Le texte ci-dessous est la suite de la traduction en plusieurs parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Встреча с миром невидимым. Рассказы игуменьи Казанской Трифоновой пустыни Ксении (Ощепковой)(Rencontre avec le monde invisible. Récits de l’Higoumène Xénia (Ochepkova) du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon). Madame Rojniova introduit elle-même son texte : La plupart de mes récits sont rédigés sur base d’histoires que m’ont contées les sœurs du Désert Kazan-Saint Tryphon et leur père spirituel et confesseur, le Père Savva (Roudakov). Maintenant je souhaite que vous fassiez connaissance avec l’Higoumène de ce monastère, Ksénia Ochepkova. Matouchka Xénia nous parle de la proximité du monde invisible, du retour à la vie après la mort clinique, de la manière de tendre vers la paix de l’âme, de la conserver, et de maintes autres choses.
Une église, seule au milieu des champs et des bois.
Par la grâce de Dieu, mon chemin vers le monachisme fut court. J’ai reçu la tonsure monastique quand j’étais encore jeune. C’est arrivé comme ceci.
À la fin de l’année scolaire, les professeurs de notre école du dimanche décidèrent de nous organiser un voyage à l’église de Tous les Saints dans la petite ville de Verkhnechoussovka. En 1992, il était difficile d’y arriver: d’abord il fallait prendre un train omnibus, ensuite une micheline pour voie étroite, puis un vapeur pour traverser la Tchoussova, et enfin à pied vers la colline. Nous étions cinq: notre professeur, moi et trois autres personnes.
Quand nous sommes sortis de la petite gare, j’ai aperçu l’église de la Tchoussova sur la rive opposée; et elle m’a semblé extraordinairement belle, tout simplement merveilleuse, une église solitaire sur la colline, parmi les champs et les bois. Nous avons marché jusqu’à l’église où le recteur, le Père Savva (Roudakov) nous accueillit, mon futur père spirituel. Août commençait, et le père venait de rentrer de la fenaison. A côté de l’église, Batiouchka avait fait construire un établissement pour y accueillir les vieux indigents. Une solide communauté de moniales y était active et assurait les soins des pensionnaires.
De remarquables héros de l’ascèse
Plus tard, j’appris qu’on nommait la colline au sommet de laquelle l’église était bâtie, la «Sainte Montagne», ou la «Colline Miteïnaïa», du nom du Bienheureux Miteïka qui venait souvent y prier la nuit dans les temps jadis. J’appris également qu’en ce lieu, le Saint Moine Tryphon de Viatsk (1546-1612), un remarquable héros de l’ascèse avait acquis de nombreux dons de l’Esprit-Saint. Pendant presque un quart de siècle, de 1957 à 1981, le célèbre starets-archiprêtre Nicolas (Ragozine) célébra à l’église de Tous les Saints et y acquit les dons de clairvoyance, de discernement spirituel, et de guérison de l’âme et du corps. À la fin de la vie du Starets, l’isba où il vivait était lézardée et trouée, mais lui, l’ascète, il s’occupait plus de ses paroissiens que de lui-même. Lorsque ses enfants spirituels proposèrent à Batiouchka de commencer la reconstruction, il a répondu que sa vie se terminait et que rien ne serait construit de son vivant. Mais après sa mort, il y aurait un monastère. Et le Père Nicolas parla à ses enfants spirituels du futur monastère, et il montra où il serait construit. Il décrivit même l’apparence de son successeur, le Père Savva, qui a dit de la perspicacité du Starets: «J’étais encore à l’école, et il m’avait déjà vu en esprit».
«Elle est si douce à ma gorge, Ta Parole».
Tout cela, je l’ai appris plus tard. Lors de ma première arrivée à la Colline Miteïnaïa, nous avons dîné, nous nous sommes reposés et sommes allés à l’office de minuit. Je me souviens de ce premier office de nuit de ma vie. Dans cet endroit isolé de l’agitation du monde, dans le silence de la nuit, les mots émouvants du cathisme dix-sept résonnaient : «Elle est si douce à ma gorge, Ta Parole, plus douce que le miel à mes lèvres». Ces mots touchèrent en mon âme des cordes inconnues de moi jusqu’alors. Puis Batiouchka sortit et prononça une homélie sur les bienfaits de la prière de nuit. Mes sensations étaient indescriptibles! Le lendemain, nous sommes allés aux sources saintes de l’icône de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan et de Saint Tryphon de Viatsk. Encore de nouvelles impressions dans mon âme!
