Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (6)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est la dernière partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

Saints Zosime et Savva, des Solovki

Il y eut des obstacles juste avant la tonsure, le Père Varlaam avait dû partir et ne pouvait revenir, il était retardé par des problèmes avec la voiture. Quand enfin il rentra, il était minuit. Et il fut tonsuré la nuit. Trois noms avaient été retenus: Saint Pitirim de Perm, Saint Arsène le Grand et Saint Savva des Solovkis. Ces noms furent écrits sur trois papiers placés dans une boîte sous un klobouk. Tous prièrent. Quand il glissa la main dans la boîte, il entendit une voix intérieure: «Tu seras Savva». Et effectivement, il tira le papier portant le nom de Savva.
Pendant la tonsure, vient un moment où il faut s’allonger sur le sol et avancer en rampant, et la fraternité monastique revêt le futur moine de la mantia. Des frères, il n’y en avait pas, et il rampa seul avec la croix, pendant longtemps, lui sembla-t-il… Mais quand il eut rampé jusqu’aux pieds de l’Higoumène Varlaam vêtu de la seule longue chemise mince, il ne sentait pas le froid.
Quelques moniales chantèrent lors de la tonsure, mais il entendait résonner autour de lui un puissant chœur monastique de voix masculines: comme si toute la confrérie de Bielaya Gora, torturée et fusillée, chantait cette nuit. Il sentit leur présence de tout son cœur, sentit leur parenté avec eux, entendit leurs voix, et son âme se figea, et il regarda même furtivement autour de lui, essayant de apercevoir cette fraternité invisible. Et c’était un miracle et une consolation. Ensuite, quand il fut tonsuré, on le laissa pour la nuit dans l’église avec le Père retraité, parce que celui qui vient d’être tonsuré ne peut être laissé seul. Le Père s’éloigna et s’endormit sur un banc. Et il pria devant l’analoï, debout sur le sol glacé jusqu’au matin, les pieds nus dans des pantoufles de cuir, et il ne sentit pas le froid. Et c’était aussi un miracle et une consolation.
Il priait seul la nuit dans cette église froide, et il eut une sensation étrange: il se tenait devant l’analoï et derrière, le vide. Comme si toute sa vie précédente avait été coupée; il n’y a plus rien du passé: ni son nom, ni ce qu’il était, rien. Et il était alors une toute nouvelle personne avec un nouveau nom, et il n’y avait que l’avenir devant lui, comme pour celui qui vient de naître. Cette sensation de vide derrière lui devenait de plus en plus forte et il regardait en avant: qu’y avait-il là? Devant lui s’ouvrait un abîme, tel qu’il aurait voulu reculer. Mais il resta sur place et regarda loin devant. Alors un rayon descendit du ciel comme un pont, et il marcha sur ce pont, et il avança. Et il vit que là-haut, il y avait des saints, nombreux, ils le regardaient et l’appelaient à eux-mêmes. Stupéfait, il les regardait et les reconnaissait: Saint Savva des Solovki, saint Seraphim de Sarov, Saint Serge de Radonège, Saint Nicolas le Thaumaturge et bien d’autres. Il avança vers eux, se mit à courir. Son cœur était subjugué, et il courait, courait. Il était très difficile de monter sur le rayon de lumière, mais il s’y efforçait et les saints le regardaient avec tant d’amour, et l’appelaient à eux. Il avait compris combien il était difficile d’aller vers eux, compris que la vie entière pourrait ne pas suffire pour s’en approcher, mais il continuait à s’efforcer… Il courait, courait… Et soudain, tout s’éteignit. La vision spirituelle cessa. Il se vit de nouveau devant l’analoï, dans l’église-réfectoire, avec le batiouchka endormi sur le banc. L’aurore pointait par les fenêtres. Cela signifiait que cette vision s’était prolongée très longtemps, alors qu’il lui semblait qu’elle avait duré une minute. Les matouchkas entrèrent dans l’église et s’approchèrent pour recevoir sa bénédiction, et tout reprit son cours habituel. A ce moment seulement, il sentit le froid ; il était gelé. L’horloge indiquait six heures et demie du matin. Ils lurent les matines. Et ensuite, il rentra chez lui, à la Colline Miteïnaïa. Il ne parla à quasi personne de sa vision, la conservant dans son cœur comme un trésor spirituel, une perle spirituelle… Il partagea ses expériences avec son père spirituel seulement, l’interrogeant au sujet de la nature de ses visions: n’était-ce pas une illusion spirituelle, un dommage spirituel? Après tout, il ne méritait pas de telles expériences spirituelles élevées, il n’avait rien fait de spécial, il était indigne, de façon générale… Et le Starets Ioann Krestiankine sourit avec tendresse : «Indigne, dis-tu? Bien sûr, tu es indigne et nous sommes tous indignes… Nous plaçons toute notre espérance en la miséricorde divine… De nombreuses difficultés t’attendent. Des afflictions et même de la persécution. Que cela ne te surprenne pas. Il viendra un temps où tu te souviendras de mes paroles. Tu te souviendras de ce que le Seigneur t’a donné à l’aube de ta vie, de ce qu’Il t’a donné pour affermir ta foi».

Le Starets Ioann

Ensuite, le Père Ioann mourut. Dans son cœur le Père Savva était si triste du départ de son maître, il avait tant besoin de son soutien, de sa prière, de son tendre regard. Le monastère avait déjà grandit sur la Colline Miteïnaïa, et lui, il était son constructeur et son père spirituel. Derrière lui se trouvaient déjà pas mal de difficultés matérielle, comme quand l’argent manquait pour nourrir les sœurs. Il était arrivé que dans la bourse, il ne reste que de la menue monnaie : vingt roubles pour vingt personnes, et il ne savait pas ce qu’il y aurait le lendemain au déjeuner, ni même s’il y aurait un déjeuner… Les difficultés matérielles s’estompèrent progressivement, mais demeura le découragement : la Colline Miteïnaïa, ses paroissiens, les sœurs du monastère, sa vie toujours identique jour après jour, du matin au soir, soutenir ses enfants spirituels, prendre soin d’eux, prier pour eux, les protéger, se donner tout entier. Parfois venait la pensée : et moi? Je suis aussi un être humain. J’ai mes moments de faiblesse, qui me soutient, qui prend soin de moi? Qui me relève quand je tombe? Ces douloureux instants s’éloignèrent, et de nouveau, il comprit que c’était son choix, sa dette, sa croix. Il était le pasteur et devait paître ses brebis. Par la suite, le découragement revint, et quand il était particulièrement pesant, le Seigneur Lui-même donnait une consolation de façon visible et affermissait sa foi.

(Photo Pravoslavie.ru)

Un jour, il avait comme d’habitude célébré la liturgie, éteint toutes les petites lampades, jusqu’aux vêpres et était rentré dans sa cellule. Il avait sur l’âme quelque chose de particulièrement lourd, désespérant. Quand il revint à l’église pour les vêpres, il se dirigea vers l’autel et, entrant par la porte latérale côté Nord, il fut pétrifié : sur la sainte table, les cierges du chandelier à sept branches brûlaient. Ces cierges ne pouvaient être allumés. Personne n’était entré dans l’église et encore moins dans l’autel. Il avait ouvert la porte avec sa propre clé, et s’il avait oublié d’éteindre des cierges ce matins, ils auraient brûlé jusqu’au bout. Dans sa stupéfaction, il avança jusqu’au chandelier et, comme pour le convaincre du miracle, le dernier cierge, un peu en retard sur les autres, s’alluma sous ses yeux. Tout se fit léger et chaud dans son âme, calme et paix régnaient dans son corps. Quelques jours plus tard, il commença à douter. Tout cela avait-il eu lieu? Il n’y tint plus, posa un chandelier sur la sainte table, prit trois cierges, en posa un sur le chandelier. Le cierge s’alluma. De même que les deux cierges qu’il tenait encore en main. A nouveau ce sentiment, ce tremblement de joie dans le cœur suite à la caresse de Dieu.

