Le texte ci-dessous est la traduction d’un original russe publié le 1er novembre 2018 sur Pravoslavie.ru : un entretien de Pëtr Davydov avec l’Higoumène Dovmont Beliaev, Recteur de l’église de la Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu, à la Forteresse d’Ivangorod, dans la région de Pskov. Cet entretien aborde certaines raisons des troubles intérieurs de l’homme, l’utilité de ceux-ci dans le processus d’élimination de la vanité, ainsi que l’attitude à adopter vis-à-vis d’eux. Cette deuxième partie aborde également les thèmes de la formation du clergé et de l’iconographie. La première partie du texte se trouve ici.
Aujourd’hui, s’offusquer est à la mode : «mon sentiment de croyant» est offensé à tout moment. Ou souvent, je m’offusque catégoriquement de tout ce qui ne me convient pas. Les raisons en sont légions. De quoi ne s’offusquerait-on pas? Par conséquent, je vois régulièrement que maintenant, l’attitude de la société envers l’Église, l’Église Orthodoxe russe, n’est même plus ce qu’elle était à l’époque soviétique ; on la considérerait plutôt comme une institution qui pour l’instant est encore tolérée. Parfois, on entend dire, avec mépris : «Ah voilà, vous vous offusquez encore! Vous n’êtes capables que de cela». Ces observation sont-elles correctes ou erronées, à votre avis?
Il me semble que ces griefs ne reposent pas sur des fondements raisonnables. Parce qu’on s’offusque quand on considère qu’un agissement est inconvenant. Mais le monde… et c’est souligné partout, dans les Saintes Écritures, dans les témoignages des saints, nous sommes prévenus : «Le monde gît dans le mal». Nous ne pouvons rien changer au fait que le péché et le mal soient dans le monde ; nous ne pouvons l’empêcher car c’est la conséquence de la peccaminosité du genre humain en tant que tel. Et le Christ n’a jamais dit : «On vous respectera dans le monde, on vous rendra honneur, tout le monde vous respectera et vous estimera, si vous marchez à Ma suite». Il a dit au contraire : «On M’a chassé, et on vous chassera. Si on avait observé Ma parole, on observerait la vôtre. Si vous étiez de ce monde, le monde aimerait les siens, mais comme vous n’êtes pas de ce monde, le monde vous haïra. Sachez qu’il M’a haï avant vous, et tenez bon, car J’ai vaincu le monde».Tenir? Face à quoi? Aux poursuites judiciaires?
Il est triste de plaisanter en disant que les premiers Chrétiens souffraient de persécutions et que ceux d’aujourd’hui souffrent de vexations. Vous devez comprendre qu’aujourd’hui nous vivons plus librement que jamais. Jamais les Chrétiens de Russie ne vécurent dans une telle liberté. On ne nous coupe plus la tête à cause de notre foi, on ne nous expulse plus de nos lieux de travail, ni des institutions où nous étudions, on ne nous empêche plus d’accéder aux niveaux les plus élevés de l’enseignement, comme ce fut le cas à l’époque soviétique. Dans les séminaire, on n’admettait pas les gens disposant du niveau d’enseignement supérieur car on voulait diminuer la capacité formatrice du clergé. Qui admettait-on à Leningrad et à Moscou? Des villageois moldaves et ukrainiens, des gens qui en fait ne parlaient pas, ou mal, le russe. Et quand un artiste, par exemple du Théâtre Marie, venait à l’église et voyait le batiouchka de Petite-Russie s’approcher de lui, il voyait un bon petit gars, mais qui causait à peine le russe. De quels sujets les gens de l’intelligentsia pouvaient-ils s’entretenir avec eux? Bien sûr, il y eut des coryphées, des hommes d’une éducation remarquable, de grands prédicateurs. C’est par exemple le Père Alexandre Medvedski, le Recteur de la Cathédrale Saint Nicolas à Peterbourg, ce remarquable prédicateur, qui a célébré les funérailles d’Anna Akhmatova. Il connaissait de nombreux représentants de l’élite culturelle. Il en était. Et il y en eut d’autres, mais malheureusement, très peu. Et les prêtres vraiment remarquables, on les envoyait, hélas, toujours à la périphérie.
Mais ils rassemblaient beaucoup de gens autour d’eux.
