Le site Pravoslavie.ru a publié fin 2019 et début 2020 une série de quelques textes portant le sous-titre de ‘Croquis de Pioukhtitsa’, écrits par l’Archiprêtre Oleg Vrona, né en Sibérie orientale, jadis diacre à Pioukhtitsa, et aujourd’hui recteur de l’église Saint Nicolas à Tallinn. Ces textes, à première vue peu spectaculaires, sans doute, proposent quelques pages de la vie spirituelle dans ce célèbre monastère, situé à la frontière de l’Estonie, mais aussi des portraits de certains «justes» qui y séjournèrent. Le présent texte, préparé par Stepan Ignachev, a été publié en russe le 31 janvier 2020.
Il portait le prénom de Kondrat, relativement rare à l’époque, et il était un bricoleur hors pair, il avait des mains en or. Il était de taille imposante, avec de grands bras, un visage allongé et le nez camus. Ses dents aussi étaient grandes, mais deux petites couronnes de métal jaune brillaient à la place des incisives. Ses chaussures, à cause de leur taille démesurée, ressemblaient plus à des skis courts qu’à des bottines normales. Un jour, je fus témoin de ce que la longueur exceptionnelle de ses chaussures lui joua un mauvais tour. Il convient sans doute de commencer ce récit par le fait que si lors des jours de travail, Kondrat représentait l’exemple parfait du travailleur qui affronte de durs labeurs, depuis ses grosses bottines jusqu’à son couvre-chef, les jours de fête, il parvenait à se vêtir de telle sorte qu’on l’aurait pris, disons, pour le fournisseur d’une usine de meubles, ou un chef d’atelier d’usine de machines à coudre. L’unique signe trahissant son appartenance à la catégorie de ceux qui font des travaux lourds, c’était ses mains à la noirceur tenace.
C’était l’été, un jour de fête. Entrant au monastère, Kondrat s’arrêta à la maison du responsable des achats, Oswald Martynovitch, qu’il rencontrait quasiment chaque jour pour ses travaux. Le long de l’enceinte basse courait Bior, un chien de Berger d’Europe Orientale, de taille très imposante, et à la réputation de gardien fiable. S’approchant de la clôture, Kondrat, ayant décidé de choyer le chien, sortit lentement de sa poche une friandise au chocolat et la déposa sur la clôture. Bior ne se le fit pas dire deux fois; il accourut vers l’endroit où l’attendait la friandise et la happa adroitement en la faisant glisser de la clôture. A la seconde suivante, il enfonçait les crocs dans la chaussure du dimanche de son bienfaiteur, cirée, toute brillante et dépassant sous la clôture. Kondrat recula vivement de l’enceinte et le visage empourpré par la douleur, observa sa chaussure trouée par les crocs de Bior. Pendant ce temps, le chien, agitant la queue, courrait le long de la clôture en aboyant pour annoncer à son maître que l’hôte qu’ils n’attendaient pas avait été traité comme il convenait et avait fait demi-tour.
Il convient de noter que Kondrat était un homme timide, ce qui lui donnait un sourire pudique d’enfant. Sa poignée de main, de sa main énorme, vous faisait comprendre que vous aviez sans doute aucun affaire à un homme positif. Il était si habile qu’il était à la foi plombier, électricien et soudeur et possédait des compétence dans des domaines tellement variés qu’il était devenu indispensable au monastère. Et si on y ajoute qu’il était fiable et sans exigences particulières, on comprend qu’il n’avait pas de prix, c’est pourquoi l’Higoumène Barbara l’appelait «Kondrat en or».
Kondrat travailla en permanence au monastère pendant des années, et tous ceux qui y résidaient, y compris le clergé de la communauté, avaient recours à ses services quand ils devaient résoudre des problèmes domestiques. Un jour, mon épouse et moi l’avons appelé afin qu’il jette un coup d’œil sur notre cuisinière à bois dans la cuisine car elle fumait terriblement. Kondrat mit peu de temps à résoudre le problème, et nous l’invitâmes à partager notre repas dans notre petite cuisine, l’endroit le plus chaud de notre petite maison monastique remplie de courants d’air et consistant en deux chambres et la cuisine. C’était l’hiver. Un hiver froid et neigeux. Je savais que Kondrat buvait, et même, qui buvait continuellement. Pour cette raison, j’avais acheté à l’avance une bouteille de vodka que je plaçai sur la table, sans aucune arrière pensée, avant même l’arrivée de Kondrat. Je ne sais si elle avait attiré l’attention de l’artisan pendant qu’il travaillait, mais il était de bonne humeur, malgré qu’à ‘époque une rumeur courait au monastère au sujet de l’alcoolisme de certains travailleurs, dont Kondrat faisait partie. Planait ainsi la menace selon laquelle la matouchka higoumène pourrait faire passer Kondrat du rang de «Kondrat en or» à celui de «Kondrat en argent» ou «en laiton», ou peut-être le priver de tout rang… A table, je n’abordai pas ce thème de discussion, malgré ma curiosité vis-à-vis de ce qui se passait réellement. Mais quelques petits verres firent l’affaire, et Kondrat se livra.