Père Savva (Roudakov)

Oui, le Seigneur affermit l’Higoumène Savva en sa foi… La Semaine Pascale, le vendredi, lorsqu’on fête la Source Vivifiante, il célébra un office pour sanctifier l’eau. A sa droite, les sœurs chantaient le tropaire de la fête, à sa gauche, une babouchka tenait le grand chandelier. Lui, il se trouvait au centre, à l’analoï, où se trouvait l’eau qui avait été préparée, dans de grandes bassines émaillées. Et quand il appela l’Esprit-Saint à descendre dans l’eau, il vit clairement que l’eau commençait à frémir dans les bassines. Ensuite, lentement, et puis de plus en plus vite, l’eau se mit à tourbillonner, comme elle le fait parfois lorsque souffle un vent puissant. C’est ainsi que le Seigneur lui montra de façon visible la descente de la grâce de l’Esprit-Saint dans l’eau.
Mais la caresse divine la plus touchante, la plus douce que reçut son âme fut une vision spirituelle. Il s’en souvenait maintenant, et son cœur tremblait comme ce jour-là. C’était la fête de la Dormition de la très Sainte Mère de Dieu, et il était monté au clocher qu’il venait de construire lui-même, pour y sonner les cloches.
Et quand il arriva en haut, il vit là une colombe merveilleusement blanche. Elle était assise et le regardait attentivement, et à la vue de cette colombe blanche comme la neige, une joie inexplicable déborda de son âme. Il s’approcha d’elle, lentement, et pensa: maintenant, je vais commencer à sonner les cloches, et elle s’envolera. Mais elle ne s’est pas envolée, elle demeura assise, écoutant attentivement. Quand il eut fini de carillonner, la colombe blanche comme neige prit son envol se dissolut dans les airs. Mais le sentiment de joie, d’affection spirituelle resta en lui, et persista longtemps. Plus tard, quand la vie devenait difficile, il se souvenait de la colombe, et ce sentiment de joie et d’allégresse inexplicables revenait dans son âme. L’arrêt brusque du ferry secoua le Père Savva. Il ouvrit les yeux à contrecœur: le ferry se tenait au milieu de la rivière; à leur droite, on voyait une énorme péniche qui approchait vers eux.
De la cabine du capitaine, des cris et des grognements se firent entendre et roulèrent sur la Tchoussova. La porte fragile de la timonerie claquait avec force à cause de la bagarre qui s’y déroulait, et on ne savait pas comment se terminerait la traversée vers l’autre rive.
Le Père Savva soupira lourdement. Il se leva, s’approcha de la cabine et ouvrit la porte. Tolia tenait le capitaine à la gorge, tandis que l’assistant criait et essayait de lui desserrer les mains. Le Père prit Tolia par le col, l’écarta assez facilement du capitaine, le tira de la cabine et lui tourna la tête vers lui-même: «Anatoli, si tu te conduis ainsi, je vais tout raconter à Baba Valia! Tu imagines comment elle va se fâcher, hein?!». A la vue du Père et à la mention de Baba Vali, Anatoli s’effondra. Il se hâta de répondre : «Ils ne m’en ont pas donné, m’ont rien donné, ils en ont, je l’ai vu! J’ai demandé de me verser une gorgée, et ils n’ont rien donné. J’ai été gentil avec eux, et ils n’ont rien donné! Je n’irai plus chez eux, je n’irai plus, Père, ne sois pas en colère!». Le moteur redémarra et le ferry prit de la vitesse, s’écartant de la péniche. Dans la timonerie, on apercevait le visage pâle du capitaine, tandis que l’assistant effrayé regardait, et claquait à nouveau la porte. Le Père Savva retomba assis sur le banc. Il ressentait un fort repentir: il avait rêvé, mais il n’avait pas vraiment prié pour les gens. Il se sentait désolé pour le capitaine, l’assistant et le malheureux Tolia. Ils n’avaient pas de consolations comme lui, le Père de Savva… Si le Seigneur leur avait donné autant de miséricorde qu’à lui, ils seraient peut-être des startsy! Ils prieraient peut-être pour le monde entier! Et lui… Combien de fois avait-il voyagé dans ce ferry, sans jamais avoir prié pour eux…
Il se mit debout, se tenant au garde-corps, se détourna sur le côté et se mit à prier avec ferveur:
– «Seigneur, pardonne-moi, prêtre indigne! C’est ma faute, Seigneur, je n’ai pas prié pour ces gens! Ils m’ont réprimandé, et je pensais seulement que c’était pour mon bien spirituel, que c’était pour mon bien… Mais ils m’ont réprimandé, parce que leur vie est dure … Mauvaise, dure, et il n’y a personne pour prier pour eux… Pardonne-moi, Seigneur, et envoie Ta grâce à ces gens, aide-les sur le dur chemin de leur vie, amène-les à la foi! Tu vois, mon Dieu, ils souffrent tellement sans Toi! Ils pensent que leur vie est absurde, et ils ne comprennent pas que si c’est si dur pour eux, c’est parce qu’ils vont sans Toi! Aie pitié, Seigneur, guide-les et enseigne-les, sauve-les, par les jugements que Tu connais!»

Monastère et Tchoussova

Le ferry s’était déjà arrêté, les véhicules en sortaient. Tolia, apaisé, s’en était allé à ses affaires. Alors seulement, le Père Savva détacha ses mains du garde-corps ; elles étaient devenues blanches d’avoir serré si fort la rampe. Il fit demi-tour, avança vers la cabine et ouvrit la porte : «Dieu soit loué! Merci, les gars, pour votre travail! Que tout aille bien!». L’assistant, éberlué, bredouilla: «Que tout aille bien pour vous aussi, Batiouchka!». Quand le bateau fut vide, le capitaine, dégrisé, se frotta la gorge et dit :
– Ouais, je pensais bien que ma dernière heure était venue, et en plus cette barge qui approchait…
– Ouais, et dire que tu le maudissais ce pope… Et lui…
– Je ne l’ai même pas remercié… Je ne sais pas moi-même pourquoi j’étais si mauvais envers lui… Maintenant, toute cette malice s’est envolée… Lui, c’est bon, c’est un brave homme, on l’a vu…
– Eh bien, la prochaine fois qu’on attrape du poisson à nous-deux, on lui en portera…
– D’accord… Quand va-ton pêcher? Et on lui donnera le poisson! Il sera content, probablement…
– Sûrement…
Et ils se remémorèrent avec vivacité leur dernière sortie de pêche et à estimer le type de poisson dont ils auraient besoin pour offrir un bon cadeau à Batiouchka.
La Tchoussova, de ses vagues grises et froides, se jetait sur le vapeur. Elles venaient s’écraser sur lui en éclaboussures. Le doux soleil printanier réchauffait le pont, et au-dessus de la timonerie planait discrètement dans l’air une colombe, blanche comme la neige.
Traduit du russe

Source

Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (5)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est la cinquième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

la Tchoussova

A nouveau, des voix retentirent dans la cabine du capitaine :
– Allons, verse-s-en encore un petit!
– Tu ne crois pas que ça suffit? On est de service tout de même… On va bientôt démarrer…
– Verse, je te dis! Marre de tout! La vie est dure, absurde! Aucune joie… Et lui, il est assis là-bas et il sourit! J’irais bien le frapper avec une masse!
– Haha, et lui te frapperait… T’as vu quel santé il a, le gaillard, solide… Un costaud et sans doute pas le moindre! Et puis d’ailleurs pourquoi t’attache-tu à lui ainsi?! C’est juste un pope…
– Eh bien, écoute, je n’en sais rien moi-même… Tout simplement, quand je le regarde, une telle malice se réveille dans mon âme…
Le Père Savva soupira tristement. Il essayait de ne pas regarder la cabine afin de ne pas réveiller cette colère personnelle, mais se déplacer sur le ferry pas très grand et déjà occupé par des véhicules, ce n’était pas possible. La banquette de l’autre côté de la cabine était occupée par les passager des voitures. Les conducteurs étaient restés dans leurs véhicules. Il y avait un petit banc à la poupe, mais il était occupé aussi. Batiouchka observa : c’était Tolia, un habitant du cru. Il se distinguait par sa haute taille et sa force physique peu commune. On racontait qu’il avait servi dans un coin particulièrement chaud, qu’il avait été blessé et même reconnu comme invalide. Quand il était sobre, Tolia se comportait paisiblement. Seulement quand il avait bu, il devenait féroce, alors seule sa mère, Baba Valia, une grande vieille toute sèche, parvenait à le calme. Baba Valia se distinguait par sa douceur et sa bonté, mais elle tenait solidement son fils qui, Dieu sait pourquoi, restait tout timide devant sa mère et lui obéissait sans broncher. Batiouchka lui-même avait amené Tolia, c’est à dire Anatoli, à se corriger, et il accompagnait même Baba Valia à l’église, et il regardait toujours le Père Savva avec admiration, surtout quand il parcourait l’église avec l’encensoir. Maintenant, Anatoli était tranquillement assis, on aurait dit qu’il rêvassait, sans accorder aucune attention à la bruyante querelle dont les échos lui parvenaient de la cabine du capitaine. Batiouchka se détourna également de la cabine. Eh oui, il avait déjà dû faire face à la colère et la haine des gens. Souvent, elles surgissaient simplement parce qu’il était prêtre, serviteur de Dieu. Les esprits du mal ne dorment pas; ils excitent des gens, en particulier ceux qui ne sont pas protégés par le Mystère du baptême, qui sont privés de la grâce de la communion, de la confession. Il y a aussi des possédés. Parfois, ils sont prêts à se jeter sur vous comme des bêtes sauvages. Parfois, il se préparait même à recevoir des coups. Alors il priait et la grâce le protégeait, formant bouclier. Parfois, des coups tombaient sans prévenir… Un jour il dut encaisser une rageuse colère. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ce genre de colère fut pareille chez une vieille indigente analphabète et chez la dirigeante haut-placée du comité exécutif du district. Voici ce qu’il en fut.

