Le texte ci-dessous est la traduction de l’original russe préparé par Monsieur Stepan Ignachiov, qui a été mis en ligne le 1er février 2021 sur le site Pravoslavie.ru, dans la série des Croquis de Pioukhtitsa, écrits par l’Archiprêtre Oleg Vrona, né en Sibérie orientale, jadis diacre à Pioukhtitsa, et aujourd’hui recteur de l’église Saint Nicolas à Tallinn. Ces textes, à première vue peu spectaculaires, proposent quelques pages de la vie spirituelle dans ce célèbre monastère, situé à la frontière de l’Estonie, mais aussi des portraits de certains «justes» qui y séjournèrent.Le Père Oleg se souvient de sa vie et de son sacerdoce au Monastère de la Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu à Pioukhtitsa, des remarquables résidents de ce lieu, des belles leçons de vie qu’il retira de la fréquentation de gens qui ne jugeaient qu’eux-mêmes. Voici la seconde partie de la traduction du texte original. Les traductions de la série «Croquis de Pioukhtitsa», sont accessibles ici.
Un jour, Matouchka Païssia posa une horloge ancienne à côté du samovar. «…de la cheminée», m’expliqua-t-elle d’un ton banal, comme si une cheminée et une horloge de cheminée faisait partie intégrante de toute cellule monastique. Après avoir ouvert la petite porte arrière de l’horloge, Matouchka Païssia en extrait une petite clé, après quoi on entendit le grincement caractéristique du ressort de compression,… quelques secondes, et puis l’horloge joua une mélodie qui me rappelait la «Valse Mélancolique» de Dargomyjsky.
– C’est quoi cette mélodie, vous le savez? Demandai-je à Mère Païssia.
– De qui elle est, je n’en sais rien; je sais seulement qu’elle se nomme «le Passé”, répondit pensivement Matouchka, s’abandonnant soudain à des souvenirs à haute voix.
– Avant, dit–elle, j’avais souvent la visite d’une pèlerine, une vieille femme de Tallinn. Presque chaque fois, elle me demandait de lui faire écouter cette mélodie. Elle écoutait et elle pleurait. «Eh quoi, mais pourquoi pleures-tu ainsi?» lui demandai-je. Et elle me répondit «Mais cette mélodie me parle de mon passé. La vie est passée, et je ne l’ai pas remarqué».
– Au fait, continua Mère Païssia, j’ai une autre horloge, identique mais avec une mélodie différente.
Et, s’éloignant de la fenêtre, Matouchka revint immédiatement avec la seconde horloge en mains: exactement identique à la première. Elle me demanda tout à coup :
– Elle vous plaît?
Et sans attendre la réponse, elle me dit en riant :
– Eh bien, cela signifie qu’il est temps pour moi de me séparer d’elle.
Et à ces mots, Matouchka me donna l’horloge. Je me tenais perplexe devant la fenêtre de la cellule de Matouchka Païssia, tenant l’horloge en mains, et bafouillant qu’elle ne devrait peut-être pas se séparer d’une horloge aussi rare, d’autant plus qu’elle avait sûrement quelque chose de personnel, qu’elle portait des souvenirs. Mais Matouchka demeura inflexible. Et elle l’avait fait avec une telle facilité, comme si elle n’attendait qu’une occasion.
Quand Matouchka Païssia atteignit l’âge de 77 ans, elle commença à se plaindre de plus en plus de malaises et de faiblesse, de sorte que finalement les prêtres devaient venir lui donner la Communion dans sa cellule. Et voilà qu’un jour, le prêtre du monastère vint apporter les Saints Dons et entendit soudainement Matouchka lui dire: «Je vais mourir aujourd’hui, appelez la Mère Higoumène». Bien que ce prêtre expérimenté, ne remarquant pas les signes évidents de ce que la malade, pour le dire dans le langage de l’Église, «voyait la mort», car comme d’habitude, elle demeurait très loquace et intérieurement joyeuse, il transmit immédiatement le souhait de Matouchka Païssia. Comme le racontèrent les sœurs, la Mère Higoumène, ayant entendu que Matouchka Païssia se préparait à mourir, soit douta de la véracité du pressentiment de la moniale, soit était elle-même malade, mais elle ne put aller vérifier et envoya son auxiliaire la plus proche, Mère Georgia (Chtchoukine), auprès de la malade. Quelle ne fut la surprise de la Matouchka Varvara lorsque Mère de Georgia, de retour quelques minutes plus tard, annonça avec émotion que Matouchka Païssia avait déjà cessé de respirer avant qu’elle n’arrive. La nouvelle du décès de Matouchka Païssia juste après qu’elle ait reçu les Saints Dons fit immédiatement fait le tour du monastère, provoquant la surprise des sœurs et le sentiment de joie que nous éprouvons parfois pour notre prochain, humble travailleur, quand sous nos yeux il est soudainement récompensé d’une haute récompense.