Tout à fait. Selon les paroles de l’Évangile : «On n’allume pas la lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier» (Mat.5,15). Mais je me rappelle le paroles de plusieurs batiouchkas : «Il viendra un temps où on nous donnera la liberté de parler. Mais on ne dira rien». Les grands lieux communs qui résonnent du haut des ambons, ils semblent remarquables, et on trouve ça beau, mais quand je regarde les jeunes, les adolescents, je ne vois pas que cela les touche, que cela les intéresse. Que du contraire ; ils prennent ça comme nous prenions autrefois les interventions du secrétaire généra du parti communiste. Vous vous souvenez des retransmissions des séances? Je n’oserais pas dire que tout le monde était collé au téléviseur et écoutait attentivement. Malheureusement, nos homélies sont perçues de la même manière.
Cela signifie qu’il faut «danser» au son de la musique des jeunes?
Non, évidemment. L’homme auquel le péché fait mal à l’âme et que la vie a couvert de bosses, il ne vient pas à l’Église pour danser.
Il n’a pas besoin de se changer les idées ?
Non. Il a besoin de compassion et d’attention de la part des serviteurs des prêtres.
De compassion, pas de paroles toutes faites.
Cela va de soi. Le Seigneur a tout de même dit : «Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie ; pleurez avec ceux qui pleurent» (Rom.12,15). Un jour, Vladimir Soloviev écrivit un poème empreint de douleur qui s’appelle «Un Souvenir opportun»
Menant Israël par la voie étroite,
Le Seigneur fit deux miracles en une fois:
Il ouvrit la bouche de l’âne muet
Et interdit le prophète de parole.
Un lointain futur se cachait
En ces miracles des premiers jours.
Et maintenant, la punition de Moab est infligée,
Hélas! À ma pauvre patrie.
Poursuivie, Rus’, par un destin impitoyable,
Pour un péché toutefois autre que celui de Balaam,
La bouche de tes prophètes est fermée,
Et la liberté de parole est donnée à tes ânes.
Écrit en 1887. Tout à fait à propos en notre époque.
«A propos en notre époque», en ce qui concerne les enseignements dans les séminaires et académies?
Notamment, mais pas exclusivement. Je me souviens de perles merveilleuses d’enseignants occupant des postes élevés et dont je ne peux citer les noms : «Tout doit être parfait dans l’homme, la dimension spirituelle et aussi la dimension corporelle. Prenez par exemple l’oiseau. S’il a une patte plus courte que l’autre, pourra-t-il voler?» Voilà la question qu’il adressa à l’auditoire. Tous étaient assis en silence, luttant contre le fou-rire… Ou un autre exemple très intéressant, très profond, en matière de dogme : «Prenons trois verres : dans l’un, de l’eau, dans le suivant, du vin et dans le troisième, de la bière. Qu’ont-ils en commun? L’alcool. Il en va de même avec la Sainte Trinité : Père, Fils et Esprit Saint. Les hypostases sont différentes, mais qu’ont-elles en commun? La divinité».
Un génie de la dogmatique!
En effet. Mais j’ai des raisons de penser que la situation est un peu meilleure aujourd’hui. Mais il y eut, et il y a encore, d’érudits professeurs et des théologiens extrêmement talentueux. Je me souviens des leçons d’Alexandre Vassilievitch Markedonov à l’Académie. Et il y avait des professeur de niveau international ; par exemple l’Archidiacre Vladimir Vassilik, une homme unique, de formation universitaire, pratiquant les langues étrangères en véritable polyglotte. Au Séminaire, il enseignait le français et l’allemand. Il maîtrisait le grec et le latin. Et à l’Académie, il enseignait la patristique occidentale.
Nous entendons souvent dire (par exemple lorsqu’une icône célèbre est amenée et offerte à la vénération dans l’une ou l’autre ville), que «Dieu est particulièrement proche de nous, Chrétiens Orthodoxes, à travers cette icône». Que signifie «particulièrement proche»? C’est franchement troublant. On ne verrai donc pas Dieu dans les autres icônes «usuelles», «non-miraculeuses»? Ou alors, on Le voit, mais pas «particulièrement proche»?
Voilà un thème difficile et pénible. Nous vivons aujourd’hui une époque dans laquelle beaucoup de gens se considèrent comme des iconographes et peignent beaucoup d’icônes. Aujourd’hui, on trouve des icônes de Batiouchka Nicolas de Zalit, des icônes de Raspoutine, d’Ivan le Terrible, et même de Staline. Il est extrêmement regrettable que la tradition orthodoxe attestant de la canonicité d’une icône, et donc de sa dignité d’être vénérée, fasse aujourd’hui défaut, ou ne soit pas respectée comme il se doit. Alors que c’était le cas auparavant. Au XIXe siècle existaient des villages d’iconographes, Palekh par exemple, et d’autres. Des villages entiers! Mais c’était une affaire contrôlée par l’État, et les iconographes de ces villages recevaient une patente spéciale les autorisant à peindre les icônes. On considérait donc qu’ils étaient en mesure de la faire. Et il était interdit de peindre des icônes «non-authentiques» (non-canoniques). Les infractions étaient sujettes à poursuites judiciaires.
