Le texte ci-dessous est la traduction d’un original russe écrit par Madame Mariana Birioukova publié le 13 août 2020 sur le portail Pravoslavie.ru. On voit dans le récit de cette famille la puissance de l’Orthodoxie comme «moteur de vie». Vivre dans l’Orthodoxie signifie que le temps, les marques de l’histoire, et l’espace, l’immensité des distances, ne sont pas des obstacles à la vie dans l’abondance de l’amour du Christ, au sein de l’Église.
Nous nous trouvons sur la rive haute et escarpée de la Volga, la rive gauche, celle de la steppe. La couleur de l’eau varie, tantôt bleue comme le ciel, tantôt bleu-vert, parcourue, par endroits, de moutons blancs. Les nuages d’août défilent. La rive d’en-face, la droite, est tout aussi haute et par places, couverte de forêts. Craquement d’absinthe sèche sous les pieds. À cinquante mètres de la rive, parmi les îlots de roseaux, les têtes des vaches des fermes locales émergent de l’eau jaunâtre: elles mangent les roseaux, car sur la terre, l’herbe a été brûlée par la sécheresse. Par leur mode de vie, ces vaches font penser à des hippopotames.Un âne brait derrière moi. Il s’appelle Friedrich parce qu’il vivait auparavant dans la ville de Pokrovsk, qui porte encore malheureusement aujourd’hui encore le nom de Friedrich Engels. Maintenant, on emmène l’âne à la ville, sur le lopin de terre de la Cathédrale de la Trinité, une seule fois l’an, lors de la Nativité – pour l’organisation de la crèche de la Nativité. Le reste du temps, il clame ses braiment très caractéristiques au village de Yablonovka, tout à côté de la Volga, dans le Raïon de Rovnoié, Oblast de Saratov. La meilleure amie de Friedrich, c’est Dacha, âgée de sept ans, la plus jeune des six enfants d’Édouard (depuis son baptême, George) et de Catherine First.
– «Notre Dacha a le même âge que l’église, raconte son papa, quand elle est née, nous avons commencé la construction de l’église de Saint Seraphim de Sarov».
La construction de l’église n’est pas terminée ; les fonds sont limités ; les First construisent pratiquement entièrement à leurs frais, recevant, il est vrai, parfois l’aide d’amis. Ils ne bénéficient d’aucun revenu exceptionnel ; juste leur petite exploitation agricole, quatre vaches, des chèvres, des oies, des poules. Mais on célèbre déjà les offices à Yablonovka, et chaque fois, des habitants de villages voisins viennent y participer. Voici peu, pour la fête de Saint Seraphim, la Liturgie fut célébrée dans l’église inachevée par Vladika Pacôme, l’évêque de Pokrovsk et Nikolaevsk. Autour de l’église un parc commence à apparaître. Chaque plant est entouré d’une protection en planches.
– «Pourquoi donc, demandai-je à Édouard-Georges et Catherine, n’êtes-vous pas restés en Allemagne? Vous y viviez pourtant tout à fait confortablement. Vos aînés y sont nés, c’est là que vous vous êtes convertis à l’Orthodoxie, et vous aviez la possibilité d’y fréquenter une paroisse orthodoxe… Qu’est-ce qui vous a fait revenir en Russie?»
Mais avant d’écouter la réponse d’Édouard et de son épouse, une brève digression historique est nécessaire.
En 1762-1763, l’Impératrice Catherine accorda à ses compatriotes allemands le droit de s’installer et de développer de vastes terres de steppe sur la rive gauche de la Volga, à des conditions très favorables. Ainsi se constitua la diaspora allemande de la Volga, qui préserva la langue, la culture, le mode de vie, la religion luthérienne, et partiellement catholique aussi, pendant (presque) deux siècles. Après la révolution, jusqu’en août 1941, il exista une République Autonome des Allemands de la Volga. Mais en ce mois d’août très difficile, elle fut supprimée par un décret du Présidium du Soviet Suprême de l’URSS – par crainte de trahison dans les conditions de guerre avec l’Allemagne.
En vingt quatre heures, toute la population allemande fut entassée dans des convois de chemins de fer et dispersée sur tout notre territoire asiatique – du Kamtchatka à l’Asie Centrale. Bien sûr, pour les Allemands de la Volga c’était le chemin de la souffrance: beaucoup d’entre eux périrent dans les camps soi-disant de travail, de nombreux autres survécurent avec une irréparable blessure à l’âme: en effet, on fit d’eux des coupables envers la Patrie,des traîtres potentiels, sans qu’ils n’aient commis aucune faute, juste pour leur sang allemand. Après la guerre, les Allemands n’ont pas été autorisés à retourner dans la région de la Volga pendant longtemps et la plupart ont pris racine là où ils avaient été expulsés. Jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en Sibérie, au Kazakhstan, au Kirghizistan, il y avait des villages, des fermes d’État et des fermes collectives, dans lesquels on entendait beaucoup plus souvent parler l’Allemand que le Russe. Mais dans
les années 1990, après l’effondrement final des espoirs de voir renaître la Volga Allemande, la plupart des Allemands russes (ou, disons, soviétiques) choisirent de partir «dans la patrie de leurs ancêtres», en Allemagne.
