L’Archimandrite Alipi (Voronov) devint à quarante cinq ans le Supérieur de la Laure des Grottes de Pskov, le 28 juillet 1959. Il fut un grand supérieur. Autre coïncidence de dates: il décida de quitter le monde et d’entrer au monastère 25 ans, jour pour jour, avant que Dieu ne l’appelle dans Sa demeure éternelle. Son Éminence le Métropolite Tikhon de Pskov et Porkhov, moine de la Laure, et plusieurs hiérarques et clercs qui y séjournèrent se souviennent du Père Alipi. Le texte original a été rédigé par Madame Olga Orlova et publié les 28 et 29 juillet 2020 sur le site Pravoslavie.ru, avec le titre : «Sans le Père Alipi, il n’y aurait plus eu de monastère ici, ni de startsy», et le sous-titre : En mémoire de l’Archimandrite Alipi (Voronov; 28 07 1914 – 12 03 1975). Voici la deuxième partie de la traduction du texte. Le début du texte se trouve ici.
“Soyons amis à nouveau! Qu’une paix bénie renaisse chez nous!» Diacre Georges Malkov, auteur du livre «Aux Grottes ‘construites par Dieu’»
La première fois que je suis allé dans un monastère, c’était à la Laure des Grottes de Pskov. C’était en 1959, et j’avais alors 18 ans. Je me souviens que j’étais dans l’église de la Trinité à Pskov quand un jeune homme y rayonnait d’enthousiasme :
– Je viens juste d’aller au monastère !
– «Ah, quel monastère?», demandai-je.
– A Pioukhtitsa! Les matouchka m’y ont tellement bien accueilli! Mais il paraît qu’ici, il y a aussi un monastère, encore mieux ! Un monastère d’hommes.
Et où se trouve-t-il ? Essayai-je de savoir. Comment y aller ? Après Stary-Izborsk ?
J’y suis allé. J’y entrai…Quel sauvage j’étais à l’époque… On peut en juger par le fait que le tableau qui s’ouvrit à mes yeux correspondait pour moi juste aux images du magazine ‘Divo’, dont le classeur des numéros de l’année 1904 se trouvait chez ma babouchka : les mêmes mendiants, les mêmes cloches… tout quoi! Les voilà devenus réalité! Étourdi, tout simplement ivre d’enthousiasme, j’entamai lentement la montée des marches en fontes qui mènent à la place devant l’église de la Dormition. Je m’arrêtai et m’assis sur une marche, tirai de ma poche un paquet de cigarettes sans filtre «Dukat», en fit tomber plusieurs hors du paquet et fumai avec délice, pensant «Ah, mais quelle bénédiction! Où suis-je donc? C’est tout à fait paradisiaque!». Je venais juste d’expirer la fumée de la cigarette quand j’aperçus quelqu’un qui accourait vers moi. Il portait la veste. Donc, c’était un camarade pas un moine.
– Mais tu as perdu la tête ?! Comment est-ce possible ? Dans un monastère ! Mais tu…
Mais je ne savais pas… C’est tout juste si je n’ai pas avalé la fumée de travers. J’ai tout froissé dans ma main, y compris la cigarette allumée, tout écrasé dans mon poing, et fourré dans ma poche, honteusement… Lentement, confus, je repris l’ascension des marches. En haut, j’aperçus un vieillard assis sur un banc.
-Eh, mon brave, d’où venez-vous? Venez (Je pensai : «ses manières sont toutes délicates. Il m’avait dit : «Asseyez-vous, je vous en prie»). Je l’observai. Clairement un homme du début du XXe siècle. De nouveau, le magazine ‘Divo’. Coiffé d’un chapeau de paille, il était vêtu d’un simple costume… Cette rencontre ne demeura pas sans suite, et pendant une année, nous nous rencontrâmes ci-et là dans la capitale, et je voguais dans le milieu des artistes et des poètes ; j’étais tombé dans le milieu ‘underground’. J’y rencontrai ma future épouse.
Cela m’a toujours ému ; d’une façon providentielle, c’est clair à mes yeux : le Seigneur m’a toujours placé dans des conditions suite auxquelles, je ne pouvais plus ne pas agir comme Il le voulait. Pendant deux ou trois ans j’entretins la compagnie de cet artiste underground, Vladimir Arkharov, et celle du poète Henrikh Sapgir. Tous ensemble nous allâmes à la Laure des Grottes de Pskov.