L’église de la Colline, au temps jadis

Dans les années vingt déjà, l’église de Tous les Saints sur la Colline Miteïnaïa fut décapitée ; on lui enleva sa coupole, on abattit le clocher et on fit de l’église une fabrique d’allumettes. En quarante six, il est vrai, les paroissiens purent revenir, mais il n’y avait plus de clocher. Pendant plus de soixante ans ces lieux n’entendirent plus le joyeux carillon des cloches. Alors il pensa, le clocher, c’est comme un cierge devant Dieu. Et il avait le cœur brisé de douleur à la vue de l’église décapitée. Quand ils détruisirent le clocher, ils jetèrent les briques autour de l’église et elle restèrent là, bientôt enfouies dans les herbes folles inutiles à qui que ce soit. Il collecta de l’argent, longtemps, et finalement, il y eut assez quelques petites cloches. Et il maçonna son premier clocher. Ensuite, il y montait lui-même et carillonnait. L tendre et joli son des petites cloches résonnait sur l’étendue de la Tchoussova, et le cœur des paroissiens chantait tout attendri. Mais voilà qu’un jour, alors qu’il descendait tout joyeux l’échelle raide du clocher juste après avoir carillonné, un persiflage maléfique sortit d’un coin sombre :
– Il est arrivé ici…le jeune homme… et il fait sonner les cloches…maintenant, les derniers temps sont arrivés…on ne peut plus aller à l’église…et lui, il sonne…c’est l’antéchrist qui entendra son carillon…
Ces paroles maléfiques et injustes étaient tellement inattendues qu’elles le frappèrent tel un coup de couteau droit au cœur. Ce qui est curieux, c’est que la vieille infirme elle-même ne parvint plus ultérieurement à se rappeler pourquoi elle ressentit une telle colère enragée, ni ce qui l’avait provoquée. Par contre elle s’en souvenait parfaitement, la dirigeante du comité exécutif du district, une athée convaincue. D’habitude calme, hautaine, soignée, elle changea instantanément lors de l’entretien au sujet des cloches. On lui avait fourni un rapport au sujet du jeune prêtre actif, et elle l’avait fait appeler dans son bureau. Rouge de colère, elle criait, hurlait nerveusement : «Comment avez-vous osé?! Qu’est-ce que vous vous permettez?! Vous dérangez le jardin d’enfants et toute la population locale avec vos cloches ! Ces sonneries abjectes perturbent le calme public. Avez-vous seulement pensé à ça?! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me demander une autorisation?!». Mais le bureau du comité exécutif du district se trouvait dans une ville à cinquante kilomètres de la Colline Miteïnaïa. Il répondit calmement à la dirigeante que ni le jardin d’enfants, ni l’école, ni personne ne s’était plaint du carillon. Il lui dit encore «Qui pourrions-nous déranger? Toutes ces institutions se trouvent suffisamment loin, au-delà de la Tchoussova». Alors, elle explosa et hurla de rage : «Moi!!! Moi vous me dérangez!!!». Son visage était déformé, cette rage était quelque chose d’inhumain. Eh oui… Il était donc habitué aux coups, notamment aux coups inattendus. Et il avait changé les cloches, remplaçant les petites par des grosses, et maintenant, ce sont les matouchkas qui carillonnent, si bien… Il sourit à nouveau.

Colline Miteïnaïa

Dans la cabine l’animosité retentit :
– Non mais regarde! Il sourit encore! Beuh le parasite, habitué à vivre sur le compte des femmes!
– Arrête maintenant! Qu’est-ce pour une rage qui te prend aujourd’hui?
– Mais c’est vexatoire, non? Nous on vit ici, on bosse comme des maudits, et lui, là, dans son monastère, il vit dans son petit confort! Et tous leurs petits mots empruntés. Chez eux tout est «tentation», «consolation», pfui! C’est grotesque!
– C’est bon, calme-toi maintenant! Démarre, c’est l’heure d’appareiller, il est temps!
Le moteur gronda bruyamment. Le ferry s’ébranla, frémit, se balança et s’écarta du mouillage.
Des femmes…Non pas des femmes, des babouchkas, aurait-il voulu corriger. Il aurait aimé parler d’elles avec chaleur, se souvenir en bien de chacune d’elles, car de ses premières babouchkas, il n’en restait plus une. Aucune… Elle était finie, leur vie laborieuse, pénible. Il les avait accompagnées toutes jusqu’au bout, vers l’éternité l’une après l’autre: confession, communion, funérailles… Et les jeunes sœurs qui étaient arrivées les premières pour s’occuper des petites vieilles, elles n’étaient déjà plus jeunes depuis longtemps. Lui non plus… Ce n’était pas vraiment le moment des conclusions, mais plutôt le moment de comprendre, de vérifier en toute conscience s’il marchait droit sur ce chemin qu’il avait choisi voici longtemps, ne s’était-il pas égaré dans les péripéties de la vie, ne s’était-il pas égaré par inadvertance? C’était sans doute pour cela que tant de souvenirs déferlaient aujourd’hui?
Et en matière de consolations… il y eut pour lui des consolations, quelles consolations! Le vapeur prenait lentement de la vitesse, son bruit engloutissait les voix de la cabine. Il ferma les yeux pour faire revenir à sa mémoire cette perle précieuse. Oui, il y eut de nombreuses consolations, tant de consolations imméritées! Venues des gens, venues du Seigneur… L’Évêque Athanase, l’Archiprêtre Viktor, le Père Nicolas et l’Archimandrite Ioann Krestiankine, comment avait-il mérité pareille grâce : rencontrer de tels hommes sur le chemin de sa vie? De son ordination sacerdotale, il se souvenait comme si c’était hier, alors qu’elle datait d’un quart de siècle… Il fut ordonné alors qu’il était célibataire, parce qu’il n’avait pas de fiancée, et tout simplement, il n’avait pas connu de filles. Depuis l’âge de quinze ans, il fut quasiment en permanence à l’église, aide à l’autel, hypodiacre… Pendant cette liturgie, après l’hymne des Cherubims et avant la sortie des Saints-Dons, il s’était agenouillé devant l’autel et l’Archevêque Athanase, lui imposant sur la tête ses mains et le bord de son omophore, avait lu la prière par laquelle s’accomplit le Mystère : «La Grâce de Dieu qui toujours soigne l’infirme…» Et il sentit comme quelque chose qui traversait tout son corps. Il devint tout tremblant, par la puissance de la grâce de l’Esprit-Saint, qui l’emplissait. Les larmes coulaient, irrésistiblement,… encore un peu et sa fragile coquille humaine ne supporterait plus une telle grâce. Ensuite pendant qu’on le revêtait des ornements du prêtre : l’épitrachilion, le phélonion, la ceinture, il observait les fidèles qui s’étaient rassemblés dans l’église, et il sentait comme il était rempli d’amour, l’amour du berger pour ces gens, ses ouailles, pour son troupeau que désormais il devait paître. Jamais auparavant il n’avait ressenti un tel amour ; il flamboyait dans son cœur et il sentait qu’il les aimait tous de la même manière, chacun d’entre eux, vieux et jeunes, beaux et peu amènes, femmes et hommes, enfants et anciens, chacun d’entre eux. Telle fut la grâce de l’ordination. Progressivement, avec les années, ce sentiment s’affaiblit et il commença à faire des différences entre les paroissiens, il ne parvenait plus à les aimer tous de la même façon, bien qu’il s’y efforçât sincèrement. Mais, parvenir à un tel amour par ses propres forces, ce n’était pas possible… Seul le Seigneur pouvait le donner. Le Seigneur l’avait donné gracieusement au début du chemin, puis Il l’avait repris doucement pour qu’il travaille lui-même, pour qu’il tende lui-même vers cette grâce, par la sueur et le sang.

