Le texte ci-dessous, propose la première traduction en français de la longue biographie du Saint Starets Jérôme (Solomentsov). En 2012, le Saint Monastère athonite de Saint-Panteleimon a publié un épais «Paterikon des Athonites Russes des XIXe et XXe siècles». Ce texte en est extrait. Le 27/14 novembre 1885, le Starets et Père spirituel de tous les agiorites russes, Jérôme (Solomentsov) s’en est allé auprès du Seigneur. Ce puissant guide spirituel, élu par la bénédiction particulière de la Très Sainte Mère de Dieu, dirigea la communauté russe du Monastère Saint-Panteleimon. Il devint par la suite le père spirituel de tous les moines russes de l’Athos. La Providence divine le chargea d’une obédience particulière et colossale: la restauration du monachisme russe sur le Mont Athos, non pas formellement, mais en profondeur, conformément aux meilleures traditions de la piété monastique. Le début du texte se trouve ici.
Peu de temps plus tard, le Père Arsène donna au moine Joannice sa bénédiction pour qu’il accepte des disciples. Le Père Joannice devenait leur starets et le Père Arsène était le confesseur et guide spirituel de la communauté. Ce faisant, le Père Arsène agissait avec entendement et sagesse; de la sorte, il organisait le passage du Père Joannice de l’érémitisme au cénobitisme. Et même après qu’il ait commencé à assumer les obligations de la paternité spirituelle, par obéissance au Starets Arsène, le Père Joannice continuait en son âme à se considérer comme son disciple. Et il prenait ainsi soin de sa propre âme, ne voulant pas perdre les précieux fruits spirituels acquis par de lourds labeurs. Nous aurons la possibilité d’observer par la suite les qualités de sa disposition spirituelle à accueillir l’édification, et comment, en transformant cette disposition, le Père Joannice devint au cours du temps un grand starets, et comment il sacrifia sans réserve son propre intérêt à celui d’autrui, dans la cadre de leur relation spirituelle. Avec ses disciples, le Père Joannice était doux et indulgent. Il endurait et portait même généreusement toutes leurs infirmités, préservant ainsi le calme précieux de sa propre âme. Il agissait de la sorte afin de ne pas détruire ses propres dispositions spirituelles. Cette qualité est typique des lutteurs spirituels qui ne sont pas encore fermement établis dans les vertus, et craignent de se préjudicier par une parole ou une action imprudente. De même, cette attitude peut caractériser non pas les fils, mais les mercenaires qui ne sont pas sûrs d’hériter des trésors paternels et travaillent pour une récompense.
Le Père Joannice avait souvent lu et chanté les offices, mais une nuit, alors qu’il s’était levé pour lire les matines, soudain, sans aucune raison, il était devenu quasiment aveugle et ne pouvait plus rien lire. Il devait se satisfaire de ce qu’il connaissait par cœur. Ses disciples en étaient grandement attristés et lui-même s’affligeait beaucoup. Cette infirmité perdura quelques jours. Alors, un soir après complies, il sortit dans la forêt qui entourait la kelia, et il y passa la nuit. Le matin, il rentra pour les matines et dans l’église, il fut de nouveau capable de lire, comme auparavant, rapidement et avec joie. Ses disciples étaient émerveillés et interrogèrent leur starets au sujet de la brusque guérison de sa vue. Le Père Joannice leur répondit : «Cette nuit, dans la forêt, j’ai prié avec ferveur. Soudain, la Très Sainte Mère de Dieu m’apparut dans le ciel, dans un grand éclat de lumière. Tremblant d’une pieuse crainte, je me prosternai devant Elle jusqu’à terre, et je L’entendis me dire les paroles suivantes : «J’ai accepté tes prières et ton engagement envers le Seigneur, seulement écoute ceci : tu dois t’efforcer d’accomplir tout avec la plus grande précision. Je vais guérir ta vue et jusqu’à la fin de tes jours, tu liras sans avoir besoin d’une aide quelconque!» Et ensuite, Elle devint invisible».
