Le texte ci-dessous est la traduction d’un extrait du livre «Nous allons te donner du souffle» (Дарим Тебе дыхание), écrit par Mère Eupraxie (Inber), Higoumène du Monastère de l’Ascension, à Orcha dans Éparchie de Tver et Kachine. Le livre est paru en 2019, aux éditions Sibirskaia Blagozvonnitsa.
Ekaterina (son prénom civil) Inber fut une fille spirituelle du Starets Naum (Baiborodine ; 1927-2017) de bienheureuse mémoire. C’est celui-ci qui éduqua spirituellement celle qui était alors une jeune intellectuelle d’une vingtaine d’années, convertie à l’Orthodoxie vers la fin des années ’70 «parce que cela se faisait». Elle reçut la tonsure monastique en 1992. Le Starets Naum envoyait la jeune femme apprendre les fondements de l’Orthodoxie, et du monachisme, dans des endroits divers et parfois éloignés, chez des clercs et des moines de ses connaissances. Ce sont ces expériences que conte le livre de Mère Eupraxie. Dans le récit ci-dessous, extrait des pages 108 à 112 du livre, l’Higoumène Eupraxie narre un événement qu’elle vécut dans l’isba occupée par le Hiéromoine Alexis, prêtre du village de Serbilovo, et par le novice Moïse, auxquels il arrivait d’accueillir chez eux l’un ou l’autre pèlerin. On atteignait Serbilovo en parcourant, depuis la gare de Gavrilovo Posad une drève de bouleaux longue de sept kilomètres, battue par les vents.
Un jour j’arrivai chez eux, fin août. Mon couchage, sur le poêle de la cuisine, était occupé. En fait, toute la cuisine était occupée. Un nombre incalculable de rustiques mouches d’automne y vivaient. J’enroulai un journal et m’apprêtai à les passer impitoyablement à tabac. Mais Batiouchka entra à ce moment et il me retira la gazette de la main en me disant :
– Ce soir, Katia, nous allons célébrer le moleben d’envoûtement, tiré du Grand Trebnik, au Martyr Tryphon, pour se débarrasser des cafards et des chenilles. Prenez patience jusque là. Bienheureux, qui fait miséricorde à toute créature.
La vigile commença à la mode de Serbilovo, c’est-à-dire vers minuit. A travers notre sommeil, nous célébrâmes un interminable moleben, qui finissait par une interminable prière dans laquelle toutes les Puissances des Cieux étaient appelées à l’aide. Jamais je n’avais entendu une telle prière. Et quand le moleben fut terminé, il se produisit une chose effrayante. Batiouchka ouvrit le vasistas de la cuisine, ouvrant ainsi la pièce toute illuminée à la nuit de Serbilovo ! Je compris alors que toutes les mouches qui n’étaient pas encore ici allaient arriver. À tire d’aile.
Mais sous mes yeux se déroula ceci : toutes les mouches s’assemblèrent en une grosse boule noire vrombissante, à la manière d’un essaim d’abeilles, et cette boule sortit dans la nuit, par le vasistas.
– Voilà, maintenant, nous pouvons aller dormir, annonça calmement le Père Alexis, en sortant de la pièce. Je m’imaginai alors que ce devait être tout le temps pareil ; les gens priaient, et donc, Dieu devait obligatoirement les écouter. Le monde de l’Orthodoxie commençait seulement à s’ouvrir à moi. Tout était nouveau, et tout ce qui arrivait était perçu comme dû.
Dix ans plus tard, j’étais à Tver déjà, je me souvins de cette histoire pendant que nous restaurions l’église Sainte Catherine. Les ouvriers, Alexandre et Liudmila, stuquaient et enduisaient l’église pendant la nuit, car la journée, nous y célébrions les offices. Il est vrai qu’on célébrait dans la partie réfectoire de l’église alors qu’ils travaillaient dans le quadrilatère de la nef, où un énorme poêle métallique était chauffé à blanc, et il y faisait chaud. Tellement chaud qu’à la fin novembre, une kyrielle de mouche s’éveilla, se démultiplia et se dispersa en noircissant complètement le plafond qui venait d’être blanchi.
Arriva pour les deux ouvriers le moment de démonter la partie supérieure des échafaudages afin de travailler plus bas. Mais comment aurait-on pu faire une telle chose sans se débarrasser au préalable des mouches ? Ils proposèrent tout simplement d’acheter un aérosol, mais je me souvins alors de mon expérience de Serbilovo. Je racontai l’histoire à Matouchka Iouliana. Nous parvînmes à dénicher un Grand Trebnik, célébrâmes le moleben d’envoûtement au Saint Martyr Tryphon, et attendîmes le moment où les mouches disparaîtraient.
Une journée s’écoula, puis une deuxième, et une troisième. Les mouches étaient toujours là. Mais le quatrième jour, quand nous pénétrâmes dans l’église, nous vîmes son plafond blanc.
Ce fut Liudmila, complètement ébahie, qui nous raconta comment les choses s’étaient passées. Elle et son mari attendaient, et les mouches ne partaient pas, si bien qu’ils décidèrent :
– Laissons ces fanatiques prier, pour nous, le temps, c’est de l’argent.
Et Liudmila partit au magasin acheter un aérosol. Elle ramena un gros flacon et, la nuit venue, elle l’emmena tout en haut de l’échafaudage. Mais à peine le prit-elle en mains pour l’actionner que le bouton-poussoir se détacha et tomba.
– Voilà ce qui se passe quand on fait quelque chose sans bénédiction, pensa-t-elle.
Et à cet instant, elle vit un oiseau, pas très grand, un oiseau qu’ils n’avaient jamais vu sous ce plafond, avec un bec aussi grand que lui. Et l’oiseau, sous les yeux de Liudmila, effaça dans l’ordre, les unes après les autres, toutes les mouches du plafond, vite-vite, comme un scanner. Et puis l’oiseau disparut, aussi incompréhensiblement qu’il n’était apparu.
Quelques années plus tard, nous dûmes célébrer à nouveau ce moleben, car tantôt c’étaient des taupes, tantôt des souris qui nous envahissaient. J’ai alors, pour la première fois, écouté attentivement les paroles de l’interminable prière que le prêtre lit toujours à la fin de ce moleben. Et j’entendis ces mots : «Je vous envoûte, cafards et chenilles, au nom de la Saint Trinité et de – suit alors l’énumération de tous les saints appelés à l’aide -, sortez de ce lieu, et si vous ne m’écoutez pas, j’enverrai sur vous les oiseaux célestes, pour qu’ils vous expulsent».
Voilà l’histoire.
Traduit du russe.