Colline Miteïnaïa

La tonsure monastique fut elle aussi une miséricorde, une grâce inexprimable, imméritée! Il se souvint, et il dut même reprendre son souffle. Il l’avait reçue à la Bielaya Gora. Il y fut le premier quand le monastère commença à renaître. Il savait que les frères de ce monastères étaient morts en martyrs pendant les années de la révolution. Plus de quarante moies avaient été fusillés, et le Supérieur, l’Archimandrite Varlaam fut jeté dans la Kama. Recevoir la tonsure monastique en cet endroit, c’était un honneur pour lui…
C’est aussi un Higoumène Varlaam qui le tonsura, un prêtre très vénéré par le peuple. A cette époque, il était archiprêtre, père d’une famille nombreuse. Plus tard il devint veuf, les enfants avaient grandi, plusieurs étaient eux aussi devenus prêtres ou moines, et lui, déjà âgé, dans les soixante ans, reçu la tonsure monastique et servit en paroisse. Et puis, Vladika l’avait béni pour relever le Monastère de Bielaya Gora. Et par obéissance, il prit sur lui cette croix terriblement lourde, presque insupportable, la dernière croix de sa vie. C’était son Golgotha.
Quand le jeune prêtre Serguei arriva chez le Père Varlaam à Bielaya Gora pour la tonsure, tout y était en ruines : un bâtiment principal à deux étages, ravagé, où le vent soufflait dans les longs couloirs vides, l’église principale détruite… C’était le Grand Carême, et il y avait plusieurs résidents: l’Higoumène Varlaam, un prêtre à la retraite, plusieurs religieuses et lui-même. Du réfectoire ils firent une église temporaire, car il était impossible de célébrer dans l’église principale. Dans cette église temporaire, le poêle était chauffait très mal et il faisait si froid que le Saint Sang gelait dans la Coupe. Le froid obligeait à célébrer en bottes de feutre. (A suivre)
Traduit du russe

Source

Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (4)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est la troisième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

Tchoussova et Désert

Le Père Savva sursauta au coup de klaxon inattendu : un lourd Kamaz entrant sur le ferry se signalait à deux voitures. Depuis qu’on avait construit une route vers la ville régionale, des voitures passaient de temps en temps devant la Sainte Colline. Un bruit de vaisselle lui parvint, de la cabine du capitaine. Il regarda l’horloge: dans vingt minutes, le ferry devrait partir. La rivière faisait rouler ses vagues grises et froides, qui venaient claquer et s’effondrer sur les flancs du ferry.
Où en était-t-il? Ah oui, comment le monastère était apparu… Progressivement, les relations avec les babouchkas s’arrangèrent : il apprit à prier pour elles de tout son cœur, à couvrir tous leurs défauts de son amour, prenant conscience de la difficulté de la vie qu’elles avaient menée. Et le miracle se produisit. Il n’était pas devenu beaucoup plus âgé mais maintenant, les babouchkas l’écoutaient et lui faisaient confiance, sentant sa sollicitude pastorale et aussi son pouvoir pastoral. Et il commença à ne plus être leur «petit-fils», mais bien leur père. Leur Batiouchka bien-aimé. Pendant deux ans, il put alors servir paisiblement. Mais après, tout recommença à changer, tout comme le relief du paysage change au cours d’un voyage. Manifestement, une section de son chemin était complète. Il en va ainsi, à certains moments, nous montons, à d’autres nous descendons, et à d’autres encore, nous cheminons en terrain plat, mais avec quelques ornières… Et voilà que son chemin, qui s’était aplanit pendant quelques temps, lui permettant de reprendre son souffle, recommençait à grimper, et avancer devenait de plus en plus pénible.
Cela commença un jour, après l’office, alors qu’il était seul dans son isba. Il regardait par la fenêtre la plaine, les forêts, les champs qui s’étendaient en contrebas, et la merveilleuse Tchoussova. Il pensa «Comme cela est bien! Quelle beauté!». Il sentit qu’il avait cessé d’être fatigué comme avant, que tout allait bien pour lui dans la paroisse. Il aurait même cru sentir une force abondante. Et il pensa alors : «Les pères sont tous différents, certains sont mariés avec une famille, d’autres missionnaires, d’autres encore prédicateurs. Moi, j’ai servi dans la solitude et je suis libre...» Une sorte d’anxiété intérieure surgit alors, une insatisfaction envers lui-même. Il s’agenouilla et pria de toute son âme : «Seigneur, comment dois-je vivre ? Donne moi un travail, un service à accomplir, en plus de ce que je fais maintenant!». Et le Seigneur écouta sa prière. Seulement, au début, il ne comprit pas qu’il s’agissait de la réponse à sa prière. Lors de la confession, une babouchka demanda : «Batiouchka, prends-moi chez toi! Je suis complètement seule… Tu chanteras mes funérailles, tu m’enterreras, tu prieras pour le repos de mon âme!». Et c’était comme si toutes les babouchkas avaient ourdi une conspiration. Quand il arrivait chez l’une ou chez l’autre pour un moleben ou une bénédiction, elle lui demandait : «Allons, prends-moi chez toi!». Insensiblement, toutes avaient vieilli et commençaient a requérir de l’aide, des soins. Un jour, sur le bateau, allant chez l’un d’entre elle, il vit sa maisonnette au bord de la Tchoussova. Au printemps, la rivière avait débordé et la petite isba avait été envahie par trente centimètres d’eau. La babouchka était alitée, une jambe enflée. Elle ne pouvait plus marcher. Elle était à dans son isba sans chauffage et ne pouvait aller chercher du bois. Comme ça, elle va mourir, et il n’y aura même personne pour lui clore les yeux… Il la quitta tristement et pensif. Que faire? Se rendre quotidiennement par le ferry chez elle et chez toutes celles qui avaient besoin d’aide, il n’y parviendrait pas. C’était impossible. Il avançait, lourd de fatigue, il avait eu beaucoup de molebens chez des particuliers aujourd’hui. Il essayait de comprendre ce qu’il devait faire, comment il pouvait les aider. Soudain, il aperçut deux de ces paroissiennes âgées : Agathe et Tatiana. Il les connaissait bien. Mais alors, il les vit comme il ne les avait jamais vues, il vit comment elles se traînaient, la première à demi-paralysée, un bras ballant et une jambe qui ne voulait plus marcher, la seconde, aveugle. L’une ne voyait pas et l’autre pouvait à peine se déplacer. Et ainsi, se tenant fermement l’une l’autre, elles avançaient avec peine. Chacune avait une besace, un sac qu’elle portaient sur le dos, et aux pieds, de grosses bottes de Kirov. On aurait dit qu’elles formaient un seul être humain. Elles allaient au magasin s’acheter des victuailles. Les deux étaient célibataires: dans l’après-guerre, beaucoup de femmes étaient restées seules. Agathe et Tatiana allaient de monastère en monastère et elles vieillirent lentement, jusqu’à ce qu’elles s’installent ici, à côté de la Sainte Colline.