Je me souviens qu’en ces jours où il était possible de converser avec Matouchka Païssia à côté du samovar avec sa botte, il me semblait que toute sa vie au monastère était comme des vacances sans fin dans son milieu natal. Je comprends maintenant que mes idées sur la vie des sœurs et de Matouchka Païssia en particulier étaient très superficielles. Qui, en effet, pourrait comprendre tout le chemin de la lutte contre les passions de chacune des sœur du monastère?
Curieusement, c’est un portrait qui m’aida à voir sous un autre point de vue Matouchka Païssia et sa vie monastique, un portrait œuvre de l’artiste Alexander Chilov: «Dans la cellule. Matouchka Païssia. Pioukhtitsa. 1988». Dans ce portrait, elle regarde du regard de quelqu’un qui sait tout sur les envols et les chutes et sur «la seule chose qui est nécessaire». Observant les traits familiers, j’ai essayé de me rappeler si j’avais déjà vu Matouchka telle que dans le portrait. Oui, deux fois je l’avais vue ainsi. La première fois, ce fut lorsque Matouchka, parlant des vœux monastiques, prit les bords de son rason à deux mains et, les secouant, dit: «De ces ourlets, nous répondrons devant Dieu». Et la second, quand dans la conversation, elle dit qu’elle pensait qu’il n’y avait pas une seule sœur du monastère qui, au moins une fois, ne se tint valise en main à la porte du monastère avec l’intention de quitter celui-ci pour toujours. Certes, Matouchka Païssia ne précisa pas si c’était seulement en pensée ou dans la réalité que cela arrivait aux sœurs. Je me souviens aussi avec quel respect Matouchka parlait des «vieilles sœurs», selon son expression, qui étaient pour elle un modèle de vie monastique. Mais c’était toujours avec un amour particulier et avec une certaine solennité, qu’elle prononçait le nom de Mère Catherine (Malkov-Panine, accueillie en 2018, dans le chœur des saints en tant que Bienheureuse Catherine de Pioukhtitsa). Comment en effet supporter les fardeaux de la vie monastique, s’il n’y a personne autour sur qui prendre exemple?Cependant, il arrive qu’il y ait quelqu’un sur qui prendre un exemple, mais nous ne voulons pas le remarquer. Ainsi, il m’est arrivé un jour de me rapprocher à Leningrad d’un chantre du chœur d’une église. Il se rendait souvent au Monastère des Grottes de Pskov et chaque fois qu’il revenait de là, il me racontait avec enthousiasme quel monastère merveilleux c’était et quels moines incroyables y vivaient. Mais bientôt j’ai commencé à remarquer qu’au plus il louait les moines de Pskov, au plus il parlait avec beaucoup de mépris des prêtres de l’église où nous chantions. En fin de compte, il a commencé à affirmer que tous les prêtres locaux étaient «spirituellement morts, mais les moines de Pskov, c’est une autre affaire». Après un certain temps, ce chanteur alla dans un monastère. Certes, pour une raison quelconque, ce ne fut pas à Pskov, mais dans un autre. Un jour, je me rendis dans ce monastère et je l’y rencontrai. À ce moment-là, il était déjà hiérodiacre. Dans sa conversation avec moi, il exprimait constamment son mécontentement envers les règles monastiques, le supérieur, son obédience. Il ne parlait favorablement que de la cuisine monastique. Même à propos du monastère de Pskov, qu’il admirait tant auparavant, il commençait à parler avec mépris. Plus tard, j’ai appris d’amis communs que ce hiérodiacre était aviné et avait abandonné l’obédience indiquée par le supérieur. L’homme mourut subitement vers l’âge de 40 ans. Ce genre d’histoires, que nous rencontrons dans les pages des anciens paterikons, et dans la vie contemporaine, nous parle de l’importance d’une vertu que Matouchka Païssia possédait: voir dans ceux qui vivent à côté de vous, dans son cas, dans les «vieilles sœurs» du monastère, un exemple élevé de la vie monastique, et se considérer par rapport à eux comme étant complètement immature sur le plan spirituel, ou encore mieux, comme un novice.
Depuis longtemps, le samovar à la petite botte n’apparaît plus à la fenêtre de la cellule où vivait autrefois Matouchka Païssia, mais tous ceux qui la connaissaient, regardent la fenêtre, quand ils passent devant cette cellule, ils sourient et se disent:
Comme elles étaient merveilleuses, ces vieilles sœurs!
Traduit du russe