Écrits
Le texte ci-dessous est la traduction des pages 6 à 10 de l’essai biographique intitulé «Vie et service du Métropolite Manuel» (Жизнь и служение Митрополита Мануила), écrit par le Métropolite Ioann (Snytchev) l’année qui suivit la natalice du Métropolite Manuel (Lemechevski,) qui fut son père spirituel pendant plusieurs dizaines d’années. La version utilisée pour cette traduction est celle qui fut publiée à Samara en 1997, par les Éditions «Samara Orthodoxe». L’auteur bénéficia non seulement de l’accès à de nombreux témoins directs et aux notes du journal que tint le Métropolite Manuel, mais il vécut auprès de celui-ci de nombreuses années et partagea avec lui toutes les épreuves de la vie de l’Église à l’époque de sa persécution impitoyable par le pouvoir. L’extrait ci-dessous propose une tranche de vie, celle de l’origine et de l’enfance, du futur héros de l’ascèse et métropolite, qui passa une importante partie de sa vie en captivité dans divers camps d’emprisonnement soviétiques, et notamment aux Îles Solovki.
Le Métropolite Manuel (dans le monde, Victor Victorovitch Lemechevski), naquit le 18 avril (1er mai du nouveau calendrier) 1884 à Louga, intégrée à cette époque au Gouvernorat de Saint-Pétersbourg.
Ses ancêtres, dont ceux qu’on retient comme fondateurs de la lignée, Nicolas, Vassili et Grégoire, vécurent dans le bourg de Lemechevitchi, Gouvernorat de Minsk, Volost de Lemechev, Ouïezd de Pinsk, à vingt kilomètre de cette ville. La famille reçut son nom du village de Lemecheva qui existe encore de nos jours. Ces ancêtres appartenaient à l’aristocratie locale et se distinguaient par leur religiosité. En 1564, il firent construire dans leur village une église de briques, dédicacée à la Sainte Trinité. Quand elle brûla, ils en reconstruisirent une, honorant une promesse, dédicacée à la Nativité de la Très Sainte Mère de Dieu.Le père de Son Éminence, Victor Gustavovitch, naquit le 26 mai 1849 et était originaire de ce lieu. Dans le monde, il occupait une position modeste dans le monde, la fonction d’inspecteur des impôts, au rang de conseiller de collège. Veuf d’un premier mariage, il chercha une nouvelle compagne pour la vie.
Vera Ivanovna (qui naquit le 27 avril 1855), la mère de Vladika était la fille du célèbre écrivain I.D. Gadoussov. Elle termina les cours de l’enseignement secondaire, et dès avant son mariage, tout comme après celui-ci, elle occupa la fonction de directrice du progymnasium pour fille de Louga.
[…]
Avant la naissance de Victor, ils eurent deux enfants, Georges et Vera. Victor fut donc le troisième de neuf enfants, sept fils et deux filles. […] En 1886, Victor Gustavovitch, Vera Ivanovna et toute la famille déménagèrent de Louga à Toukoum, à proximité de Riga, qui se trouvait à cette époque dans le Gouvernorat de Courlande, et ensuite, en 1890, à Libava (aujourd’hui Liepaïa en Lettonie). Victor passa son enfance dans la maison parentale. […] En plus de ses parents, sa grand-mère Babouchka Sophia Garoussova prit une part importante et directe dans l’éducation du jeune Victor. Entre la babouchka et son petit fils régnaient un amour et un attachement sincère. Si Victor était atteint par l’un ou l’autre chagrin, il accourait auprès de babouchka, enfouissait sa tête dans son giron et lui racontait candidement ses déboires. Le chagrin disparaissait sans tarder et l’enfant retournait joyeusement à ses divertissements.
Un jour, un grand malheur s’abattit sur la famille, et son Éminence s’en souvint à maintes reprises et le conta à ses ouailles. En janvier 1888, le père fut accusé de détournement de fonds publics. La prison menaçait. Il était très malaisé au petit fonctionnaire de niveau inférieur de prouver son innocence, d’autant plus que le véritable escroc appartenait aux rangs élevés de l’aristocratie locale. On ne pouvait compter sur aucune aide humaine. Il restait l’unique protectrice, la Très Sainte Mère de Dieu. Les parents de Victor se précipitèrent en pleurs et prières vers Elle. Par leurs prières et leurs larmes, ils demandèrent à la Toute Pure de ne pas permettre à l’injustice de triompher et de les protéger des calomnies. Un molieben à la Très Sainte Mère de Dieu de Kazan fut célébré, au Marché au Foin. Et ces prières ne furent pas vaines. Un jugement fut rendu le 2 février. Le célèbre avocat Plevako prononça une plaidoirie durant la séance du procès. Le véritable coupable fut identifié et celui qui avait été injustement calomnié fut justifié. Ému, le père rentra à la maison, le visage couvert de larmes de joie, et il pleura encore avec son épouse, des larmes de joie et non plus de tristesse et de désespoir. Ainsi, la Toute Pure avait détourné d’eux un dangereux malheur, et Elle les avait affermis dans leur espérance en l’aide céleste.