Monastère, la nuit

La première mourut paralysée, et l’aveugle resta. Il alla chez elle et la nourrit. Jusqu’à sa mort, elle chauffa elle-même son poêle. Naturellement, elle ne pouvait voir quand il fallait le fermer. Le Seigneur lui fit grâce et elle put passer la main sur son poêle sans jamais être brûlée.
A la vue de ces deux petites vieilles, son cœur eut mal. Elles clopinaient tranquillement sur la route poussiéreuse pleine de bosses, et il lui semblait qu’elles sortaient d’un tableau de Repine ou de Sourikov, et lui-même se retrouvait dans un passé lointain. Même s’il était croyant, il était resté un garçon ordinaire: il était allé à l’école, au camp, à la datcha. Et ici, sur la Colline Miteïnaïa, le Seigneur lui révélait quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant, ou peut-être qu’il avait vu, mais qui ne l’avait pas marqué. Auparavant, tous ces malheurs humains, la pauvreté, l’abandon, faisaient partie d’un autre monde, mais maintenant ils étaient tout proches. Et il comprit que le Seigneur lui dévoilait tout cela suite à la prière de ces pauvres Lazares que d’habitude personne en remarque, à côté desquels ont passe sans les voir. Et il accepta cette obédience, prendre soin d’eux, comme venant de la main de Dieu. Instantanément, il forma la décision de prendre réellement chez lui ces petites vieilles. Pour cela, il construirait un bâtiment. Un hospice. Juste à côté de son isba et de l’église, sur la Colline Miteïnaïa. Par la suite, il comprit qu’il s’agit vraiment de son obédience, selon la Volonté de Dieu. Mais il ne possédait pas même la somme nécessaire pour construire un petit bania, alors, un hospice… Mais dès qu’il eût pris sa décision d’accueillir chez lui les babouchkas, il reçut deux milles roubles. Il n’avait jamais vu autant d’argent à la fois! Dans ces circonstances, l’enseignement qu’il avait suivi en technique de construction vint à point. Il acheta des matériaux de construction, engagea des ouvriers et commença la construction d’un premier bâtiment en bois pour huit cellules, quatre petites pièces au rez-de-chaussée, et quatre au premier. Il estimait que dans chacune d’elles pourraient vivre une ou deux babouchkas. La construction n’était pas encore achevée qu’il y fit entrer la babouchka qui vivait au bord de la Tchoussova et ne pouvait plus marcher. Quand la réserve de matériaux de construction fut épuisée, le bâtiment n’était pas encore à sa hauteur normale sous toit. Il pensa : nous y voilà… plus d’argent et le bâtiment n’est pas achevé. Mais juste quand l’argent vint à manquer, une nouvelle somme apparut, suffisante pour la paie des ouvriers et la poursuite de la construction. L’argent cessa d’arriver par sommes importantes quand la construction de l’hospice fut achevée. Il en restait juste un peu; il fallait acheter des cierge et de la nourriture.

Colline Miteïnaïa

Il installa les babouchkas dans l’hospice et ils vécurent ensemble. Il célébrait à l’église, chez des particuliers, et il prenait soin des babouchkas. L’une d’entre elles était fort vaillante et l’aidait. Et puis le Seigneur lui envoya des petites vieilles un peu plus jeunes. Et après arrivèrent de très jeunes sœurs, les futures moniales Tamara et Xénia. Celles-ci s’occupèrent des babouchkas et lui pouvait se concentrer sur les offices et les nombreux molebens; les nouveaux paroissiens voulaient que leur berger les nourrisse spirituellement. Son autorité de prêtre s’accrût. Des jeunes, garçons et filles, commencèrent à venir sur la colline. Maintenant, sa communauté ne se réduisait plus aux seules babouchkas. Les jeunes étaient à la recherche de podvigs, de vie ascétique, de vie monastique. Il les emmena chez le Starets Ioann (Krestiankine), son père spirituel depuis des années. Pendant le trajet, les jeunes, qui le considéraient déjà comme un ancien, comme un père et instructeur, se chamaillèrent pour savoir s’ils allaient former un monastère pour hommes ou pour femmes. Ils convinrent de faire comme le Starets Ioann bénirait. Celui-ci les accueillit avec beaucoup de douceur. Mais il ne parla quasi pas aux jeunes hommes et ceux-ci restèrent debout contre le mur. Il s’adressa immédiatement aux jeunes filles et leur donna des instructions, sur ce qu’était une moniale, comment devait être un authentique monastère. Il les bénit pour la vie monastique et pour la fondation d’un monastère pour femmes. Il en fut ainsi. Les jeunes hommes qui les accompagnaient se dispersèrent progressivement pour se marier, devenir diacre ou prêtre. Seules les matouchkas restèrent. (A suivre)
Traduit du russe

Source

Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (3)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est la troisième partie de la traduction en six parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

L’Archiprêtre Nicolas (Ragozine)

A côté de l’église se dressait une petite isba. C’est là que vécut l’Archiprêtre Nicolas Ragozine. Et deux babouchkas. L’une se nommait Valentina et était psalmiste, l’autre s’appelait Daria. Elle avait déjà 95 ans et avait passé toutes ces années sur la Colline Miteïnaïa, sans jamais aller nulle part ailleurs. La sainteté des lieux attirait et affermissait. C’était bien là que jadis Saint Tryphon de Viatsk mena son podvig, et qu’ensuite pria le bienheureux Miteïka. Daria fut pendant de nombreuses années l’auxiliaire de cellule du Père Nicolas.
Quand elle virent Batiouchka, les babouchkas pleurèrent. Elles essayèrent de préparer sa chambre dans la vieille isba, de la rendre un petit peu confortable. Et même les deux chaises boiteuses et le lit grinçant semblaient se réjouir de leur nouveau maître…
Le Père Savva ralentit le pas. De façon étrange, le temps semblait flotter sous le clair soleil de printemps, maintenant, il regardait en arrière, se voyant en ces jours lointain, jeune homme… Perdu dans ses réminiscences, il ne s’était pas vu arriver au ferry. Il restait du temps avant l’appareillage et le Père Savva embarqua et s’assit sur une banquette, abritée du vent de printemps. A cet endroit, le soleil chauffait avec ardeur. Il ferma les yeux. Il lui sembla s’être assoupi une minute, quand il fut éveillé par les voix, dans la cabine, du capitaine et de son second. Celui-ci parlait à voix plus basse mais manifestement, le capitaine haussait le ton pour que lui, le Père Savva, l’entendit : «Il se promène de-ci, de-là ce parasite! Je n’en peux plus de ces popes! On veut un peu faire la fête, et les voilà qui la ramènent! Il reste assis au cimetière sur la colline, comme un hibou! Avoue donc : est-ce qu’un homme normal vivrait dans un cimetière? Voilà un drôle!» Le Père Savva sourit. Eh oui…Venant de la ville, à son arrivée à la Colline de Miteïnaïa, tout lui semblait exceptionnel ; la vieille église délabrée et la petite isba branlante. Le poêle tenait à peine la chaleur, et pour se laver le matin, l’eau était gelée dans l’évier. Il n’y avait ni gens ni commodités. Des vieillards se rassemblaient pour l’office, traversant la Tchoussova avec le vapeur. Et quand cessait la navigation, la colline était quasiment coupée du reste du monde. L’hiver, il fallait traverser la rivière en marchant sur la glace. C’est vrai que près de l’église se trouve le cimetière, un cimetière très ancien, tellement ancien que lors des inhumations, les gens ne remarquaient plus les anciennes tombes, nivelées au raz du sol, et en creusant la fosse, il retrouvaient de vieux bouts d’ossements. Parfois, on les poussait juste à côté; on se préoccupait de ses propres défunts. Ainsi, aux temps de son arrivée, il se sentait comme dans un conte. Comme dans les «Soirée au hameau». On lui raconta que lorsque des hommes creusèrent une cave dans l’isba du Père Nicolas, ils trouvèrent des ossements humains.(…) Le Père Nicolas exorcisait les possédés ; le starets était un guerrier spirituel.(…)

La Tchoussova et le monastère, au loin.