Un acte sans précédent pour moi
Je dois dire que je suis par nature une personne calme et timide. Avant mon voyage à Verkhnetchoussovska, je ne pouvais me décider de me rendre seule sans mes parents, à Moscou pour affaires, même si j’étais déjà une fille majeure. Et puis, le troisième jour de son séjour dans la communauté de l’église de Tous les Saints, je m’approchai du Père Savva et lui demandai sa bénédiction pour venir vivre et travailler avec eux. Pour moi, c’était un acte sans précédent.
Batiouchka donna sa bénédiction et je suis retournée à Perm, où j’ai démissionné de mon travail et, le 10 octobre 1992, je venue commencer mes obédiences à la montagne de Miteïnaïa. Je ne savais pas encore que le 10 octobre était le jour de la fête de Saint Savva des Solovki, patron céleste de mon futur père spirituel. Pour mes parents, mon acte était comme un coup de tonnerre dans un ciel dégagé, mais ils sacrifièrent leurs souhaits et leurs rêves concernant mon avenir. Je leur en suis très reconnaissante! Par la suite, certains parents sont venus chercher l’une ou l’autre de nos sœurs, qu’ils essayèrent de persuader de retourner dans le monde, mais mes parents me laissèrent partir, bien qu’ils aient eu beaucoup de mal à supporter mon départ au monastère.
Confesseur et constructeur du monastère
Au moment de mon arrivée sur la Colline de Miteïnaïa, le recteur de l’église de Tous les Saints, futur constructeur et confesseur de notre monastère, le Père Savva, servait ici depuis cinq ans déjà. Il arriva ici de Perm, sa ville natale, en 1987, directement après son ordination. A son arrivée, il aperçut sur la colline juste une vieille église délabrée et une petite isba branlante. Le poêle tenait à peine la chaleur, et pour se laver le matin, l’eau était gelée dans l’évier. Il n’y avait ni gens ni commodités. Des vieillards se rassemblaient pour l’office, traversant la Tchoussova avec le vapeur. Quand cessait la navigation, la colline était quasiment coupée du reste du monde. L’hiver, il fallait traverser la rivière en marchant sur la glace.
A côté de notre église, sur la colline, se trouve le cimetière, très ancien. Tellement ancien que lors des inhumations, les gens ne remarquaient plus les anciennes tombes, nivelées au raz du sol, et en creusant la fosse, il retrouvaient de vieux bouts d’ossements. Parfois, on les poussait juste à côté; on se préoccupait de ses propres défunts. Le Père Savva partagea avec nous ce qu’il ressentit au début de son sacerdoce ici, comme dans un conte : on se retrouvait littéralement dans une «Soirée du hameau» de Gogol ou dans un film où les «morts se promènent avec des faux». Avec les babouchkas, il récoltait tous ces morceaux d’ossements et leur donnait une sépulture décente. On lui raconta aussi, un peu plus tard, que sous son isba se trouvait aussi un défunt. Et quand les hommes creusèrent une cave pour le Père Nicolas (Ragozine), ils trouvèrent des ossements humains. Quel âge pouvaient avoir ces tombes? Un siècle? Deux? Ils enfuirent tout simplement ces os dans u coin de la cave et continuèrent tranquillement à creuser. Les gens du cru amenèrent leurs morts et le Père Savva célébra les funérailles, des pannichydes. Des hommes costauds, ébouriffés, l’air un peu terrifiant demandèrent de leur voix de basse au jeune prêtre si ce n’était pas trop effrayant de vivre ici. Mais il répondit : «Que craindre des morts? Je prie pour eux».
La présence des prières du starets
Sur la Colline de Miteïnaïa, je ressentis immédiatement la présence des prières de l’Archiprêtre Nicolas (Ragozine) ; tous ceux qui viennent nous voir sentent sa présence. Le Père Savva nous a parlé de l’aide spirituelle apportée par le starets Nicolas. Après la mort du Père Nicolas, deux prêtres avaient essayé de servir ici, mais il n’avaient pu résister à la solitude de ce trou perdu, aux terreurs, à l’absence de vie normale, de gens, de commodités… cela faisait évidemment beaucoup. Le Père Savva connut lui-même l’effroi. Il s’en tira par la prière. Quand ça devenait vraiment trop terrible, il enfilait le rason du Père Nicolas et il célébrait comme ça. Batiouchka ressentit particulièrement l’aide invisible du Père Nicolas pendant sa première liturgie sur la Colline Miteïnaïa, quand, jeune prêtre, il fut saisi d’effroi et de tremblements. Il sentit alors le puissant soutien du Starets. C’était comme s’il se tenait à côté de lui pendant la liturgie, l’aidait, le guidait, le conseillait. La sensation de la présence du Starets était si forte que le Père Savva s’en souvint toute sa vie
Notre monastère commença avec l’hospice.