Nous entrâmes… Près du puits se tenait l’Archimandrite Alipi! Un peu comme si c’était nous qu’il attendait. Et il s’adressa à nous avec chaleur et vivacité. Nous conversâmes. Il découvrit que nous étions moscovites, intéressés par l’art, les arts anciens, les antiquités… Et il comprenait que les artistes s’intéressaient à la source de tout cela, Dieu Lui-même. Et il nous emmena en excursion dans le monastère… Elle se termina à la Tour fortifiée de l’enceinte supérieure. Le soir était déjà tombé, le soleil se couchait. Toute ma vie, je me souviendrai de ses instants merveilleux… Ce qui est curieux, c’est que tous trois, nous sommes sommes entrés dans l’Eglise et devenus croyants. Henrikh Sapgir est mort à Paris. Il s’est fait baptiser à l’hôpital. Il se dirigea vers cela, pendant toute sa vie, tout à fait consciemment, du moins après notre visite à la Laure des Grottes de Pskov et notre rencontre avec le Père Alipi.
A partir de 1964, je suis venu régulièrement à la Laure des Grottes. Je venais avec mon épouse. Et puis, notre fils est né. Nous venions ici tous les trois. Je voyais seulement en Père Alipi sa merveilleuse bonté. Rien d’autre. Même quand je lui parlais d’autres gens, qui lui étaient inconnus…
A Stary-Izborsk, par exemple, vivait le peintre Pavel Dmitrievitch Melnikov. Sa maison brûla. Il parvint tout juste à fuir en sous-vêtements, littéralement. Tout le reste fut réduit en cendres. Lors d’une conversation avec le Père Alipi, je le lui racontai.
– Voila, lui dis-je, l’histoire qui est arrivée…
– Quoi, oh non…
Et il plongea la main dans la poche, farfouilla un peu et et en retira une somme considérable.
– C’est bon. Je vais chauffer le samovar. Toi file au télégraphe. Cours, à l’instant, et envoie l’argent.
Je partis en courant et revint une petite demi-heure plus tard, tout essoufflé. Pour le Père Alipi, tout cela était normal. Ce n’étais pas un podvig. Il était ainsi par nature.
Et ses légendaires stations au balcon! Quand il glissait un pied entre les barreaux… J’appelais ça «A travers la grille de fonte pointe un pied divin…». Oui! On l’a souvent photographié dans cette pose. Et il engageait la conversation de là-haut.
– Eh bien, que voulez-vous? Qui êtes-vous?
Bien sûr, les gens s’agglutinaient immédiatement. La masse prenait vie. Du milieu d’elle, l’un criait :
– Batiouchka, Batiouchka, sauve nous! Maintenant! Voilà, je dois être hospitalisé… et je n’ai pas de sous!!!
– D’aaaaccord! Suivant !
Un autre glapit :
– J’ai eu le feu!
J’ai été secrétaire là, et parfois, le matin, j’examinais la correspondance. Il y avait un tas de lettres de tous les coins du pays! Des demandes d’aides d’innombrables cas sociaux : le feu a tout détruit, une vache est crevée, la peste a sévi, etc… Quant aux timbres-cachets … tout un thème particulier! Normalement, le timbre-cachet, c’était le sceau d’une pièce de cinq kopecks, nos cinq kopecks soviétiques. Les petits malins découpaient et taillaient une pomme de terre, et avec celle-ci et de l’encre, chploc sur l’enveloppe. Le Père Alipi riait d’ordinaire de tout cela, jamais il ne se fâchait, ni ne fulminait. Il constatait :
– Ehhhhh bien! Remarquable, ça! Ce sont peut-être des coquins, mais il savent où s’adresser pour être bien reçus et obtenir de l’aide.
Et parfois, il aidait! Mais parfois, sur le balcon :
– Bien, bien, demain, revenez demain! Ou encore :
– Les billets sont en train de sécher! Ils sèchent!
Avez-vous observé les photos de lui qui nous sont restées? Je viens de parcourir l’exposition organisée par la Laure des Grottes de Pskov pour le soixantième anniversaire du début de son higouménat. Bien sûr, nous voyons des photos où il est sérieux, où il célèbre l’office. Mais la majorité de celles prises dans la vie courante le montre avec un visage empreint d’une grande bonté, un visage souriant, les yeux rieurs. Sa bonté était apparentée à celle des enfants. Elle allait jusqu’à la crédulité.
C’était un homme extrêmement sincère, en tout. Dans la patience, dans ses souffrances, lorsqu’il s’insurgeait contre quelqu’un (il y a une photographie sur laquelle on le voit fâché!), ou au contraire, ce qui était plus fréquent, quand il s’adressait avec amour aux gens.