Dans la cabine du capitaine, brièvement silencieuse, une voix indignée hurla à nouveau. «Il a amené des femmes là-bas! Son monastère, c’est un monastère pour femmes, voyez-vous!»
La deuxième voix se fit plus forte:
«Eh quoi, tu prétends qu’il serait devenu moine parce qu’il est un coureur de jupons!»
«De toutes façons, il est là-bas-comme un coq en pâte… Et un fameux!»
«Tu es jaloux?!»
Le Père Savva sourit à nouveau. Oui, son monastère était un monastère pour femmes. Mais jamais le jeune Père Serge ne se serait imaginé devenir confesseur et constructeur d’un monastère pour femmes… Tout avait commencé avec les babouchkas. La jeunesse n’avait pas l’habitude de fréquenter l’église. Et donc, les babouchkas, la plupart des filles spirituelles du Père Nicolas, vinrent aux offices, et la paroisse ce remit à vivre. Le jeune prêtre ne fut pas accepté facilement. Au début, on ne lui faisait pas confiance. On pensait qu’il allait s’encourir. On contestait quand il essayait de dire qu’il ne fallait pas juger, de parler de la vie spirituelle.
«Batiouchka Nicolas, lui, c’était un starets! Toi tu es un jeunot! Comme un de nos petit-fils ! Nous, nous avons vécu, et nous avons appris par nous-même. Quelle est donc cette lutte spirituelle?! Non, nous, on est déjà des anciens… On a jugé quelqu’un? Non… Nous, on ne juge pas. On est comme ça, on bavarde entre nous…» Et elle se querellaient avec lui, se refusant à l’écouter. Mais il est si jeune… mais déjà prêtre. Il leur expliquait un point spirituel, mais elles riaient, le contredisaient, se moquaient. Il arriva l’une ou l’autre fois qu’elles le poussent au point où il fit sa valise, essuya furtivement ses larmes et descendit au ferry pour rentrer dans sa ville natale.
La première fois, quand il s’assit sur le quai en attendant le vapeur, bien décidé à quitter les lieux, une pensée malicieuse surgit : «Eh bien, tu abandonnes tes ouailles… Tu vois à quoi cette vie t’a mené? Ta vie ne vaut plus rien, autant te jeter à l’eau et te noyer! Qu’elles te pleurent ensuite quand on t’aura repêché». Mais il comprit immédiatement que ces pensées importunes et persuasives étaient démoniaques. Effrayé par cette attaque du mauvais, il empoigna sa valise et remonta la colline, chez lui, vers sa croix. Il arriva à l’isba, ouvrit la porte de son logis et se retrouva devant le tableau suivant : les babouchkas agenouillées lisaient l’acathiste pour lui!
Un autre fois, il décida également de s’en aller. Rempli de désespoir, il avait atteint l’autre rive et se dirigeait vers la gare. Un dame arriva à sa rencontre, Anna Dimitrievna, la staroste de l’église.
– Où allez-vous donc, Batiouchka?
– Je vous quitte.
– Ah, non, allons, venez chez moi. Nous prendrons une tasse de thé…
Quand ils arrivèrent, elle chauffa une soupe épaisse et prépara du thé. Elle tira d’une étagère un ancien exemplaire relié de cuir des Ménées et le lui présenta. Il ouvrit le livre, et il lut la première page qui lui tomba sous les yeux. C’était lui, c’était sa vie qui était racontée. Des situations identiques. Sauf que dans le livre, le saint homme qui avait été harcelé avait tout pardonné et n’était pas parti. Et il prit conscience que c’était Dieu Lui-même qui lui faisait entendre raison, et en lui, tout sentiment d’avoir été offensé disparut. Il prit intérieurement la décision de faire demi-tour et comprit qu’il ne pouvait partir nulle part.
Plus tard il fit face à une nouvelle tentation, mais cette fois, elle n’était pas intérieure, mais extérieure. Alors qu’il se présentait une fois de plus à l’Évêque au bureau de l’Éparchie, au sujet des problèmes de sa paroisse, Vladika observa le prêtre accablé par la tentation et lui proposa :
– Je peux te transférer à un autre endroit, où l’église est plus grande, et il y a plus de monde, plus de commodités aussi. Ce sera plus facile pour toi de célébrer là. Qu’en penses-tu?

Colline Miteïnaïa

Il eut le sentiment d’être privé de quelque chose de grande valeur, ses babouchkas. Ses premiers enfants spirituels. Elles lui avaient même dit : «Ne nous abandonne pas. Enterre-nous et après tu partiras où tu veux… Tu sais bien que sans toi, l’église sera démontée en petits morceaux!» Et il déclina la proposition, demeurant sur la colline avec ses babouchkas. Par la suite, les lieux grandirent, l’esprit s’accrochait à la Colline Miteïnaïa, dans l’austère Oural à côté de la Tchoussova. Et il perçut l’aide de la prière du Starets Nicolas, qui avait béni les lieux, prédit la construction d’un monastère et avait même décrit aux babouchkas, alors paroissiennes en pleine force de l’âge, l’apparence de son successeur. Et selon les babouchkas, le Starets avait décrit point par point la physionomie du Père Savva. Il les écouta incrédule : comment le Starets aurait-il pu le voir, alors qu’il étudiait encore à l’école?! Et il ne ressemblait pas à son prédécesseur: un prêtre banal, très ordinaire, en rien remarquable… Mais dix ans s’écoulèrent et les bâtiments du monastère s’élevèrent exactement où l’avait prédit le Père Nicolas. (A suivre)
Traduit du russe
Source

Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (2)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est la suite de la traduction en plusieurs parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Celui-ci est le Père Savva Roudakov, confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le Dictrict de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

Père Savva (Roudakov)

Ainsi, Serioja comprenait qu’être dans l’Église n’était pas en soi une garantie d’y rencontrer la justice. Quelques hypodiacres se réjouirent avec malice ; ils étaient parvenus là non par leur foi, mais par l’influence de leurs pères archiprêtres. Ils étaient rongés d’envie : comment celui-là était-il donc devenu hypodiacre sans avoir un père influent auprès de l’Archevêque?! Ils l’avaient même dénigré auprès de Vladika. Mais celui-ci était un homme doté d’un grande expérience spirituelle, d’intuition et il connaissait les gens ; il n’écoutait pas les envieux.
Serioja compris alors que l’appartenance à l’Église n’était pas une garantie de justice. Bien que les gens consciencieux, justes et honnêtes soient tout de même plus nombreux parmi les croyants que parmi les athées. Peut-être parce que les consciencieux finissent forcément, tôt ou tard, par se tourner vers Dieu?
Vladika, ayant sévèrement puni, observa comment se comportait le puni… Et il ne vit chez celui-ci aucun découragement, plutôt un état très bienfaisant: comme quand on sue dans le bania; il fait chaud, presque insupportable, mais c’est comme si tout devenait de plus en plus léger, comme si la saleté était expulsée, et on devient de plus en plus léger…
Deux mois passèrent. Vladika célébrait, Serioja se tenait dans le chœur, au milieu des babouchkas et soudain une des portes latérales de l’autel s’ouvrit et un des malicieux hypodiacres lui dit grossièrement :
– Viens donc! L’Archevêque t’appelle!
Instantanément, une pensée surgit :qu’ai-je donc encore fait? Il entra dans l’autel, fit une triple métanie devant la Sainte Table, avança vers Vladika, assis sur le trône, et s’agenouilla devant lui. Vladika posa sa grande main tiède sur sa tête. Et dans son âme, il sentit une telle tendresse qu’il aurait voulu pleurer, n’accordant aucune attention à ceux qui se trouvaient autour dans l’autel. Et les larmes coulèrent, tant était puissante la grâce pastorale de Vladika.
De nombreuses années plus tard, un nouveau paroissien se présenta chez l’Higoumène Savva. Toute sa vie, il avait été un communiste athée, mais dans sa vieillesse, il s’était tourné vers Dieu et amena à l’église tout ce qui s’était accumulé en lui au cours de ces nombreuses années. Ce néophyte en piété se risqua, après l’office, à venir parler avec Batiouchka des défauts dans l’Église. Sur le fait que tout aurait dû être réorganisé, sur les mauvais évêques… et le Père Savva ne put s’empêcher de répondre : «Mais que savez-vous donc des évêques? Que savez-vous de leur grâce apostolique?». Le paroissien s’étonna : «Mais vous êtes un simple prêtre! Pour ainsi dire, un pion du travail! Et ainsi vous auriez de bonnes relations avec ces dirigeants-carriéristes-haut-placés?!». Et le Père Savva répliqua avec retenue : «Le Seigneur nous a laissé de nombreux commandements : proclamer l’Évangile, visiter les malades et les prisonniers, aider les orphelins et les veuves… et, excusez-moi, mais je n’ai pas le souvenir d’un commandement consistant à médire des dirigeants»… Et le zélateur déçu s’éloigna de Batiouchka, indigné… Alors, Vladika dit : «Donnez-lui un sticharion!». On s’agita dans l’autel et on amena le plus beau sticharion. Les Portes Royales s’ouvrirent et l’Archevêque sortit avec ses concélébrants. L’hypodiacre pardonné, revêtu du plus beau sticharion sortir avec le trikèrion, se tenant comme de coutume à droite de Vladika. Les paroissiens étaient tous bouche bée. Un murmure joyeux circula dans l’église : «Vladika a pardonné à notre Serioja!». Et ensuite, il fut ordonné diacre. Le fondé de pouvoir refusa d’octroyer l’enregistrement. Le Père adressa une lettre de réclamation aux autorité. Le fondé de pouvoir exigeait que «le jeune homme retournât dans le milieu laïc». L’Archevêque Athanase le mit devant le fait accompli : le 18 février, jour de sa propre fête onomastique, il invita le fondé de pouvoir, lui attribua une place au premier rang, et devant ses yeux, il ordonna son fils spirituel au rang de diacre. Il ne restait au fondé de pouvoir qu’à faire preuve d’humilité et ravaler ses prétentions… Quelques mois plus tard, après la Trinité, le jour de la fête de l’Esprit Saint, le diacre Serguei fut ordonné prêtre et une semaine plus tard, il était envoyé ici, sur la Colline Miteïnaïa, sur la rive de la rude Tchoussova, dans l’Oural. Quand il eut reçu son passeport, il rassembla ses maigres affaires. Le poids de sa valise provenait en réalité des livres qu’il emportait. Il n’avait pas d’argent pour se faire coudre un rason ; dans la cathédrale, il en avait trouvé un tout vieux, mangé des mites, trop grand pour lui. Et il s’embarqua pour un voyage de deux heures dans un omnibus électrique brinquebalant. Et ensuite, il fallait encore marcher de nombreux kilomètres… Et il marcha sur ce chemin, comme aujourd’hui, seulement, c’était en juin, le soleil était chaud, l’air brûlant, et le chemin, tellement sec et poussiéreux! Il avançait vers l’inconnu, et il n’y avait personne pour accueillir le jeune prêtre.