Notre monastère commença avec l’hospice et avec les babouchkas, dont la plupart étaient des filles spirituelles de l’Archiprêtre Nicolas. Progressivement, toutes devenaient âgées et avaient besoin d’assistance, de soins. Quand le Père Savva allait chez elles pour célébrer l’un ou l’autre moleben, elles se mirent à lui demander, comme après en avoir conspiré : prends-nous chez toi!
Un jour, sur le ferry, Batiouchka approchait de chez l’une de ses babouchkas. Il regarda: la maison donnait sur la Tchoussova. Au printemps, la rivière avait monté, et envahi le sol de la cabane jusqu’à trente centimètres de haut. Elle était allongée sur le lit, la jambe est enflée, ne pouvant marcher. Elle gisait là dans son isba non chauffée et ne pouvait aller chercher du bois de chauffage. Ici, elle allait mourir, et personne ne serait là pour lui fermer les yeux… Batiouchka nous raconta plus tard comme il sortit tout triste de chez cette babouchka et pensa : que faire? Il ne pouvait venir avec le ferry chaque jour chez elle et chez toutes celles qui en avaient besoin. Il n’y parviendrait tout simplement pas. Il se sentait fatigué. Il était allé célébrer de nombreux molebens et autres offices, et il essayait de comprendre ce qu’il pouvait faire. Comment aider. Soudain arriva la solution : il allait effectivement prendre ces petites vieilles chez lui. Pour cela, il allait construire une maison, un hospice. Tout juste à côté de son isba et de l’église, sur la Colline Miteïnaïa. A la façon dont d’autres événements s’étaient déroulés, Batiouchka comprit que là était précisément son obédience; celle-ci lui arrivait par la Volonté de Dieu. Il n’avait pas même l’argent pour construire un petit bania, il ne pensait donc pas à une isba. Mais juste quand il décida de prendre les babouchka chez lui, quelqu’un lui offrit deux mille roubles. Jamais il n’avait tenu autant d’argent dans ses mains! Le Père Savva acheta les matériaux de construction, engagea des ouvriers, et la construction d’un bâtiment en bois commença. Il contenait huit cellules, quatre petites chambres-cellules au rez-de-chaussée et quatre au premier étage. Selon les calculs de Batiouchka, une ou deux pensionnaires pouvaient vivre dans une cellule. La construction n’était pas encore terminé qu’il y amenait déjà la babouchka qui ne pouvait plus se marcher. On arrivait au bout de la réserve de matériaux de construction alors que le bâtiment n’avait pas encore atteint sa hauteur sous toit. Batiouchka se dit : Eh bien nous voilà… Il n’y avait quasi plus d’argent et le bâtiment n’était pas achevé. Mais juste quand l’argent fut complètement dépensé, une nouvelle somme tomba du ciel, suffisante pour payer les ouvriers et continuer la construction. Quand on eut terminé la construction, l’argent cessa d’arriver en pareille quantité, et on se trouva en difficulté; il fallait des cierges, et acheter de la nourriture.
Ainsi, Batiouchka installa les petites vieilles dans ce bâtiment. Et il vécut en leur compagnie. Il célébrait à l’église, allait chez des particuliers pour célébrer des molebens et autre offices, et il prenait soin des babouchkas. Une d’entre elles était une lutteuse qui aidait Batiouchka. Ensuite, le Seigneur lui envoya des babouchkas un peu plus jeunes. Et puis, nous les très jeunes, sommes arrivées : les futures moniales Tamara et Xenia. Nous prîmes soin des pensionnaires et le Père Savva célébrait, de plus en plus de molebens pour des particuliers et des familles, et de nouveaux paroissiens demandaient à être nourris spirituellement par leur pasteur.(A suivre)
Traduit du russe
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