Parmi ceux qui décidèrent de quitter l’espace post–soviétique et de recommencer la vie à zéro, il y avait nos héros, Édouard et Catherine… Ils étaient alors encore très jeunes et ne se connaissaient pas: Édouard avait grandi à Alma-Ata, Katya dans l’Altaï. Ils se sont rencontrés là-bas, en Bavière, dans un camp de personnes déplacées. Oui, il fut difficile de commencer la vie là-bas: Édouard, diplômé de l’école de pilotage militaire, dut travailler comme manutentionnaire… mais tout s’est bien passé, il acquit une spécialisation technique, et commença à gagner de l’argent. Avec Katya, ils eurent des enfants : Richard, Stéphane, Maria, Angelina…
Revenons à notre question: qu’est-ce qui les fit quitter leur patrie, si propre, bien entretenue et qui les avait accueillis avec gentillesse, et préférer la steppe de la Volga et le travail paysan sans week-end et vacances?
– La cage nous pesait, sourit Édouard, la cage dorée…
– Quelle cage ?
– La cage, cela signifie que vous et vos enfants avez une seule voie, et vous êtes obligé de la suivre, elle seule. En classe de première classe, nos enfants furent emmenés dans une morgue; en troisième, l’éducation sexuelle commence, complètement abrupte, avec des images; et dans les classes supérieures, la pratique, en recourant à des bananes, vous comprenez… La fille d’un de nos amis, venu lui aussi de Russie, rentra un soir de l’école à la maison, en pleurant, incapable de retrouver son calme. Son père demanda ce qui s’est passé: «Papa, voilà ce qu’on m’a forcé à faire». Le père se rendit à l’école. On le menaça de lui envoyer la police de la jeunesse: un mauvais père, incompétent, et ne faudrait-il pas lui retirer ses enfants? Tout le monde a peur de la police de la jeunesse et beaucoup d’adolescents comprennent très vite qu’il peuvent profiter de cette crainte.
Catherine se joint alors à la conversation et raconta se qui s’était passé dans la famille d’un parent :
– Le père ne permettait pas à sa fille de se promener dehors après vingt-deux heures, ce qui nous paraît tout naturel. Mais là-bas, il n’est pas question d’enfreindre les droits de l’enfant. La fille s’infligea elle même des coups qui produisirent des ecchymoses, et elle appela la police de la jeunesse : «Mon père me bat». La police est arrivée immédiatement, retira la jeune fille de la famille et la plaça dans une maison d’accueil située dans un monastère catholique. Là, son téléphone lui a été retiré, prétendument pour éviter que ses parents ne la terrorisent pas avec leurs appels. Puis il s’avéra qu’on lui avait sur le champ trouvé des une famille d’accueil. Mon parent chercha à ramener sa fille dans la famille, prouvant qu’il n’était en rien à blâmer. Il entendit alors cette réponse: prenez garde que nous ne vous retirions pas vos autres enfants. Sa femme et lui en ont quatre! Que faire?.. La mère de cette fille m’appela: “Katya, priez!..» Nous avons commencé à prier, et cette histoire finit par trouver une sorte de solution, mais pas immédiatement…
Elle fut résolue, vraiment, mais pas immédiatement: la fille réfléchit, appela ses parents et leur dit qu’elle voulait rentrer à la maison. On lui donna l’occasion de revenir. Mais les crises de colère et les manipulations continuèrent… jusqu’à ce que toute la famille fût enfin baptisée dans l’Église Orthodoxe à la demande et aux prières pressantes de Catherine, qui devint la marraine d’une fille difficile, victime des «droits de l’enfant». Maintenant, cette fille est déjà devenue elle-même mère, elle est une personne croyante et, soit dit en passant, pense à retourner en Russie auprès de sa marraine. Et cette histoire incita nos héros à commencer à faire leurs valises.
Quand Édouard, Catherine et leurs proches remplissaient les documents pour entrer en Allemagne, ils écrivaient tous dans la colonne «religion» : évangéliste. Pour l’ancienne génération, c’était un moyen d’auto–identification: «Nous ne sommes pas russes, nous sommes différents». Les parents de Catherine n’ont pas immédiatement accepté sa décision d’entrer dans l’Église Orthodoxe Russe. Et comment tout cela est-il arrivé?.. Chez les First, il y avait déjà trois garçons plus âgés quand Katya a entendit un diagnostic terrible des médecins, qui, heureusement, ne fut pas confirmé.
– Quand arrive le malheur où s’enfuit-on ? Vers qui ? Vers Dieu, évidemment. Et vous comprenez immédiatement où vous devez aller Le chercher.
L’église orthodoxe la plus proche, l’église de la Sainte Trinité et de la Très Sainte Mère de Dieu Fiodorovskaia se trouvait à 450 kilomètres de chez eux, dans la ville de Paderborn. L’archiprêtre Serge Ilyin baptisa Catherine (Édouard avait été baptisé dans son enfance, mais il n’était pas question de fréquenter l’église à l’époque) et devint le père spirituel des deux conjoints. Puis Édouard et Catherine firent baptiser tous leurs enfants… et quelques mois plus tard, les parents et les frères de Catherine furent eux aussi baptisés. La terre étrangère pousse généralement une personne à rechercher sa patrie spirituelle:
– À l’époque, en 2001, dans la paroisse du Père Serge, il y avait moins de dix personnes, et maintenant il y en a plus de 500.