Le Starets Nicolas (Ragozine)

Jadis, du vivant de l’Archiprêtre Nicolas (Ragozine), ce starets célèbre en toute la Russie, l’église de Tous les Saints, perchée sur la colline, était le havre d’une paroisse nombreuse et chaleureuse. Mais le Père Nicolas vint à mourir. Les nouveaux prêtres ne tenaient pas le coup dans ce trou perdu, et il n’y avait plus personne pour célébrer dans cette église. La paroisse s’était petit à petit écroulée. Et à peine ordonné, Batiouchka cheminait, tout vibrant, sur cette route… Si ce jeunet avait su quelles tentations l’attendaient, quelles épreuves, quelles afflictions, quelles douleurs, serait-il sorti hardiment du dernier wagon de l’omnibus et aurait-il parcouru joyeusement ce chemin poussiéreux vers l’avenir? Mais ce jour-là, le pasteur allait le cœur chantant vers sa première paroisse, ses premiers paroissiens. Et le feu de la foi brûlait clairement sans faiblir, et rien d’impur ne pouvait toucher son âme. Est-il possible de garder en soi ce feu de la foi, la soif du service à Dieu et aux prochain, tout au long des années? Étaient-ils maintenant préservés dans son âme? L’âme ne s’est-elle pas desséchée, ne s’est-elle pas consumée au long du chemin? Le Père Savva réfléchissait. Vladika Athanase l’avait bénit pour être ordonné prêtre célibataire, et ensuite, tonsuré moine. Il lui avait dit : «Réfléchis, fils… Tu es si jeune… Te rends-tu compte qu’aujourd’hui, jeune homme de vingt ans, tu prends une décision pour l’homme de trente ans, pour l’homme de quarante ans, pour l’homme âgé? Cet homme mûr sera-t-il d’accord avec le jeune Serioja? Ne le condamnera-t-il pas pour avoir choisi un chemin si raide? Dépourvu des douces joies de la famille, des enfants, des petits-enfants, de l’amour de l’épouse? Parviendra-t-il à se donner tout entier au service de Dieu et de ses ouailles? Ne fera-t-il pas demi-tour? N’abandonnera-t-il pas sa croix à mi-chemin?» Il ne sut que répondre. Comment répondre pour quelqu’un qu’il n’était pas, qu’il ne connaissait pas? Il ne connaissait que lui-même comme il était, tout brûlant, aspirant au podvig, fondant sous la grâce de Dieu.
Après, c’est vrai, la grâce se retira. Par la volonté de la Divine Providence, elle se retira. Elle se retira. Pour qu’il sache: «sans Moi, tu ne peux rien faire». Des tentations sévères et la terrible lutte charnelle. Ah, quelle brutalité elle revêtait parfois! Et chaque fois qu’il priait pour ses ouailles, il savait que la force du mal détestait cette prière. Et plus il priait, plus les attaques étaient fortes! Le Seigneur protégeait, ne permettant pas à l’ennemi de frapper de pleine force, Il le protégeait de Sa grâce. Mais il dut tellement encaisser de coups, tellement! Beaucoup et douloureux, parfois très douloureux … l’ennemi attaquait à travers les gens, à travers les tentations, causant des maladies, infligeant des blessures corps et à l’âme.

L’église sur la colline

Oui… et puis il avait marché si longtemps et il était si fatigué de cheminer sur cette route poussiéreuse, et il ne pouvait s’arrêter. Son chemin fut rempli de symboles, tel un prototype du futur. Mais il ne l’a compris que beaucoup plus tard. L’église sur la colline, on aurait dit le paradis auquel vous aspirez toute votre vie. Et il marchait, et la sueur roulait sur son visage et le long de son dos, et il doutait déjà de pouvoir aller jusqu’au bout. Et puis la poignée de la valise s’est détachée. Il a essayé de la porter dans ses bras, mais comme ça, elle était devenue beaucoup plus lourde. Il fit une pause et comprit alors qu’il avait oublié l’essentiel. Il se mit à prier. Avec ardeur. Et il reçut une réponse à sa prière. Le Seigneur consolait sa jeune âme, et l’aide arriva sur le champ. Pendant des heures, il avait fait chemin sur une voie déserte, et maintenant, soudain, un side-car arrivait, ralentissait avant même qu’il eût le temps de lever un bras épuisé. Le motocycliste l’emmena jusqu’au bateau-vapeur.La traversée de la rivière fut également un symbole : il n’était plus possible de faire demi-tour. Et alors qu’il montait la colline escarpée vers la vieille église délaissée, il rencontra, comme deux anges, ses premières paroissiennes, deux babouchkas. Leur joie était si sincère ; de nouveau on allait célébrer les offices dans l’église, les gens allaient revenir, et la Colline Miteïnaïa de jadis allait revivre... (A suivre)
Traduit du russe
Source

Histoires de la Colline Miteïnaïa. «Telle est la race des ceux qui Le cherchent» (1)

Madame Rojniova

Le texte ci-dessous est le début de la traduction en plusieurs parties de l’original russe de Madame Olga Rojniova, dans la série de ses «Histoires de la Colline Miteïnaïa», intitulé Сей род ищущих Господа… Или дороги, которые мы выбираем (Telle est la race de ceux qui Le cherchent… Ou les chemins que nous choisissons). L’auteur, Olga Rojniova, a précisé qu’il s’agissait d’un long texte consacré à son «premier guide spirituel». Il s’agit du Père Savva Roudakov, le confesseur et père spirituel, aujourd’hui encore, du Désert de la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan-Saint Tryphon, dans le District de Perm. L’original a été publié le 20 avril 2012 sur le site Pravoslavie.ru et repris le 03 mars 2020 sur le site du monastère précité. Le texte est construit sur deux niveaux de présent, celui dans lequel le Père Savva se trouve au moment où il se plonge dans ses souvenirs, et celui de chacun des souvenirs. Ces deux niveaux s’entremêlent et parfois s’unissent; ils sont distingués, dans la mesure où c’était possible, dans la traduction ci-dessous le texte en gris s’applique au temps passé de l’époque des souvenirs, le texte en noir, au temps présent du Père Savva embarqué sur le ferry qui traverse la Tchoussova et qui fait défiler ses souvenir.