Il commença par raconter que ses collaborateurs ne savaient pas boire. «Si, se plaignit Kondrat, nos hommes boivent fût-ce un petit peu au travail, n’attendez plus rien d’eux. Ou bien ils rigolent jusqu’à ce qu’ils soient complètement ivres, ou bien, ils traînent d’un coin à l’autre faisant juste semblant de travailler. Prenez le cas de Pëtr, continua Kondrat, rougissant un peu. L’higoumène me houspille : ‘Kondrat, tu as les yeux dans ta poche?’. Mais est-ce moi qui versé la vodka dans sa gorge? Il doit connaître lui-même sa mesure. C’est lui qui vit sa vie». Mon épouse et moi savions de qui il s’agissait. Pëtr était le frère de la moniale Ioasapha, l’aînée des sœurs chargées des soins du bétail mais elles travaillaient surtout aux champs, et on les appelait les champêtres. Âgés, de haute taille, corpulents, l’air de famille de Pëtr et Ioasapha sautait aux yeux. Pëtr aidait les sœurs à s’occuper des chevaux, et il connaissait les travaux des champs. C’est la raison pour laquelle il en était venu à occuper cette place d’assistant irremplaçable dans l’élevage du bétail, depuis des années, et il y était fermement installé.
En ces jours d’hiver, il y avait du travail dans les étables et écuries, et on appela Kondrat ainsi que quelques journaliers. Lorsque le travail fut mené à bien, les hommes, comme d’habitude, fêtèrent l’occasion. Pour l’un, la quantité d’alcool bue fit l’effet d’une décharge de gros sel sur le cuir d’un éléphant, pour d’autres, c’était suffisant pour qu’ils en soient ivres. Mais c’est alors qu’on téléphona du monastère à la ferme. On avait besoin de Kondrat de toute urgence. La ferme ne disposait pas de véhicule, pourtant, il fallait faire vite. Voilà que Pëtr proposa d’emmener Kondrat au monastère en attelant un cheval. Il le ramènerait ensuite lui-même le à la ferme. Kondrat savait mener un attelage, c’est pourquoi Pëtr lui confia les rênes, s’enveloppa dans une grande touloupe en peau de mouton et s’allongea dans le traîneau. Le traîneau était à peine entré au monastère que l’higoumène Barbara apparut, sortant on ne savait d’où. Kondrat freina, sauta adroitement hors du traîneau, et expliqua : «Pëtr et moi, nous sommes venus, suite au coup de fil. On nous a dit que c’était urgent». Mais Matouchka lui répondit : «Attends un peu… Alors, comme ça, tu es venu avec Pëtr? Et quoi, tu l’as perdu en chemin?! Visiblement vous avez bu et pas un peu!». Ce disant, l’Higoumène menaçait son interlocuteur dégingandé. Alors, se retournant, Kondrat découvrit que Pëtr ne se trouvait plus dans le traîneau. «Ah ben, voyez-vous ça!», murmura Kondrat, devenu livide et comme perdu. «Prends vite Vania le chauffeur avec toi, et retrouvez immédiatement Pëtr!», commanda énergiquement la supérieure énervée. «S’il meurt congelé, il faudra rendre des comptes», cria l’Higoumène Barbara alors que le traîneau s’éloignait. Disant cela, elle bénit d’un large signe de croix le dos de Kondrat et demeura sur place à attendre leur retour.
Pëtr était allongé sur l’accortement, dans la montée vers le cimetière du monastère, dormant paisiblement dans sa touloupe de peau de mouton. Par chance, le gel n’était pas très fort ce jour-là, de sorte qu’emballé dans sa touloupe et enfoncé dans la neige, Pëtr ne pouvait congeler, surtout qu’il était ivre mort.
Toute cette histoire finit bien. Matouchka Higoumène, (qu’aurait-elle donc fait sans Kondrat pour assumer les travaux du monastère!), lui donna un avertissement, et l’affaire fut close. Mère Ioasapha, qui bouda un peu Kondrat pour le traitement qu’il avait réservé à son frère, s’apaisa bien vite et recommença à le faire venir à la ferme comme auparavant lorsque quelque chose devait être remis en ordre. Au début, les sœurs et les clercs du monastère prirent la chose avec une certaine dose d’anxiété et prièrent. Mais après que l’incident fût clos, il le considérèrent comme une anecdote monastique supplémentaire, qui au fil du temps fut enrichie de détails que je n’avais pas entendus de la part de Kondrat lui-même.
Kondrat se dévoua énormément pour le monastère, et lorsqu’il devint malade, et que ses jambes ne lui obéirent plus, Matouchka Higoumène et les sœurs continuèrent à le soutenir matériellement, et par leurs prières.
Cela fait déjà longtemps que la longue silhouette de Kondrat ne se profile plus dans le monastère. Il décéda. Et son nom fut inscrit dans le synodikon du monastère, afin qu’il fût commémoré éternellement. Pour les prêtres qui ne le connurent pas personnellement et qui mentionnent son nom lors de la proscomidie, ce nom signifie seulement qu’un homme s’appelant ainsi vécut jadis, mais pour ceux qui le connurent, ce prénom rare suscite chez eux un doux et bon sourire, et un sentiment chaleureux pendant la prière.
Traduit du russe
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