Mais a peine un malheur s’était-il estompé qu’un autre fit son apparition. En juin 1893, Babouchka Sophia contracta soudain une infection pulmonaire. Elle fut transportée, dans un état désespéré, dans le nouvel hôpital. Son petit fils ne put retenir ses larmes et pleura abondamment. Comme il ne voulait pas être séparé de sa babouchka! Sans cesse il courait à l’hôpital rendre visite à sa grand-mère qui souffrait beaucoup. L’hôpital finit par inspirer une sorte de terreur chez l’enfant. Chaque fois qu’il y allait, il s’imaginait que sa grand-mère n’était déjà plus parmi les vivants, ou que de toutes façons, elle ne vivrait plus guère et mourrait bientôt. Un jour qu’il souffrait intérieurement du sort de sa babouchka, Victor s’isola et se jeta à genoux devant la face de Dieu, et, comme il pouvait, il pria Dieu et l’implora de guérir la malade. Pendant cette prière, des larmes, de grosses larmes, ruisselaient des yeux du petit. Et la prière de l’enfant monta jusqu’à Dieu. A la stupéfaction des médecins, la maladie de babouchka Sophia prit fin de façon abrupte, et elle rentra à la maison. Victor et toute la famille se réjouirent ; Babouchka était de retour parmi eux. Le malheur était passé.
L’année 1894 était arrivée, et Victor avait atteint l’âge de dix ans. Ses parents décidèrent qu’ils suivrait les cours en humanités classiques au Gymnasium Saint Nicolas à Libava. Avec beaucoup d’enthousiasme, le jeune garçon passa le seuil de l’établissement et alla prendre place derrière un des pupitres. Un pan entier, nouveau et complètement inconnu, de la vie s’ouvrait devant lui. Le garçonnet était sensible, il réagissait à tout rapidement et avait une excellente mémoire. La visite au Gymnasium de l’Évêque Arsène (Briantsev) de Riga fut pour lui source d’émotion et elle produisit sur lui une impression durable. […]
Vers treize heures, il fut ordonné à tous les élèves de sortir des classes et de se rendre dans le grand auditorium où les surveillants les rangèrent par classes. La première classe fut disposée à gauche de l’entrée, et Victor fut placé au sein du premier rang. Les préparatifs pour la réception du hiérarque prirent fin. Quelques minutes d’attente anxieuse s’écoulèrent, et puis la voix sonnante du suisse tonitrua : «Il arrive!» Son Éminence descendit de la calèche et escalada avec lenteur l’escalier monumental menant à l’auditorium. C’était un vieillard massif et majestueux, portant klobouk et ornementations de son rang. Il salua tout le monde en s’inclinant affectueusement. Son attention fut retenue par les élèves de la première classe. Vladika s’approcha tout près d’eux et il se mit à observer avec attention le visage de chacun. Soudain son regard s’arrêta sur Victor. Il s’approcha, le pris sous les coudes et le souleva. Le gamin se retrouva plus haut que la tête de Son Éminence. Celui-ci le garda haut-perché quelques instants en l’observant et puis le descendit lentement jusqu’à lui remettre les pieds au sol. Il lui demanda alors en souriant :
– Eh bien, gamin, que voudrais-tu faire, apprendre ou te promener?
– Je préférerais me promener, répondit l’élève sans se troubler.
– Monsieur le Directeur, libérez les élèves pour trois jours, dit alors Vladika au Directeur du Gymnase.
Et les élèves furent libérés. Victor demeura pendant des années sous l’impression de se qui s’était passé. Il réfléchit longuement à ce qui avait poussé le hiérarque à l’élever aussi haut que lui-même, mais à cette époque, il ne parvint pas à résoudre l’énigme. Vingt neuf ans seulement après cet événement, lorsque le Seigneur l’éleva au rang épiscopal, le mystère se dévoila, et il se souvint clairement de Vladika Arsène qui de ses propres mains l’éleva mystérieusement et significativement.
Traduit du russe