Le Père Savva

Des cris et des bruits de bagarre résonnaient dans la cabine du capitaine et roulaient à la surface de la Tchoussova. La porte fragile, heurtée par les protagonistes cognait et tremblait sans cesse et on ne savait trop comment allait se terminer l’accostage sur l’autre rive. Le Père Savva soupira lourdement.
Mais la journée avait pourtant bien commencé. Dans la matinée, il avait rapidement traversé Tchoussova sur le même ferry et rendu visite à une paroissienne malade: il lui a fait l’onction des malades, l’a confessée, et lui a donné les Saints-Dons. Et maintenant, le Père était sur le chemin du retour. Il marchait sur le chemin qui mène au ferry et le doux soleil réchauffait agréablement son dos, mais le vent était encore froid, plein de fraîcheur printanière. Ce vent impétueux soulevait des ondulations de vagues grises sur la Tchoussova qui venait d’être libérée des glaces, et la rivière pouvait enfin respirer à pleins poumons, et elle enflait, débordait même en sa crue printanière. Mais ses eaux demeuraient encore inhospitalières; les rives exhalaient une humidité froide. Mais l’alouette lançait déjà remplie son grand trille par dessus les étendues printanières, et les bourgeons gonflaient. Le printemps, soif de vie, un ciel bleu très haut, le murmure des ruisseaux, et le parfum des merises!
Le Père Savva marchait sans se hâter. Il restait une heure et demie avant que n’appareille le ferry, et puis celui-ci lutterait pas moins de quarante minutes contre les vagues pour se tirer jusqu’à l’autre rive de la Tchoussova, là où sur la Colline Miteïnaïa étincelaient l’or des coupoles de l’église blanche du monastère. L’Higoumène Savva était le père spirituel et le constructeur de ce monastère, et la Colline Miteïnaïa, la Sainte Colline et devenue sa maison, depuis vingt cinq ans. Sans trop savoir pourquoi, il se souvint des jours d’antan. Il marchait le long de la route, chaque buisson en bordure de celle-ci lui était familier, il respirait l’air printanier enivrant à pleine poitrine, et dans sa tête se pressaient les souvenirs, ils flottaient par vagues semblables aux vagues rapides de Tchoussova qui glissaient le long de la route.
Parfois, cela arrive: pendant longtemps, vous ne vous souvenez pas du passé puis, chemin faisant, ou avant d’aller au lit, soudain, les souvenirs débordent et remplissent le cœur par leur netteté et leur fraîcheur, comme s’ils dataient d’hier… Ils surgissent des profondeurs de l’âme, refusent de céder, et vous revivez douleur et joie des jours passés.
Comment lui, un citadin, s’était-il retrouvé dans ce trou perdu? Quand avait-il fait le premier pas sur le chemin qui le conduisit à cette colline soufflée par tous les vents? Il était allé à l’église depuis sa plus tendre enfance, avec sa babouchka bien-aimée … Il alla ensuite à l’école. Les enseignants athées remontèrent la classe contre le gamin croyant. Mais il ne prêtait pas attention aux moqueries et aux outrages, même aux coups… Puis il y eut l’institut des techniques de construction, où il ne cachait pas non plus sa foi. Son père, qui travaillait dans une usine militaire, se jetait sur lui à coups de poings, blasphémait, se plaignit aux autorités, les appelant à l’aider à «sauver son fils perdu dans les réseaux de l’opium religieux». Dans la pratique, après les cours, il se hâtait vers la ville voisine et son église, où le prêtre, voyant parmi la foule des babouchkas un garçon de quinze ans, l’invita, par l’intermédiaire du diacre, à l’autel et lui proposa de devenir serviteur d’autel. C’est ainsi qu’il trouva son premier père spirituel. Son écolage était terminé depuis longtemps. Il vivait avec la famille de ce prêtre, le Père Victor, et aidait à l’église, comme sacristain. Et il était prêt à ne pas quitter l’église; il avait si clairement entendu la Voix de Dieu qui l’appelait. L’Archiprêtre Victor avait deux enfants et il devait dormir dans la chambre des enfants, sur le sol, à côté des berceaux. Pendant deux ans.
Et puis lui et le Père Victor concélébrèrent avec l’Archevêque Athanase qui était venu dans leur ville, et à la fin de l’office, quand tout le monde s’approcha de Vladika pour recevoir sa bénédiction archiépiscopale, le hiérarque bénit le jeune sacristain pour qu’il aille dans la ville principale de l’oblast, à la cathédrale, pour aider en qualité d’hypodiacre.
Voilà donc que le chemin de sa vie prenait un virage serré, inattendu, mais, finalement, normal. Il avait le sentiment que le Seigneur, comme un père aimant, le guidait Lui-même…
Le père Savva sourit, se souvenant de lui comme hypodiacre, à dix-huit ans. Il fit tellement d’efforts! Vladika le traitait comme un fils, mais il arrivait qu’il l’humilie, lui enseigne la patience, la douceur. Un jour, il accompagnait l’Archevêque lors d’un voyage de travail. La chaleur était estivale, et quand le train s’arrêta, Vladika demanda à son hypodiacre:
Serioja, donne-moi un peu d’eau.
Serguei n’avait pas pensé à emporter de l’eau, et dans le wagon, il y avait seulement de l’eau bouillante pour le thé. Vladika s’assombrit et le réprimanda:
C’est comme ça que tu prends soin de ton évêque?! Pas même une bouteille d’eau?!
Mais Serioja ne se senti pas offensé. Il était très contrarié, et pendant tout le trajet jusqu’à Kirov, l’arrêt le plus proche, il fut affligé de ce que son vieux Vladika souffrît de la soif parce qu’il n’avait pas prit soin d’emporter de l’eau. À ce moment-là, il ne sentit pas que lui-même souffrait de la soif, il était prêt à tout supporter autant que nécessaire… À l’arrêt, il sauta du marchepied, se précipita à travers le quai et acheta plusieurs bouteilles d’eau, et de la crème glacée. Ensuite, il revint précipitamment auprès de son protecteur. Et celui-ci eut un sourire affectueux:
Fiston, bois toi-même l’eau! Et moi, je boirai après … et mange la crème glacée!
Serioja se calma, et alors seulement il sentit une soif intense. Et il but l’eau fraîche à grandes gorgées. Et puis, heureux que Vladika lui avait pardonné et ne se fâchait plus, il mangea la crème glacée. Il avait l’impression que ce n’était pas lui qui venait d’acheter cette crème glacée, mais qu’il avait reçu un cadeau de son père spirituel… comme elle était délicieuse, cette crème glacée! Comme il se sentait heureux! Plus tard, il y eut beaucoup de joies et d’afflictions, mais voilà, cette joie précise, il s’en souvint clairement, comme si elle venait de se produire hier! Et il y eut d’autres leçons, comme s’il suivait un écolage spirituel avant de servir dans le sacerdoce. Certaines parmi ces leçons furent très douloureuses, mais toujours il sentit que ce n’était pas le Père Athanase qui le réprimandait ou le bénissait, mais bien le pouvoir apostolique s’exprimant à travers le hiérarque.

Vladika Athanase

D’autres hypodiacres, diacres et prêtres célébraient aussi à la cathédrale. Tous savaient combien Vladika était sévère vis-à-vis de ses concélébrants, comme il aimait que la Liturgie se déroule selon les règles et de façon solennelle. Mais malgré cela, les jeunes ne pouvaient s’empêcher de lâcher l’une ou l’autre phrase, une plaisanterie. Toutefois Serioja lui-même ne parlait jamais ; il se sentait comme aux cieux, et il n’y avait pas de place pour les conversations. Au début des années quatre-vint, les paroissiens de la cathédrale, c’étaient essentiellement les babouchkas, les «foulards blancs». Et toutes, on ne sait trop pourquoi, avaient un faible pour Serioja. Que voyaient-elles alors en lui? Peut-être sentaient-elles comme il aima jadis sa babouchka, dont les prières s’élevaient inlassablement, comme un cierge de prières? Peut-être décernaient-elles perspicacement en lui un bon berger? Les babouchkas vivaient une telle vie… impossible de les suivre… Et voilà qu’un jour, le jeune hypodiacre reçut une dure leçon. Vladika encensait l’autel lors du polyeleos, et lui sortit avec le trikèrion. A ce moment quelqu’un chuchota dans le chœur : «Serioja, c’est le jour de l’Ange de Babouchka Valia!». Alors, il tourna la tête vers la vieille dame assise, qui toujours Chantait au chœur, et dit doucement en guise de félicitation: «Bon jour de l’Ange, Baba Valia!». Faisant demi-tour, ses yeux croisèrent le regard de l’Archevêque, enflammé de colère. Et quand les portes royales se refermèrent, un silence de mort régnait parmi les concélébrant, comme le calme avant la tempête. Et puis, l’orage éclata. Vladika s’assit dans le trône, appela Serioja vers lui et sa voix sonna de manière menaçante:
Tu parles tout le temps pendant la Liturgie!
Et il priva son hypodiacre d’office, lui interdisant l’entrée à l’autel, et le fit sortir. Il ne restait plus que l’obédience au choeur. Au choeur parmi les babouchkas. Et elles, effrayées par la punition de leur favori, n’osaient pas même lever les yeux vers lui. La pauvre Babouchka Valia sanglotait après l’office en disant: «C’est à cause de moi, pécheresse endurcie, que notre Serioja a été interdit d’autel!».
Lui-même se sentait chassé de l’autel, chassé du paradis. Mais à côté de ceux qui compatissaient, il y avait ceux qui ne lui voulaient guère de bien. Certains hypodiacres jubilaient malicieusement, ceux qui se trouvaient là non par leur foi, mais parce qu’ils étaient fils d’archiprêtres. Ils avaient été dévorés par l’envie : comment donc celui-là a-t-il pu devenir hypodiacre alors que son père n’a aucune influence sur l’Archevêque?! Ils l’avaient dénigré auprès du hiérarque, mais celui-ci disposait d’une solide expérience spirituelle, et d’intuition : il connaissait bien les êtres humains et ne prêtait pas attention aux envieux. (A suivre)
Traduit du russe
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