Le 2 août 1840, au Monastère Saint-Panteleimon, le Hiéromoine du grand schème Paul s’en alla vers le Seigneur… L’Higoumène Gérassime réunit sa fraternité afin qu’elle choisisse parmi les plus expérimentés dans la vie spirituelle un pasteur qui puisse les diriger. La fraternité tint conseil et remit sa réponse à l’Higoumène. Il convient d’accorder toute l’attention voulue à tout ce qui fut dit, car cela contribua grandement aux éloges considérables formulés à l’égard du futur grand starets, qui n’était alors qu’un moine-ermite néophyte, novice du grand starets et père spirituel russe Arsène. Voici donc ce que dirent les frères :
«Père saint, il y a beaucoup de Russes sur la Sainte Montagne, mais qui pourrait tout à la fois faire observer notre règle monastique cénobitique, nous guider en l’Église et diriger la fraternité? Nous ne trouvons personne, si ce n’est Arsène, le père spirituel; lui est capable de combiner tout cela et de nous diriger. Il y aussi son disciple, le moine Joannice, qui pourrait lui aussi diriger la fraternité et régler les questions ecclésiastiques, seulement, nous ne savons pas s’il pourrait se charger de gérer notre communauté cénobitique car il a sa propre kelia et ses disciples».
L’Higoumène leur commanda de constituer un groupe d’émissaires qui irait demander au Père Arsène de venir vivre au monastère russe. Ils tinrent conseil, et convaincus par avance du refus qu’opposerait le Père Arsène, ils décidèrent d’aller trouver d’abord le Père Joannice afin de savoir auparavant si lui serait disposé à venir au monastère et y vivre. Celui-ci refusa catégoriquement, ne souhaitant pas accéder au rang de prêtre, inévitable dans l’exercice de la dignité de confesseur. Il invoqua également la faiblesse de sa santé, à cause de laquelle il lui serait difficile de vivre dans une stricte cénobie. Et dans sa réponse, il ajouta son amour pour le silence. Cette réponse attrista les frères et ceux-ci se rendirent alors auprès du Starets Arsène lui-même, afin de l’implorer avec des larmes de venir s’installer au monastère pour que la fraternité ne demeure pas orpheline d’un pasteur. Le père spirituel leur répondit : «Ne pensez même pas à moi pour cela, ne me demandez rien, et élisez plutôt un autre parmi ceux que vous connaissez». Il lui dirent en pleurant : «Père saint, parmi tous ceux que nous connaissons sur la Sainte Montagne de l’Athos, nous n’avons choisi que vous deux. Soit vous venez, soit vous bénissez votre disciple, le Père Joannice, pour qu’il vienne». Le père spirituel réfléchit, et dit ensuite, lentement et délibérément : «C’est une chose de grande importance que de troubler le Père Joannice et ses disciples. Ils vivent dans le calme, dans le silence et dans la paix. Ils ont leur kelia, et toutes les facilités nécessaires… Mais évidemment, si c’est la volonté de Dieu… Votre monastère est une cénobie, et elle est proche de Dieu. Que tous les moines jeûnent une semaine et prient Dieu et la Très Sainte Mère de Dieu, et ensuite, revenez près de moi. Si telle est la volonté de Dieu, je vous le dirai, et je vous l’enverrai, même si lui ne veut pas y aller». Avec une grande joie, les émissaires rentrèrent au monastère remplis de joie, et expliquèrent tout à l’higoumène. Celui-ci ordonna à toute la fraternité de jeûner une semaine et de se préparer à la Sainte Communion, de prier Dieu et la Très Sainte Mère de Dieu pour que soit envoyé un homme qui puisse tout gérer au profit du monastère. Pendant la semaine, trois vigiles furent célébrées – une au Seigneur Dieu, une à la Mère de Dieu et une au Saint Mégalomartyr Panteleimon, implorant d’indiquer l’homme digne et élu de Dieu.