Il menait une sorte de guerre contre le Père Irénée (Ponomarev). D’aucun appelaient celui-ci «l’empereur», d’autres «sinior pomidor» [seigneur tomate. N.d.T.]. C’était un grandissime escogriffe archangélique et haut en couleur. Mais il avait un péché, il aimait boire un petit verre. Sur ce thème, le Supérieur était rigoureux envers lui. En pareils cas, on le débarrassait de la vue du Père Irénée pendant quelques jours.
La matinée du Père Alipi commençait comme ceci :
– Ah! Le petit Irénée n’en fait encore qu’à sa tête!.. Ohhh, mais combien de fois lui ai-je déjà dit de me servir le lait correctement… Il fait exprès d’enduire ces vaches de je ne sais quoi. Je vais lui botter le train! Je vais lui botter le train!!
Et cela se terminait le soir même. Il se levait :
– Eh bien, allons, réconcilions-nous. Il faut conclure la paix.
Et la paix était conclue. Nous allions à la cellule du Père Irénée. Il était immense, une armoire à glace. Mais dans son environnement, tout était petit ; ce n’était pas des aquarelles, mais des mini-aquarelles, ni des éléphants, mais des mini-éléphants, partout, partout, un enchevêtrement de choses minuscules tel qu’on pouvait facilement oublier pourquoi on était venu, sortir après avoir examiné toutes ces petites choses… Seulement voilà, la table était déjà dressée… On y voyait même de petites bouteilles posées sur des sous-verres mécaniques, et quand on les soulevait, le sous-verre poussait une chansonnette du genre : «Ah, mon cher Augustin…». Alors, lui-même attrapa un cruchon, dont il posa l’arrière sur l’épaule droite, comme il se doit, et il servit tout le monde. Et puis, il dit :
– Allons, soyons amis de nouveau! Qu’une paix bénie renaisse chez nous!
Voilà ! Voilà comme était très bon le Père Alipi. Très bon. Même lorsqu’il accusait quelqu’un, il le faisait sans jamais penser à mal. Avec qui que ce fût. Même dans ses relations avec ceux qui le harcelaient, ceux de tous les départements du Comité de l’Oblast. Il disait habituellement :
– Ce n’est rien ! Ça passera! L’important, c’est qu’ils sont des hommes, pareils à nous! Avec les même certitudes quotidiennes. A cause de cela, à mes yeux, on est dans la même boîte, résumait-il de façon surprenante.
– «Comment ça, dans la même boîte?» fut, je m’en souviens ma réaction.
– Comment? Le 1er mai, le 7 novembre, le Nouvel An, le 8 mars, tous dans le même tiroir. Ils me téléphonent dans ces cas-là, je m’en souviens. Et je suis content. Cette caisse de cognac, cette boîte de caviar, et là, le poisson rouge… Ils font leur salut à travers ces caisses… Dès qu’il y a une fête, je les ai tous ici.
Mais c’est parce qu’il était depuis longtemps à la Laure des Grottes qu’ils ne craignaient pas venir chez lui. Il le respectaient même pour cela. Je ne me souviens d’aucune attitude abrupte ou grossière envers lui de la part des autorités, du moins, dans les dernières années. Et ceux d’entre eux qui étaient plutôt proches de l’Église le vénéraient. Et tous acceptaient le caviar avec satisfaction.
Un jour, des dirigeants vinrent chez le Père Alipi, et ils protestèrent :
– Qu’êtes vous, les Chrétiens?! Des esclaves! Vous avez une psychologie d’esclaves! Esclaves de Dieu! Vous tendez toujours l’autre joue à tout le monde !
Le Père Alipi me raconta :
– Je leur ai fourré quelque chose sous le nez!
– Quoi donc?
– Je vais te montrer.
Il alla dans sa chambre et en revint en tenant un paquet en mains.
– Je leur ai dit : le voici, notre Christianisme!
Il déballa le paquet. Il contenait un livre de petite taille. Un Évangéliaire, semblait-il. Il l’ouvrit. Il y avait du sang. Sur toutes les pages du sang avait coulé. Il me montra en disant :
– Ceci m’a été envoyé de Sibérie, c’est un vestige sacré de la dernière guerre. C’était un soldat chrétien. Il portait l’Évangéliaire sur lui, à hauteur du cœur. Il est mort. Tué! C’est son sang, versé «pour ses amis» (Jean 15,13). Je leur ai montré. Voilà qui nous sommes, nous les esclaves de Dieu!
Nous restâmes un instant silencieux. La pause s’éternisait. Je finis par demander :
– Et ensuite, les «camarades» ont-ils répondu?
– Non ils sont partis. Que pouvaient-ils répondre?
Traduit du russe
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