Le texte qui suit est la traduction d’un extrait (pages 106 à 109) du livre «Le Secret du Salut. Entretien au sujet de la vie spirituelle» («Тайна спасения. Беседы о духовной жизни» Московское Подворье Свято-Троицкой Сергиевой Лавры, 2001) L’Archimandrite Raphaël évoque ses souvenirs de la Staritsa Anastasia (Nikicheva), que l’on appelait ‘Anastasia assise’. L’Archimandrite Raphaël Kareline, défenseur ardent de la Tradition de l’Église, a consacré une grande partie de sa vie longue de 90 ans ainsi que la majeure part de sa production littéraire foisonnante à la défense des dogmes et à la façon de les mettre en œuvre dans la vie de l’Église et du chrétien. Quelques éléments de biographie de l’Archimandrite Raphaël sont accessibles ici. Voici la seconde partie de la traduction du texte original.
On raconte que beaucoup de gens vinrent voir Anastasia pendant la guerre, afin de connaître le sort de leurs proches. Quand elle donnait un peu de terre, cela signifiait que le parent avait été tué. Il advint que pendant le Grand Carême, elle donna de la viande à un visiteur. Certains en furent troublés. Mais ce faisant, elle indiqua de façon imagée comment nous observions notre carême intérieur, dans quel état se trouvait notre cœur.
Après avoir franchi le seuil de la maison devant laquelle Anastasia était assise, on semblait sortir du monde habituel et passer dans un autre, inconnu. On dit que quand sa sœur est tombée malade, Anastasia commanda qu’on la sorte de sous l’auvent pour la placer à ciel ouvert et elle pria pendant quatre mois, en disant: «Nous devons lui préparer le chemin».Un jour, je suis allé à l’Éparchie de Soukhoumi, et quand je suis revenu à Tbilissi, on m’a dit qu’Anastasia était morte et enterrée en haut du cimetière de Kouki. Pendant longtemps je n’ai pu savoir où était sa tombe. Finalement, Vera, une paroissienne de l’église Saint-Michel de Tver, se porta volontaire pour me montrer l’endroit. Avec l’iconographe Viktor Krivorotov, nous sommes allés au cimetière.
Vera nous conduisait parmi les tombes; certaines étaient marquées d’une pierre ou d’une petite clôture, tandis que d’autres avaient des pierres tombales comme des maisons de marbre. Je demandai à Victor de faire un dessin du chemin, mais il me dit qu’il avait une bonne mémoire visuelle et qu’il s’en souviendrait. Nous sommes arrivés à la tombe sur laquelle une croix avait été dressée, et je me sentis comme de nombreuses années auparavant, dans la cour d’Anastasia. J’eus l’impression d’oublier tout ce qui m’entourait, comme si le passé était devenu le présent et le présent le passé. Je ne pensais à rien et je ne demandais rien, je ne pouvais que sentir sa présence et les larmes coulaient de mes yeux. Victor et Vera, pour ne pas me déranger, s’éloignèrent lentement de la tombe, se retirant sans dire un mot. Je leur suis reconnaissant pour ces minutes de silence. Je suis revenu avec un sentiment mélangé de joie et de chagrin: la joie de cette rencontre et le chagrin de la séparation. Quelques mois plus tard, j’ai demandé à Victor d’aller avec moi sur la tombe d’Anastasia, mais il a dit qu’il avait malheureusement oublié le chemin. Je n’ai plus revu Vera. Plusieurs paroissiens âgés qui connaissaient Anastasia de son vivant me dirent qu’ils ne se souvenaient plus de sa tombe. De moins en moins de mes anciens contemporains restent en vie, comme des baies sur un vieux sarment de vigne que les oiseaux d’automne viennent picorer. Un survivant m’indiquerait-il la maison où Anastasia avait vécu, ou sa tombe? Année après année, les tableaux des forêts et des champs défilent à la fenêtre du wagon. La mort approche l’homme comme les loups approchent le voyageur, d’abord en de larges cercles, puis ceux-ci se rétrécissent de plus en plus, comme s’ils se contractaient, puis ils approchent de la victime et puis, un dernier bond, mortel… Je ne sais pas si je retrouverai la tombe Anastasia, mais je sais que tôt ou tard, je trouverai ma tombe et je verrai un jour la résurrection des morts. Je répète que je n’écris que des faits, sans aucune interprétation personnelle de ma part. Je ne sais rien de sa vie intérieure et de sa vie en Église, donc je ne déclare rien, je témoigne.