Au cours de cette période, le Père Arsène lui-même pria avec diligence et avait l’intention de célébrer trois vigiles de toute la nuit pour connaître la volonté de Dieu. Mais dès après la seconde, le Seigneur manifesta sa bienveillance. Conformément à ce qui avait été convenu, les frères du monastère russe retournèrent auprès du grand Starets Arsène. Il les accueillit avec joie et leur annonça solennellement «Réjouissez-vous! La volonté de Dieu est que le Père Joannice s’installe au monastère russe! Allez au monastère et dites à l’higoumène d’envoyer les frères aînés à Karyès afin d’établir l’arrangement». Heureux, les pères rentrèrent au monastère et rapportèrent à l’higoumène ce qui avait été dit. L’higoumène et la fraternité toute entière célébrèrent immédiatement un molieben d’action de grâces, après quoi ils envoyèrent leurs émissaires à Karyès, et au Père Joannice pour lui demander et l’implorer de venir diriger la fraternité russe, d’en être le confesseur et le berger, ainsi que l’assistant du Père Higoumène Gérassime.
Le Père Joannice ignorait tout ce qui venait de se produire. Il venait juste de terminer de célébrer les matines, avec ses disciples, et chacun retournait à ses prières et travaux dans sa cellule. Soudain, on lui apporta une note écrite du Père Arsène, demandant que tous trois viennent le voir. Quand ils arrivèrent, le starets leur commanda d’entrer dans l’église et il se revêtit de son épitrachilion avant de parler : «Père Joannice! Le Seigneur a béni : tu iras au monastère cénobitique russe avec tes disciples, car Dieu veut y créer quelque chose». Tous trois pleuraient. le Père Joannice tomba à genoux devant son starets et dit : «Père saint! Tu connais la faiblesse de ma santé. Tu sais également que je suis venu à la Sainte Montagne afin de fuir l’ordination et la responsabilité de commandement, passer ma vie dans le désert et le silence, et atteindre ainsi ce pourquoi j’ai quitté le monde, c’est-à-dire vaincre les passions et m’unir à Dieu».
Le starets lui répondit : «Chaque chose est bonne un temps. Il est bon de fuir l’ordination. Mais ensuite il est bon de l’accepter pour la gloire de Dieu. Tout comme il est mal de chercher à être ordonné, il est mal de s’opposer à la volonté de Dieu. Et la faiblesse de ta santé, le Seigneur la connaît mieux que toi. En Ses mains, Il tient toute notre vie. S’Il t’a choisi, Il te donnera la santé aussi. Et au sujet de ton souhait de vaincre les passions au désert et d’atteindre l’union à Dieu, je te réponds ceci : si c’est la volonté de Dieu, tu vaincras les passions aussi bien dans la cénobie qu’au désert. Il se pourrait même que tu vainques plus rapidement dans la cénobie, car le désert endort alors que la cénobie mortifie sans fin les passions et les enterre dans l’humilité, l’obéissance et le retrait de notre propre volonté. Et quand les passions meurent en nous, nous acquérons la paix spirituelle et nous nous unissons à Dieu. L’authentique vie monastique ne se trouve nulle par ailleurs que dans les cénobies. Et encore ceci : tu veux sauver deux âmes seulement. Mais va donc, et tu en sauveras vingt, et avec le temps, cinquante. Tu devras te soucier de tout un chacun. Il te revient de construire une communauté russe, et elle sera glorifiée grâce à toi. Ne t’oppose plus à la volonté de Dieu. Maintenant, va à Karyès, négocie tout ce qu’il faut avec les Grecs, et installez-vous au monastère. Que le Seigneur vous bénisse».
Le Starets le bénit, et ajouta, adoucissant son discours sévère : «Va, mon petit enfant, adieu. Là-bas, tu vivras quelque chose d’admirable». (A suivre)
Traduit du russe