Catherine ayant grandit dans un village, à la différence de son époux, avait une raison supplémentaire de souhaiter revenir en Russie : elle ne voulait pas que les enfants passent leur vie devant un ordinateur, ignorant tout du travail de la terre, incapable de travailler de leurs mains, ignorant tout de la manière de la production du lait, du fromage, des œufs et des pommes. Aujourd’hui, cette ignorance fait partie du passé ; tous les enfants de la famille First sont capable d’accomplir tout ce qui est nécessaire : traire les vaches et les chèvres, désherber les plates-bandes, préparer le déjeuner. Les filles préparent de délicieuses tartes et les garçons, déjà des jeunes gens, travaillent en permanence à la construction de l’église. Une équipe d’ouvriers fut engagée seulement pour installer le toit de métal. Tout le reste fut réalisés par les mains de la famille.
– Et pourquoi donc avez-vous décidé de construire une église?
– Nous sommes arrivés ici après avoir décidé de le construire.
La famille First est arrivée d’Allemagne avec un reliquaire contenant des fragments de reliques d’ anciens saints, y compris les apôtres. Ces reliques, ils les achetèrent dans une vente aux enchères européenne, avec des fonds collectés auprès des paroissiens de l’église de Paderborn. Il n’est pas encore possible de conserver en permanence le reliquaire dans l’église, mais pendant les offices, il y est toujours. En présence des saints, il est tout simplement impossible de laisser tomber les bras et de ne pas mener une affaire à bonne fin:
– Nous avons une règle: toujours nous rappeler que pour nous, maintenant, il n’est plus possible de faire marche arrière.
Cependant, construire l’église est une chose, un début. Il faut aussi travailler avec les gens pour créer une communauté paroissiale. L’église de Séraphim de Sarov,… beaucoup dans le village ne savaient même pas qui il était ! C’est pourquoi la famille First prépare et passe les fêtes de l’église dans l’école locale, avec des enfants d’une dizaine d’années.
– Pour notre première Fête de la Nativité, plus d’une centaine d’enfants de tous les villages environnants se sont rassemblés. La moitié de ces enfants étaient musulmans, mais avec quel intérêt ils regardaient et écoutaient!
Mais la dernière Fête de la Nativité s’est avérée très difficile pour la famille: ici, dans l’église Saint Seraphim, il y avait un cercueil avec le corps de Thaïna, la mère de Catherine, qui attendait beaucoup la consécration de l’église, espérait y venir… Mais elle décéda en Allemagne, et les enfants réussirent à la ramener rapidement au Pays Natal.
Les préoccupations de la famille ne se limitent pas seulement la ferme et la construction de l’église. La famille First est l’espoir et le soutien de la paroisse du village voisin sur la rive de la Volga et de son prêtre le Père Artème Dobrynine: Catherine chante dans le chœur, Édouard est serviteur d’autel,et de plus, après les offices, il ramène dans sa voiture les paroissiens du village de Stepnoié. Les époux First ont la main à tout, ils sont calmes et ordonnés comme de vrais Allemands… et ils ont le cœur ouverts comme les Russes. C’est peut–être pour cela qu’il trouvent toujours des gens pour les aider, dans n’importe quelle situation problématique, et parfois, de la manière la plus inattendue. Il n’y avait pas assez d’argent pour acheter le métal du toit de l’église. Il se trouva quelqu’un qui assuma ces frais. Il n’y avait personne pour transformer la production du potager. Des babouchkas des paroisses de la Volga se sont mis en contact et on pris l’affaire en mains. Catherine ne doute pas que les croyants orthodoxes sont une famille unie, dans laquelle, comme dans toute famille, tout peut arriver, mais dont l’amour ne disparaît pas, et où on n’abandonne personne dans les difficultés…
– Quand nous sommes partis là-bas, en Allemagne, se souvient Catherine, papa a dit: nous allons dans la patrie de nos ancêtres. Mais maintenant, je comprends, et lui aussi a probablement compris, que notre véritable patrie est ici.
J’ai rencontré beaucoup de gens convaincus qu’il faut «filer de Russie dès que possible», et considéraient qu’il s’agissait du but de leur vie. Je ne prétends pas que tous ceux qui sont partis le regrettent maintenant. Tout le monde ne regrette pas. Beaucoup sont très satisfaits et écrivent fièrement à ce sujet sur les réseaux sociaux. Et il ne faut pas, probablement, juger ces gens: on ne force pas l’amour. Et on ne force pas la foi. Et on ne peut obliger à construire. C’est le libre choix de chaque cœur humain. Et quand les époux First disent qu’ils n’ont pas le choix, cela signifie que leur choix est déjà fait.
Traduit du russe
Source
Toutes les photos proviennent de la page du site Pravoslavie.ru liée en source.