Et observez attentivement : sur les icônes des XVIe et XVIIe siècles, les lettres et signes diacritiques signifiant le nom de la Mère de Dieu ou de Jésus Christ, forment soit un rond, soit un carré. Lorsque l’icône était terminée, elle était soumise à examen, par exemple de l’évêque, d’un représentant du clergé, de l’higoumène du monastère, c’est-à-dire de gens expérimentés dans les canons de l’Église. D’habitude les ateliers d’iconographie se trouvaient dans les monastères ou dans les maisons archiépiscopales. Si la canonicité de l’icône était admise, alors, on y ajoutait les lettres et signes diacritiques, en argent, signifiant les noms du Sauveur ou de la Très Sainte Mère de Dieu, ainsi que le nom de l’iconographe. Et l’icône était alors consacrée. Après cela seulement elle devenait une chose sainte digne de la vénération de tout le peuple, et devant laquelle on pouvait aller prier. Et quand l’icône était considérée indigne de ferveur parce qu’on y avait identifié des éléments fallacieux, il n’était pas permis de la vénérer et elle était mise au rebut. Il y eut même le cas célèbre d’iconographes de Pskov dont les icônes ne furent pas reconnues canoniques et qui furent examinées lors de l’assemblée des «Cent Chapitres». Les examinant, ils considérèrent qu’elles contenaient des éléments hérétiques. Mais voilà, malheureusement, ces temps appartiennent au passé, et aujourd’hui, on voit toutes sortes d’icônes, et parfois des «images» au sujet desquelles votre langue se refuserait à prononcer le mot «icône». On a même connu un phénomène effroyable, particulièrement dans la période qui précéda la révolution, vers la fin du XIXe siècle, mais aussi plus tôt : des provocations contre l’Église Orthodoxe, sous la forme d’icône infernales.
Cela a l’air effrayant!
Mais c’est ainsi. On les dit infernales lorsque, par exemple, sur la face arrière, sous une couche de peinture, est représenté le diable, des formules magique ou des signes cabalistiques. Ces cas sont connus. J’ai personnellement vu une icône représentant le Christ crucifié. Mais sous la toile rigidifiée par le levka et la colle et fixée sur la planche, on découvrit un crucifix inversé.
Mais pourquoi faisaient-ils cela?
Par dérision. Des gens qui s’étaient éloignés de la foi, peut-être membres de sectes. Il a toujours eu chez nous de gens s’occupant de magie noire et de toutes sortes de saletés. Et donc ce genre d’icônes a existé. On connaît même un cas tiré de la vie d’un saint. Selon moi, il s’agissait de Saint Basile le Bienheureux. Une certaine icône de la Très Sainte Mère de Dieu était vénérée à Moscou. Tous allaient à elle. Mais le Saint ce mit à lancer des cailloux sur elle. Les gens lui tombèrent dessus : «Mais que fais-tu donc!». Mais alors, ils aperçurent sous la couche de couleur endommagée une représentation du diable. Le Saint avait vu cela.
Je ne faisait pas référence à des icônes non-canoniques ou à ces saletés que vous venez de mentionner. J’ai du mal à croire que les icônes normales, celles dont le myrrhon ne s’écoule pas, des icônes vraiment normales, imprimées ou embouties, ne parleraient pas autant de Dieu ou des saints que les icônes dont s’écoule le myrrhon. Dieu n’y serait-Il pas proche de nous?!
En effet, ce n’était pas ainsi jadis, au temps de la Rus’. Il est vraisemblable que cette sélectivité dans la vénération des icônes soit apparue après Nikon, quand on a commencé à réglementer les endroits où les icônes devaient être disposées et ceux où elles ne pouvaient l’être, combien d’icônes il convenait de suspendre dans les lieux publics. Tout cela est arrivé après Nikon. Mais avant cela, comme le décrit Paul d’Alep, même une feuille sur laquelle un enfant avait dessiné un saint ne pouvait être jetée. Elle rejoignait obligatoirement le coin des icônes car on la considérait comme une sainte image. Voilà pourquoi advinrent des réactions sauvages quand Nikon brisa en la jetant sur le sol une icône en fonte sur laquelle étaient représentés des saints, soi-disant de manière non-canonique. Cela fut même représenté dans les brochures des croyants du Vieux-Rite. Le simple peuple considéra cela comme une action antichrétienne. Bien-sûr, cela fit un grand scandale. (A suivre)
Traduit du russe.