es un jeunot! Comme un de nos petit-fils ! Nous, nous avons vécu, et nous avons appris par nous-même. Quelle est donc cette lutte spirituelle?! Non, nous, on est déjà des anciens… On a jugé quelqu’un? Non… Nous, on ne juge pas. On est comme ça, on bavarde entre nous…» Et elle se querellaient avec lui, se refusant à l’écouter. Mais il est si jeune… mais déjà prêtre. Il leur expliquait un point spirituel, mais elles riaient, le contredisaient, se moquaient. Il arriva l’une ou l’autre fois qu’elles le poussent au point où il fit sa valise, essuya furtivement ses larmes et descendit au ferry pour rentrer dans sa ville natale.
La première fois, quand il s’assit sur le quai en attendant le vapeur, bien décidé à quitter les lieux, une pensée malicieuse surgit : «Eh bien, tu abandonnes tes ouailles… Tu vois à quoi cette vie t’a mené? Ta vie ne vaut plus rien, autant te jeter à l’eau et te noyer! Qu’elles te pleurent ensuite quand on t’aura repêché». Mais il comprit immédiatement que ces pensées importunes et persuasives étaient démoniaques. Effrayé par cette attaque du mauvais, il empoigna sa valise et remonta la colline, chez lui, vers sa croix. Il arriva à l’isba, ouvrit la porte de son logis et se retrouva devant le tableau suivant : les babouchkas agenouillées lisaient l’acathiste pour lui!
Un autre fois, il décida également de s’en aller. Rempli de désespoir, il avait atteint l’autre rive et se dirigeait vers la gare. Un dame arriva à sa rencontre, Anna Dimitrievna, la staroste de l’église.
– Où allez-vous donc, Batiouchka?
– Je vous quitte.
– Ah, non, allons, venez chez moi. Nous prendrons une tasse de thé…
Quand ils arrivèrent, elle chauffa une soupe épaisse et prépara du thé. Elle tira d’une étagère un ancien exemplaire relié de cuir des Ménées et le lui présenta. Il ouvrit le livre, et il lut la première page qui lui tomba sous les yeux. C’était lui, c’était sa vie qui était racontée. Des situations identiques. Sauf que dans le livre, le saint homme qui avait été harcelé avait tout pardonné et n’était pas parti. Et il prit conscience que c’était Dieu Lui-même qui lui faisait entendre raison, et en lui, tout sentiment d’avoir été offensé disparut. Il prit intérieurement la décision de faire demi-tour et comprit qu’il ne pouvait partir nulle part.
Plus tard il fit face à une nouvelle tentation, mais cette fois, elle n’était pas intérieure, mais extérieure. Alors qu’il se présentait une fois de plus à l’Évêque au bureau de l’Éparchie, au sujet des problèmes de sa paroisse, Vladika observa le prêtre accablé par la tentation et lui proposa :
– Je peux te transférer à un autre endroit, où l’église est plus grande, et il y a plus de monde, plus de commodités aussi. Ce sera plus facile pour toi de célébrer là. Qu’en penses-tu?
Il eut le sentiment d’être privé de quelque chose de grande valeur, ses babouchkas. Ses premiers enfants spirituels. Elles lui avaient même dit : «Ne nous abandonne pas. Enterre-nous et après tu partiras où tu veux… Tu sais bien que sans toi, l’église sera démontée en petits morceaux!» Et il déclina la proposition, demeurant sur la colline avec ses babouchkas. Par la suite, les lieux grandirent, l’esprit s’accrochait à la Colline Miteïnaïa, dans l’austère Oural à côté de la Tchoussova. Et il perçut l’aide de la prière du Starets Nicolas, qui avait béni les lieux, prédit la construction d’un monastère et avait même décrit aux babouchkas, alors paroissiennes en pleine force de l’âge, l’apparence de son successeur. Et selon les babouchkas, le Starets avait décrit point par point la physionomie du Père Savva. Il les écouta incrédule : comment le Starets aurait-il pu le voir, alors qu’il étudiait encore à l’école?! Et il ne ressemblait pas à son prédécesseur: un prêtre banal, très ordinaire, en rien remarquable… Mais dix ans s’écoulèrent et les bâtiments du monastère s’élevèrent exactement où l’avait prédit le Père Nicolas. (A suivre)
Traduit du russe
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