Je me souviens qu’Anastasia avait une icône rare, peinte sur du métal, qui représentait plusieurs images de la Mère de Dieu. Elle a dit: «l’icône doit être rachetée». Elle voulait peut-être ainsi nous rappeler que l’icône dans une maison nécessite des prières, et que sans ce «rachat» spirituel, l’icône n’est plus que le reproche de notre négligence et le rappel de ce que la vie doit être un podvig.
Je me souviens d’un autre détail des impressions de Lev Saakyan au sujet d’Anastasia. Il lui demanda: «Comment trouver la vérité?». Pour le philosophe, c’était une question professionnelle. Elle répondit très simplement: «Vivez selon la vérité et vous trouverez la vérité». Il me semble que c’était la meilleure des réponses à entendre. Mais il l’interrogea plus avant. Alors elle répondit avec son langage en paraboles au sujet du livre de vie, qu’il fallait emprunter à la bibliothèque. Et il n’y comprit rien. Cependant, je décidai d’obéir. Je suis allé à la bibliothèque la plus proche pour demander le livre de vie, mais je vis devant moi deux jeunes filles aux des visages «peu expressifs», comme on dit, alors, je me suis levé et je suis rentré à la maison sans rien demander. Malheureusement, les paroles d’Anastasia, il me semble, se sont accomplies. Lev commença à chercher la vérité dans les bibliothèques et se laissa séduire par le steinerisme…
Je voudrais aussi mentionner les yeux d’Anastasia. Ils ne brillaient pas de la douce lumière que je voyais dans les yeux du Moine du Grand Schème Gabriel. Ils étaient comme des rayons ou des feux de projecteurs qui éclairaient le ciel nocturne. Son regard semblait traverser l’homme, et l’homme ressentait involontairement une sorte d’étonnement, semblable à de l’effroi, réalisant que ce regard avait tout vu dans son âme: sa vie, son passé et son avenir.
À la fin de sa vie, Anastasia renforça encore son podvig surhumain. Les femmes qui lavaient son corps racontaient qu’elle déposait sur son banc un pot vide de conserves et s’asseyait dessus; les bords tranchants incisaient son corps presque jusqu’aux os, mais il ne s’infectait pas.
Le temps de la vie s’est écoulé. La jeunesse est passée, comme un printemps, la tempête des passions lança ses éclairs d’orage, mais il y eut à cette époque des jours clairs où l’âme ressentait la beauté spirituelle de la vie monastique, comme si elle embrassait le parfum de fleurs mystérieuses. La jeunesse est pleine d’erreurs et de péchés, de hauts et de bas, mais l’âme n’est pas encore enserrée dans une croûte dure et raide, et après les péchés vient le repentir sincère, comme si les larmes sanglantes du cœur lavaient la saleté du péché.
L’âge mûr est comme l’été. Il est le temps des travaux de l’agriculteur. L’homme devient plus sobre et prudent, mais certaines passions sont remplacées par d’autres, la ferveur de la jeunesse, par le calcul, et les soucis ne portent pas tant sur l’éternité que sur le lendemain, comme si le ciel devenait plus lointain, et la terre sortait de plus en plus de la brume. Les péchés s’amoindrissent, semble-t-il, mais le cœur ne brûle plus de repentir.
Ensuite, la vieillesse est l’automne de la vie. C’est un automne maigre, les fleurs du printemps sont fanées, ne donnent pas de fruits, et l’agriculteur négligent sent la faim qui approche; l’hiver arrive bientôt.
Je suis entouré de gens qui pensent que je suis meilleur que ce que je suis vraiment. Ils sont gentils avec moi, je leur suis reconnaissant, mais j’ai plus envie de parler aux morts qu’aux vivants, à ceux qui m’ont précédé sur le chemin qui sort du temps et va vers l’éternité. (Traduit du russe)